« Non au putsch électoral ! Non, non, non ! ». Tenu au col par un policier, encerclé par six autres, imperturbable, caméras braquées sur lui, il poursuit son plaidoyer. La scène se déroule le 6 juillet 2017. Dans le centre-ville de Dakar, quelques dizaines de militants se sont rassemblés aux abords de la place Soweto. À quelques pas de là, entre les quatre murs de l’Assemblée nationale, dont 80 % des sièges sont acquis à la coalition gouvernementale Benno Bokk Yakaar du président Macky Sall, la modification de l’article L78 du code électoral est en train d’être votée. À moins d’un mois des élections législatives, cette mesure permettrait aux électeurs sénégalais de n’entrer dans l’isoloir qu’avec cinq bulletins de vote sur les quasi-cinquante prévus. « Une forfaiture ! », reprend, malgré son arrestation, l’homme au t-shirt noir — avec inscrit « je vote non » en lettres majuscules —, directeur de campagne de la coalition Ndawi Askan Wi dirigée par l’opposant Ousmane Sonko. « Il est inacceptable qu’à vingt-cinq minutes d’un match de football, une des parties dise qu’il va changer les règles ». À peine conclut-il sa phrase qu’il disparaît derrière les grilles d’un fourgon de police dans lequel on l’introduit de force.
Depuis, en moins de quatre ans, Guy Marius Sagna aura fait des dizaines de gardes-à-vue et passé, à trois reprises, plusieurs mois en détention préventive. Toutes débouchèrent sur des remises en liberté provisoire après d’intenses pressions nationales et internationales pour sa libération. Malgré la gravité des chefs d’inculpation — « fausse alerte au terrorisme », « organisation de mouvement insurrectionnel » ou encore « provocation à la commission de crimes et délits » —, le doyen des juges Samba Sall les lui accorda sans procès ni jugement. De quoi s’interroger, donc, sur les réels motifs derrière ces arrestations à répétition. Beaucoup y voient une volonté du président Macky Sall d’intimider les voix critiques de son régime, lui qui affichait en 2015 son intention de « réduire l’opposition à sa plus simple expression ». Plusieurs de ses affidés, comme Baba Tandian et Ibrahima Sène, accusent ainsi le militant du Frapp (Front pour une révolution anti-impérialiste populaire et panafricaine) d’avoir une « posture [qui] met en péril une certaine tradition du Sénégal d’être une terre d’hospitalité » ou de « ressasser des concepts ronflants d’anti-impérialisme français et d’un panafricanisme vidé de son contenu libérateur et intégrateur », « infantilisme de gauche qui a toujours fait le jeu des oppresseurs ».
Pour Guy Marius Sagna, fraîchement sorti de sa troisième liberté provisoire en moins de deux ans, « c’est expressif du fait que le néocolonialisme, l’impérialisme a peur parce qu’il y a au Sénégal une situation inédite. Cette manière de sortir dans la rue, de se mobiliser est le résultat d’un travail auquel plusieurs organisations ont contribué ; des organisations dites nationalistes, patriotiques, panafricaines, anti-impérialistes. Il faut transformer radicalement la relation entre l’Afrique et le reste du monde. Mais il faut également transformer les relations entre les peuples, les citoyens et les élites qui accèdent au pouvoir. Nous avons des États qui sont pris en otage par des élus, qui ne sont pas des serviteurs [des peuples] à cause du système politique ».
Mobiliser la rue
L’une des campagnes les plus conséquentes de ces dernières années aura été la mobilisation contre le franc CFA (Communauté financière africaine, anciennement « Colonies françaises d’Afrique »), rouage central du système de la « Françafrique ». Forcé à sortir du silence dans lequel s’étaient emmurées les autorités françaises depuis des décennies, le président Emmanuel Macron annonça en grande pompe « la fin du franc CFA », aux côtés de son homologue ivoirien Alassane Ouattara, en décembre 2019 à Abidjan. « L’esprit de la réforme du franc CFA est “tout changer pour que rien ne change” », note cependant l’économiste Ndongo Samba Sylla, camarade de lutte de Guy Marius Sagna. « La réforme annoncée par le duo Macron-Ouattara est une réforme administrative, principalement symbolique. Elle n’apporte aucun changement substantiel au cadre existant. Son changement en Eco n’a aucune portée opérationnelle, c’est de la poudre aux yeux ».
