Il n’y pas lieu que le débat sur l’Universalisme soit réduit à l’alternative entre la relativité et l’universalité des droits. Il est certain que ce n’est pas sur ce terrain que se situent en général les principaux désaccords : il n’y a – a priori – aucun doute sur le fait que nous sommes nombreux-ses à avoir en commun la défense de droits égaux universels.
Mais dès qu’il s’agit de notre rapport avec « l’Universalisme » et avec « l’Humanisme des Lumières », et plus précisément avec la dimension politique de ces concepts ou notions, les choses se compliquent. Car convenons déjà que, du moins sur ce plan politique, c’est à l’héritage des Lumières radicales1 qu’il faut plutôt nous référer pour nous situer à cet égard dans la perspective égalitariste et démocratique. Perspective articulée à un humanisme qu’on peut définir comme un humanisme conséquent. Ce qui est un premier signe, d’une part que les choses ne sont pas aussi simples qu’il n’y paraît de prime abord, et d’autre part qu’il convient de se garder de trop manier dans ce débat des notions conçues comme des instances homogènes et intangibles, au risque sinon de les réifier, mais également d’en ignorer les contradictions et les apories.
De même, l’opposition entre l’Universalisme et un relativisme considéré comme désagrégateur de l’unité de l’humanitécorrespond dans une certaine tradition intellectuelle contemporaine, au clivage entre « Lumières » et « Anti-Lumières ». Mais à nouveau, quand on y regarde de plus près, les choses sont plus compliquées. En particulier lorsque l’on considère de quelle manière la perspective universaliste des droits naturels de l’homme, issue des Lumières, trouve à se réaliser dans la configuration politique concrète de l’état-nation moderne. Car comme le remarquait Hannah Arendt dans son livre sur l’impérialisme2 :
« La conception des Droits de l’Homme, fondée sur l’existence reconnue d’un être humain en tant que tel, s’est effondrée dès le moment où ceux qui s’en réclamaient ont été confrontés pour la première fois à des gens qui avaient bel perdu tout le reste de leurs qualités ou liens spécifiques – si ce n’est qu’ils demeuraient des hommes. Le monde n’a rien vu de sacré dans la nudité abstraite d’un être humain »3.
On ne peut de manière plus claire souligner que les Droits de l’Homme ne confèrent en pratique aucun droit à ceux qui sont dépourvus de citoyenneté et que, dès lors, les fondements mêmes de ces droits dans la référence à l’Humanité abstraite se sont avérés dans l’histoire des plus fragiles. Elle en concluait amèrement à la confirmation ironique et paradoxale des arguments « anti-universalistes » que Burke4 opposait à la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen et à la Révolution française lorsqu’il affirmait que les seuls droits ayant quelque consistance étaient « les droits de l’Anglais ». C’est qu’en effet l’acte de naissance des « Droits de l’Homme » était aussi celui de la nation moderne. Autrement dit, écrit Arendt, « (…) à peine l’homme venait-il d’apparaître comme un être émancipé et complètement autonome, portant sa dignité en lui-même sans référence à quelque ordre plus vaste et global, qu’il disparaissait aussitôt pour devenir membre d’un peuple ». Et elle souligne aussitôt le paradoxe qui donne paradoxalement raison à Burke, que « la déclaration des droits humains inaliénables (…) se référait à un être humain abstrait »5.
Même en adoptant le point de vue inverse à celui d’Arendt ici dans sa critique des Droits de l’Homme, pour souligner au contraire que la Révolution française a réalisé ces droits (ou certains d’entre eux) comme des droits positifs en les fondant dans le cadre, limité certes mais réel, de la citoyenneté, on n’échappe pas pour autant à la dichotomie, inscrite dans la situation elle-même et pointée à raison par la philosophe, entre « l’homme » et le citoyen de l’état-nation.
Dès lors comment interpréter ici l’héritage des Lumières et quelles leçons en tirer ? Sinon en tenant compte de son caractère contradictoire ? En fait, ni du point de vue du contenu concret à donner à l’universalisme, ni du point de vue de l’alternative entre un humanisme théorique (ou abstrait) et un humanisme conséquent, la référence à l’héritage des Lumières n’est suffisante pour fixer le cadre de notre rapport sur le terrain politique avec l’universalisme. Se référer aux Lumières, bien qu’en effet elles représentent une rupture radicale, ne suffit pas pour donner un contenu politique émancipateur à l’universalisme dont nous nous revendiquons. En ce sens (ou de ce point de vue) nous nous situons (nous devrions nous situer en tout cas) à l’égard de la tradition universaliste et humaniste des Lumières dans une perspective critique au sens que lui donne la Théorie critique.
