Dimanche 9 mai, dans la marche parisienne pour le climat et contre la loi vide de sens en cours d’examen parlementaire, les percussions des batucadas jouent fort. Leur volume sonore contraste avec la sagesse des slogans affichés sur les pancartes et les banderoles : « loi votée = zéro pointé », « pour une autre loi climat », « loi climat = loi caca ».
Des panneaux décomptent les propositions de la Convention citoyenne pour le climat absentes du texte législatif. À l’exception des slogans drôlissimes apparus lors des fridays for future des lycéen·ne·s, tout ou presque tourne autour de la loi Climat et résilience.
Peu de chants, pas de cris. Pas de tags rageurs sur les murs. Seules des affiches publicitaires de banques détournées en « addicts aux énergies fossiles » et collées tout au long du parcours créent un paysage d’indignation. Des dizaines de milliers de personnes marchent sagement dans les rues de la capitale.
« Une fois encore, le succès de cette marche démontre que le mouvement climat est devenu un mouvement social d’ampleur en France, qui a permis de démocratiser l’enjeu climatique dans l’ensemble de la société »,déclare la porte-parole d’Alternatiba, une des organisations à l’origine de la marche, dans un communiqué victorieux.
Mais rassembler une foule suffit-il à créer un mouvement social ? Et peut-on crever l’inertie institutionnelle sans établir de rapport de force ? Derrière la banderole de tête, le documentariste et garant de la Convention citoyenne Cyril Dion dit qu’« [i]l vaut mieux une mauvaise loi “Climat” que pas de loi du tout ».
On pourrait pourtant rouvrir la question qu’il semble si vite vouloir refermer : est-ce vraiment mieux ? Compte tenu du nombre de lois, décrets, règles et principes constitutionnels déjà existants, était-il si important de voter une loi inutile sur un sujet vital ?
C’est la réussite de l’exécutif dans la séquence ouverte depuis l’annonce de la création de la Convention citoyenne pour le climat : réduire la discussion publique aux compétences des 150 personnes tirées au sort, puis à ses résolutions, puis à ce qu’il en reste dans la loi. Le détournement politique du drame climatique a parfaitement fonctionné. L’innovation démocratique de cette convention, réelle et féconde pour ses participant·e·s, a été mise au service du rouleau compresseur de la communication gouvernementale.
Même insatisfaits et critiques, les défenseurs de la convention continuent de ne parler que de cela. En s’engouffrant dans la brèche de cette déception collective, les ONG et collectifs organisant les marches pour le climat sont aussi tombés dans le piège. Il n’y a rien à attendre sur le climat d’un pouvoir aussi sourd et aveugle à la gravité des destructions environnementales et de l’écocide en cours.
De conférence de presse en marche de masse, les associations écologistes dénoncent les insuffisances de la politique du gouvernement. Elles se répètent et désamorcent leurs discours à force de scruter des mesures insuffisantes. Elles s’engluent dans un dispositif institutionnel qui se retourne contre elles.
C’est une problématique bien connue des mouvements anti-nucléaires, aspirés par des dispositifs de démocratie participative sans aucun pouvoir de décision, qui les usent et les noient dans des interfaces bureaucratiques sans prise avec le réel.
Il y aurait pourtant une tout autre scène à rendre visible : la catastrophe en cours, en arrière-plan des demi-mesures de l’exécutif français. Le 3 avril, l’Observatoire du Mauna Loa, à Hawaï, a mesuré le taux de dioxyde de carbone dans l’atmosphère : 421 parties par million (ppm). C’est la première fois dans l’histoire de l’humanité que ce taux dépasse 420 ppm. Le franchissement de ce seuil signifie que les humains sont à mi-chemin d’émettre deux fois plus de CO2 qu’avant l’ère industrielle.
La fonte des glaciers en raison du réchauffement de la planète atteint un tel niveau que des chercheurs se demandent si ce phénomène n’est pas en train de modifier l’axe de la Terre. Des scientifiques travaillent désormais l’hypothèse de points de bascule du climat : certains phénomènes tels que la fonte de la calotte glaciaire arctique, du pergélisol (le sous-sol gelé) ou le ralentissement du Gulf Stream pourraient avoir des effets en cascade, systémiques et irréversibles.
La forêt amazonienne subit une telle dégradation, notamment en raison de la déforestation, dans sa partie brésilienne qu’elle est devenue émettrice de CO2, d’après un récent article de Nature.
Pendant ce temps, le gouvernement annonce sa volonté d’urbaniser le triangle de Gonesse, ces terres agricoles dans le Val-d’Oise défendues depuis 10 ans par le mouvement écologiste. L’artificialisation des terres est l’une des principales sources de gaz à effet de serre. C’est une cause massive et mondiale de destruction de la biodiversité, comme l’a rappelé laPlateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) en 2019.
En Haute-Loire, le conseil régional de Laurent Wauquiez veut aménager une déviation de la RN88 qui impacterait 29 fermes de moyenne montagne et 140 hectares de terres. À Montpellier, le département veut construire une liaison intercantonale d’évitement nord qui détruirait 70 hectares d’espaces naturels et agricoles, selon le collectif SOS Oulala.
À Besançon, la mairie veut construire un écoquartier sur des jardins ouvriers. À Aubervilliers, les JO financent une piscine d’entraînement olympique sur 4 000 m2 de jardins ouvriers. À Dijon, la mairie expulse le jardin collectif de l’Engrenage dans un quartier populaire pour faire place au chantier d’un écoquartier. Et envoie les machines évacuer la terre et y faire des trous, pour s’assurer qu’aucun potager n’y reviendra. Le journal Le Monde révèle les liens financiers entre le pétrolier Total et la junte birmane. Quelques jours plus tard, le groupe annule une campagne publicitaire, dans un geste manifeste de rétorsion. Où est passée la colère contre ces abus répétés et systémiques ?
Ce ne sont ni des errements locaux ni des dysfonctionnements ponctuels. Ce sont des attaques continues contre le vivant. Ce sont les lignes rouges de l’Anthropocène et de l’écocide en cours. Et elles sont franchies en permanence par les décideurs politiques et économiques.
C’est un problème systémique qui ne se résume ni à une loi ni à un gouvernement. En 2009, à Copenhague, le mouvement pour la justice climatique défilait derrière une banderole « Changeons le système, pas le climat ! ». En Allemagne depuis 2015, le mouvement Ende Gelände rassemble des centaines de personnes pour bloquer des infrastructures de l’industrie du charbon.
Pour sortir de l’impuissance climatique, il faut nommer les bons adversaires et embrasser la juste échelle d’action. Cela requiert une réflexion stratégique collective et à long terme qui accepte l’idée de confrontation, de blocages et de luttes concrètes. Sinon, les manifestant·e·s quitteront les mobilisations pour le climat. Et la destruction du milieu de vie se poursuivra, malgré toutes les fausses promesses et tout le greenwashing du monde.
Jade Lindgaard