Au-delà de la question aussi symbolique que concrète du franc CFA, Guy Marius Sagna réaffirme que le combat que mène le Frapp, l’organisation qu’il cofonda en février 2018, se situe dans la reconquête plus large d’une souveraineté confisquée. « En créant le Frapp, nous avions dit : nous voulons contribuer à mettre au cœur du débat politique, économique et social les questions de souveraineté – souveraineté économique, monétaire mais aussi populaire, démocratique », soutient-il. « C’est pourquoi depuis des décennies, nous sommes aux côtés des animateurs polyvalents des cases des tout-petits [enseignants de la maternelle du public], des sans salaires. Nous avions barré la route nationale de Tambacounda, après des mois de lutte restée vaine. De 2012 à maintenant, il y a près d’un millier d’animateurs qui ont été formés et perçoivent des salaires grâce à ces luttes. Nous avons aussi été aux côtés d’autres acteurs en lutte, des contractuels de la Senelec (Société nationale d’électricité du Sénégal), des travailleurs licenciés arbitrairement qui ont pu être recrutés à nouveau, ainsi que des travailleurs comme ceux du centre d’appel PCCI [multinationale spécialiste des relations clients], restés quatorze mois sans salaire ».
Refus des accords de partenariats économiques (APE), départ des troupes militaires étrangères installées au Sénégal, refonte structurelle de la police, campagnes de soutien aux victimes de spoliation foncière et travailleurs aux arriérés de salaires impayés, débaptisation de rues et déboulonnement de statues honorant esclavagistes et colonialistes : autant de positions à contre-courant de l’exaltation actuelle autour des idées d’« émergence » et de « croissance à deux chiffres » : des illusions pour la grande majorité de la population sénégalaise. Invité d’honneur du Medef (Mouvement des entreprises de France) en juillet 2020, Macky Sall brossait ainsi, devant le patronat français, le portrait d’une « Afrique en construction, source d’opportunités et d’investissements ». Une extraversion insoutenable pour Guy Marius Sagna : « Le libre-échange, c’est une loi qui permet aux gros poissons de manger les petits poissons », lance-t-il. « C’est un boulevard ouvert aux entreprises et multinationales capitalistes occidentales. On parle d’entreprises de droit sénégalais, mais c’est juste le lieu de création qui font que ces entreprises sont sénégalaises ! Les capitaux et les propriétaires ne sont même pas africains ».
« Le membre d’une classe peut choisir le suicide révolutionnaire, pour parler comme Amílcar Cabral. Mais une classe en tant que classe ne se suicide jamais », poursuit le militant du Frapp. « La bourgeoisie bureaucratique parasitaire sénégalaise, soumise à l’impérialisme en général, n’acceptera jamais de gaieté de cœur que le Sénégal bascule dans le camp du panafricanisme, de l’anti-impérialisme. Le Sénégal, c’est la “vitrine démocratique” de la “Françafrique” ; la Côte d’Ivoire, c’est la “vitrine économique” de la “Françafrique”. Si un seul de ces deux pays sort, la “Françafrique” s’écroule ».