Pour une critique de l’universalisme des Lumières
On entend dire que la déclaration selon laquelle tous les êtres humains naissent libres et égaux en droit est, en dépit de son abstraction, « révolutionnaire en son universalisme ». Comme principe déclaré devant fonder l’existence sociale et politique elle l’est incontestablement. De ce point de vue il s’agit en effet d’une abstraction susceptible d’une force effective et d’une action réelle. Nul besoin d’ailleurs pour le reconnaître de l’opposer à différentes antithèses regroupées sous les auspices du « relativisme », mais qu’on pourrait également caractériser d’autres façons.
Ce qui fait débat ce n’est donc pas l’abstraction des principes déclarés. Le débat entre nous n’opposent pas ceux qui leur dénient toute efficacité au prétexte de leur abstraction à ceux qui leur en reconnaissent une. Ce qui est (ou devrait être) en jeu c’est la révision critique des principes eux-mêmes etle jugement politique que nous portons sur eux en fonction de cette révision dans l’expérience politique et historique que nous faisons. C’est pourquoi, sauf à suspendre en fait tout jugement – en distinguant d’un côté des principes révolutionnaires et de l’autre une réalité décevante – on ne peut s’arrêter au constat attristé de leur écart avec la réalité actuelle ou passée. Limitation que la formule répandue, « Il y a loin de la coupe aux lèvres » est susceptible de contenir à notre avis.
Il n’est pas douteux donc que cette critique et ce jugement sont nécessaires. Il en va à cet égard des principes hérités des Lumières comme des autres principes, et pour les mêmes raisons, indépendamment de leur caractère progressiste plus ou moins radical. Il en va ainsi de tous les principes et de toutes les conceptions politiques en réalité. De l’internationalisme prolétarien par exemple. Nier cette évidence reviendrait à nier toute conséquence sur les principes à l’expérience historique et politique. Ce serait nier en fait toute conséquence critique à l’expérience liée directement au combat pour la réalisation de principes quels qu’ils soient, et en l’occurrence pour la réalisation de ces principes particuliers, et tout l’effort ultérieur de révision et d’enrichissement théorique et pratique, réalisé par les mouvements pour l’émancipation et fondé sur la critique de ces mêmes principes.
Par conséquent si cette critique est nécessaire (ce qui paraît une évidence), il ne fait aucun doute que parler – à partir de l’acquis historique de l’universalisme des Lumières – d’un Universalisme homogène, conçu comme un principe intangible qui n’est le lieu d’aucune contradiction, qui n’est sujet à aucune révision, l’objet d’aucune controverse légitime, ni d’aucun enrichissement théorique et pratique et qui ne sera enfin l’objet d’aucun dépassement positif résultant de sa critique concrète dans l’expérience – bref pour lequel le seul enjeu est sa pleine réalisation attendue du progrès de l’histoire – n’aurait aucun sens.
Dès lors, dans la perspective démocratique radicale qui est la nôtre, articulée à une conception égalitaire, bien plus qu’unitaire, de l’humanité (un « humanisme conséquent »), perspective qui est celle qui vise à donner un contenu concret à l’universalisme politique, nous ne pouvons souscrire à une représentation figée de l’universalisme, même sous les auspices progressistes de l’universalisme des Lumières. D’ailleurs parler de relativisme pour désigner comme contraire absolu de l’universalisme toute sorte de trahisons (racisme, sexisme, naturalisation des inégalités sociales, colonialisme, etc.) qui s’expriment en son sein-même, de l’intérieur, est une manière précisément de masquer ce fait essentiel que ses contradictions lui sont internes.
Traduire, actualiser, réviser les principes
C’est en raison de cette perspective historique et critique sur les principes et les conceptions selon lesquelles nous agissons, que l’affirmation par exemple selon laquelle, s’il y a bien plusieurs façons de le devenir, il n’y a toutefois qu’une seule façon d’être féministe ou antiraciste, pose problème et réclame une discussion approfondie. Ecartons tout de suite un faux-débat : il ne saurait exister aucun féminisme ni aucun antiracisme qui ne se réfère à une conception radicalement égalitaire de l’humanité et on ne peut envisager aucune façon d’être féministe ou antiraciste qui s’écarte de ce fondement principiel. Mais cela suffit-il à soutenir l’affirmation précédente ?