Une longue histoire de luttes
À bien des égards, le discours de Guy Marius Sagna fait écho à celui que portaient les mouvements de gauche des années postindépendance. Au Sénégal, ils furent contraints à la clandestinité et soumis à une répression sévère sous le parti unique de l’Union progressiste sénégalaise (UPS). Il n’est pas étonnant, donc, d’apprendre que « ce sont ces militants de gauche — Birane Gaye, Assane Samb, Fodé Roland Diagne — qui ont pris en charge [sa] formation à partir de l’âge de 11-12 ans ». « Par la suite, s’y sont ajoutés des militants comme Alla Kane, Moctar Fofana Niang, Madièye Mbodj, Jo Diop, Malick Sy, Ousseynou Ndiaye, etc. Donc, depuis mes 11 ans, je ne suis jamais sorti des organisations de gauche, ni des échanges d’information dont j’ai bénéficié de militantes et militants de gauche ». D’autres figures combattantes historiques telles que Aline Sitoé Diatta, Lamine Arfang Senghor, Biram Yacine Boubou ou encore Cheikh Anta Diop viennent compléter la toile.
Le portrait de l’une d’entre elles, Omar Blondin Diop, trône d’ailleurs dans la pièce principale du siège du Frapp. Jeune philosophe hétérodoxe, Blondin Diop s’était formé à la lutte armée en 1971 au cours d’un périple intercontinental censé aboutir à la libération de ses camarades prisonniers politiques. Un an et demi après son arrestation pour « atteinte à la sureté de l’État », torturé à répétition, il sera retrouvé mort dans sa cellule. « C’est un artiste qui, pour nous soutenir, a fait ce tableau et nous l’a offert. S’il s’agissait de la figure d’un autre individu, nous ne l’aurions certainement pas accepté comme cadeau », explique Guy Marius Sagna. « Mais nous pensons qu’Omar Blondin Diop mérite de trôner en bonne place dans le siège du Frapp. Il nous inspire parce que, justement, nous pensons que c’est au peuple en général de se battre pour sortir de l’oppression. Et, que ce soit en théorie comme en pratique, Omar Blondin Diop a incarné cela, jusqu’au sacrifice suprême ».
L’occasion d’évoquer également l’héritage du président Léopold Sédar Senghor, dont le régime s’était efforcé de présenter la mort de Blondin Diop comme un suicide malgré les éléments accablants de l’enquête judiciaire. À rebours du récit officiel présentant la « marche pacifique » du Sénégal vers l’indépendance, en opposition à des pays comme l’Algérie, le Cameroun ou la Guinée voisine où la rupture avec la France coloniale fut plus radicale, Guy Marius Sagna soutient que peu de choses ont réellement changé en soixante ans. « J’entends souvent dire que Senghor nous a légué un État. Mais [il s’agit] d’un État néocolonial. Et pour qu’il y ait un État néocolonial aux fondements solides, il fallait nécessairement qu’il “réduise la résistance à sa plus simple expression”. Je pense qu’il avait le meilleur profil pour continuer à faire du Sénégal un “Little Paris”. La France avait besoin de partir pour mieux rester. Quand nous voyons ce que nous vivons, vous avez l’impression — même si aujourd’hui il y a les réseaux sociaux et tout cela — qu’il n’y a quasiment rien de changé. Nous sommes quasiment dans les mêmes dispositions, dans les mêmes contextes que dans les années 1950-1960 ».
À commencer par les méthodes de répression et d’intimidation des régimes successifs depuis l’indépendance nominale. En février dernier, pas un jour ne passait sans que les forces de l’ordre n’arrêtent des opposants au gouvernement de Macky Sall. Et lorsqu’éclatèrent en début mars les « cinq coléreuses », soulèvement populaire d’une ampleur inédite exprimant le ras-le-bol généralisé de la jeunesse sénégalaise face à la gestion du pays par ses élites, la réaction des autorités fut brutale : tandis que l’armée fut dépêchée dans certaines régions, de nombreux témoignages et vidéos diffusées en ligne révélèrent le déploiement de miliciens en civil, munis de gourdins et d’armes à feu, terrorisant les manifestants. En moins d’une semaine, plus d’une dizaine de personnes en sont mortes et des centaines blessées. À ce sujet, Guy Marius Sagna est catégorique : « Nos forces de défense et de sécurité sont néocoloniales, les héritières de la France coloniale. Il faut avoir des troupes à sa portée qui puissent faire le job au moment où il faut. Sanctionner des agents, c’est compromettre demain, quand vous aurez besoin d’eux pour tirer sur la résistance ».