Bien sûr les contradictions contre lesquelles nous luttons et avec lesquelles nous nous débattons dans la période, dans leur multiplication même, reflètent surtout l’action des processus de division résultant du système global de domination et d’exploitation. Ce fait représente un problème dont la résolution est cruciale dans le combat pour l’émancipation. Mais si celle-ci est possible, elle ne peut pas dépendre exclusivement de la conservation de nos principes et conceptions. Car nos façons contemporaines d’être féministes ou antiracistes (ou internationalistes, etc.) ne peuvent pas ni ne rien intégrer, ni ne rien mettre en débat de ce qui résulte de la critique des principes politiques et plus largement des conceptions selon lesquelles nous agissons. Cela n’a rien à voir avec l’idée que tous les principes et conceptions se valent et qu’il n’y a lieu d’opérer aucune discrimination vis-à-vis de l’erreur ou de la trahison. Affirmation dont il est évident qu’elle est incompatible avec l’idée même de critique. Mais convenons que cette critique est nécessairement impliquée par l’action politique et l’expérience historique de celles et ceux qui réfléchissent et qui luttent pour leur émancipation et qu’elle implique un effort permanent d’actualisation et de traduction. D’ailleurs si tel n’était pas le cas, ni la critique socialiste, ni la critique féministe, ni aucun effort de renouvellement et d’élargissement critique, n’auraient jamais vu le jour.
Le processus de révision et d’actualisation est donc permanent et consubstantiel à la politique et à l’histoire. Sinon les principes restent en effet des principes abstraits. Et nos conceptions demeurent inopérantes. L’effort – et pas seulement le nôtre ! – pour les traduire et pour leur donner une consistance réelle dans l’action politique implique cette actualisation et cette révision.
Prenons donc l’exemple du féminisme et du contenu des combats qui se mènent en son nom et convenons d’abord que le chemin pour l’égalité emprunte parfois des voies inattendues. Quand l’Eglise Anglicane décide d’ordonner des femmes comme évêques, c’est incontestablement un progrès dans le sens de l’égalité, quoiqu’on pense par ailleurs des religions et des clergés. Il en va de même de l’accès au mariage et à la parentalité pour les homosexuel.les, quoiqu’on pense de l’institution civile du mariage. Et il en irait encore de même si des églises admettaient le mariage homosexuel. Surtout, pour s’en tenir au féminisme, des luttes pour le droit de vote aux luttes pour l’emploi et le salaire (contre la majorité du mouvement ouvrier – masculin), pour la maîtrise par les femmes de leur fécondité et de leur sexualité, jusqu’ à la mise en cause des rapports de domination dans la vie sociale quotidienne et dans la vie privée (le privé est politique) ainsi qu’à la prise en compte de leur violence et de ses effets (violences conjugales, culture du viol), c’est bien le contenu même de l’égalité qui est transformé et élargi, souvent au prix d’un bouleversement profond des cadres existants. Si le principe abstrait éclaire la lutte, c’est elle qui lui donne son contenu en constante évolution.
Pour un universalisme critique, de l’égalité et de la pluralité
Le combat antiraciste a connu le même mouvement que le féminisme : c’est le contenu même de l’égalité qui a été percuté, puis transformé et élargi par les mouvements d’émancipation, dans des processus qui, sans rompre avec la perspective universaliste, l’ont enrichi de manière critique pour donner un contenu plus concret et moins normatif à l’humanisme. A de très nombreuses reprises Aimé Césaire s’est exprimé sur sa relation avec ces catégories en insistant sur le fait qu’au travers de l’affirmation de sa négritude, il avait trouvé le chemin d’un humanisme et d’un universalisme concrets dans ses engagements liés à son expérience particulière de l’oppression et à la lutte pour l’émancipation noire. Dans une interview de 1997, lisible sur le site de l’Unesco il déclarait :
« Pour être universel, nous disait-on en Occident, il fallait commencer par nier que l’on est nègre. Au contraire, je me disais : « plus on est nègre, plus on sera universel ». C’était un renversement. Ce n’était pas le : ou bien, ou bien. C’était un effort de réconciliation. Une identité, mais une identité réconciliée avec l’universel. Chez moi, il n’y a jamais d’emprisonnement dans une identité. L’identité est enracinement. Mais c’est aussi passage. Passage universel ».