Comment s’extirper, donc, du bourbier néocolonial ? Pour le militant, cela passe nécessairement par la souveraineté totale des peuples africains : « Il nous faut sortir de l’impérialisme et avoir des États qui garantissent et assurent la souveraineté monétaire, commerciale et militaire : toutes les souverainetés. Même cette langue que nous utilisons qu’est le français, il faut qu’on en sorte. En éduquant nos enfants avec une vision différente de la vie, on en fait des petits Français. Et donc, au lieu de porter des chaussures de Ngaay [sandales en cuir], comme celles-là que je porte, on va préférer porter Italien ou Français. Au lieu de manger du fondé [bouillie de mil], utiliser notre mil, notre sorgho, notre maïs, on va préférer manger du camembert. Il nous faut donc arracher cette souveraineté-là. Sans souveraineté, il n’y aura pas de sortie du sous-développement et de la pauvreté ». Mais, assure-t-il, « le projet d’un Sénégal souverain, pour être viable et durable, ne se fera que dans une Afrique unie et souveraine. Personnellement, je ne ferai pas la fine bouche si déjà le Sénégal et la Gambie et la Mauritanie, ou le Sénégal et la Guinée, décidaient aujourd’hui d’avoir un État fédéral. Il ne nous faut sous-estimer absolument rien ».
Il ne s’agit pas non plus, pour Guy Marius Sagna, d’accueillir à bras ouverts n’importe quel projet d’unité du continent africain. « Je suis de ceux qui pensent que même l’Afrique-Équatoriale française et l’Afrique-Occidentale française représentaient une forme d’unité africaine. Mais une unité au service de l’impérialisme », fustige-t-il. « Ce n’est pas de cette unité-là — d’une Union africaine dont le siège est financé et les micros écoutés par la Chine, dont le budget, comme celui de la Cedeao (Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest), vient plus de l’Union européenne et des États-Unis — dont on a besoin. On a besoin d’une Afrique souveraine, déconnectée du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale, de l’Organisation mondiale du commerce, des accords de pêches et autres accords de partenariat économique (APE) avec l’Union européenne, des présences militaires étrangères. Une unité africaine qui puisse avoir une politique commune en termes d’emploi, d’agriculture, d’éducation ».
Depuis les années 2000, le discours ambiant sur l’Afrique est passé d’un paternalisme assumé évoquant la fatalité d’un continent prétendument maudit par la misère et le désespoir économiques à un opportunisme vicieux lorgnant les matières premières d’un continent considéré comme un foyer de nouveaux marchés. Une Afrique extérieure à elle-même, conspuée ou convoitée selon les époques, abordée uniquement à travers le prisme capitaliste, un « système qui ne peut fonctionner que par l’oppression de la majorité dans les centres capitalistes et l’oppression de la majorité dans les périphéries », selon la formule de l’économiste Samir Amin que Guy Marius Sagna cite volontiers. Ainsi, face à la pression que suscitent l’ouverture des marchés africains à travers des initiatives comme la Zone de libre-échange économique africaine (ZLECA) ou encore les tentatives de cooptation par la France du projet de monnaie unique ouest-africaine, le militant lance un appel à la mobilisation : « Ce sont les peuples qui font l’histoire, personne d’autre [que lui-même] ne viendra le sauver ». Quelques semaines après le soulèvement populaire du mois de mars au Sénégal, Guy Marius Sagna garde espoir : « Les voix de la révolution, de la libération ou de l’émancipation sont insondables. C’était peut-être la bande d’annonce d’une prochaine lutte beaucoup plus importante ».
Florian Bobin Chercheur en histoire africaine, Florian Bobin étudie les luttes de libération et la violence d’État au Sénégal au XXe siècle.
Abonnez-vous à la Lettre de nouveautés du site ESSF et recevez par courriel la liste des articles parus, en français ou en anglais.