Il ne s’agit donc pas de remettre en cause le principe universaliste d’une humanité commune. Mais il faut, tout le monde en convient, lui donner un contenu concret dans l’égalité et la pluralité. Pour cela il faut déjà le saisir comme une construction en constant renouvellement, éclairée par les luttes et les chemins particuliers qu’empruntent les individus et les groupes pour s’émanciper. Bref, par l’action des opprimé.es elles/eux-mêmes. Sans que jamais (du moins dans notre camp) le principe ne soit détruit. Frantz Fanon (si souvent utilisé à contresens) l’exprime à sa manière synthétique : « Nous estimons qu’un individu doit tendre à assumer l’universalisme inhérent à la condition humaine »6. Une perspective qui correspondrait au processus « d’universalisation de nos identités » dessiné par Edouard Glissant dans son texte de 2005 sur la créolisation7.
C’est donc une perspective universaliste d’émancipation à la fois pratique et critique, y compris parce qu’elle est avertie des ruses de la domination, qui doit être défendue et constamment élargie. Dans ce cadre, de quelle égalité parle- t-on en réalité ? Les sciences biologiques, et par conséquent les Lumières en ce qu’elles ont permis un envol décisif, donnent une base scientifique au positionnement de principe universaliste selon lequel il n’y a pas de races dans l’humanité.Mais en un sens qui n’est pas toujours sans équivoque cependant. Car pour autant nous savons bien que l’égalité réelle ne dépend pas de l’existence ou non du concept scientifique de race. Et que la racialisation ou non des rapports sociaux n’en dépend pas exclusivement non plus. De ce point de vue la référence à « l’humanisme » ne peut pas suffire.
En effet, comme le remarque E. Balibar8 :
« (…) c’est seulement en tant que « racisme » que l’impérialisme a pu se métamorphoser (…) en entreprise de domination universelle, en fondement d’une « civilisation » : c’est-à-dire dans la mesure où la nation impérialiste été imaginée et présentée comme l’instrument particulier d’une mission ou d’un destin plus essentiels, que les autres peuples ne peuvent pas ne pas connaître ». A juste titre il en conclue que « (…) le racisme théorique n’est nullement l’antithèse absolue de l’humanisme »et quece qui nous fait hésiter à l’admettre, à en tirer les conséquences,« c’est la confusion qui continue de régner entre un humanisme théorique et un humanisme pratique » 9. C’est pourquoi d’ailleurs il affirme que l’idée d’un racisme « sans race » n’est pas aussi révolutionnaire qu’on pourrait l’imaginer10 et que le conflit pour l’égalité, entre racisme et antiracisme, est susceptible de se dérouler « dans l’univers idéologique de l’humanisme, où la décision se fait d’après d’autres critères politiques que la distinction entre l’humanisme de l’identité et celui des différences »11. C’est pourquoi enfin il soutient que c’est seulement dans le cadre d’un « humanisme conséquent », c’est-à-dire soutenu par une éthique de la défense inconditionnelle des droits civiques, sans limitation ni exclusive, qu’il y a réellement incompatibilité entre l’humanisme et le racisme. Il conclut avec simplicité : « un humanisme pratique n’est tel aujourd’hui que s’il est d’abord un antiracisme effectif »12.
Tout cela peut paraître nous emmener bien loin des préoccupations concrètes que nous avons et relever d’un débat théorique abstrait sur l’humanisme, ou au contraire aller de soi et « enfoncer des portes ouvertes » si on considère qu’il s’agit de réaffirmer l’évidence pour nous qu’il n’y a pas d’humanisme conséquent sans référence à l’universalité et à l’égalité des droits. Et pourtant : la conjoncture actuelle justifie qu’on accorde le plus grand soin, théorique et pratique, à distinguer les catégories de l’universalisme et de l’humanisme du retournement qui peut en être fait dans le sens du racisme et de la xénophobie, autour du thème de la défense de la culture et de la civilisation occidentale.
Emmanuel Arvois, Samy Johsua
Notes
1 Expression utilisée entre autres par Yves Bénot, dans ses travaux sur les Lumières (sur Diderot notamment) et sur la question coloniale et l’esclavage dans la Révolution française.
2 Les origines du totalitarismes – T2 – L’Impérialisme.
3 Chapitre 5, partie II : « Sur la complexité des Droits de l’Homme »
4 Dans ses « Réflexions sur la Révolution française ».
6 Préface à « Peau noire, masques blancs ».
7 Interview republiée par Le Monde cet hiver au moment du décès de l’écrivain antillais.
8 Racisme et nationalisme, texte d’E. Balibar dans Race, Nation, Classe – Les identités ambigües, (écrit avec I. Wallerstein). 1ère partie : Le racisme universel.
10 Idem, Y-a-t-il « un néo-racisme ».
11 Idem, Racisme et nationalisme.
12 Idem, Racisme et nationalisme.