La situation tchétchène concentre un ensemble de facteurs qui expliquent le degré de violence inouï exercé contre les hommes qui ont des pratiques homosexuelles ou qui sont soupçonnés d’en avoir. Pour échapper à une répression qui, avant les purges étatiques, s’exerce au sein même des familles, des femmes qui dérogent à l’injonction au mariage et cherchent à vivre leur homosexualité sont amenées à quitter la République.
La répression des homosexuels n’est pas nouvelle. Le code pénal de la République tchétchène d’Itchkérie de 1996 a réintroduit la pénalisation de la sodomie (moujelojstvo) : empruntant ce terme au droit soviétique, l’article 148 s’inspire de la charia en prévoyant des châtiments corporels et, en cas de récidive, la peine de mort ou la prison à perpétuité. Pour saper l’influence des islamistes, les présidents Kadyrov père et fils ont fait de la lutte antiterroriste un mode ordinaire de gouvernement, tout en prônant un rigorisme religieux (lire « Le régime tchétchène se prévaut de l’islam pour mieux réprimer ») tout aussi hostile à l’homosexualité.
Reproduisant des stratégies rodées dans le cadre de la lutte contre les islamistes, les autorités mettent à l’index les familles et s’attaquent ainsi aux solidarités claniques. Certains détenus, accusés d’être gays, sont contraints à des aveux publics lors de « cérémonies de libération » auxquelles les hommes de leur famille sont également convoqués [1]. Le pouvoir a su habilement instrumentaliser les pratiques de contrôle social existantes. Dès 2008, M. Ramzan Kadyrov avait justifié les crimes d’honneur, en recrudescence en Tchétchénie comme ailleurs dans le Caucase. En exposant les homosexuels à l’opprobre, les autorités cherchent, souvent avec succès, à associer les clans familiaux à leur politique de répression, obligeant les victimes à fuir leurs proches, et parfois même à trouver refuge dans un pays étranger où elles n’auront pas à craindre les membres les plus zélés de la diaspora. Grâce à la complicité de membres de leur entourage, voire de certains policiers bienveillants — ce que rapporte Mme Elena Smirnova, l’une des responsables de l’association Urgence Homophobie, qui accueille des réfugiés tchétchènes —, plus d’une centaine de personnes auraient fui le pays en raison de leur orientation sexuelle. Leur nombre exact demeure difficile à évaluer, dans la mesure où elles peuvent préférer cacher les motifs de leur départ pour des raisons de sécurité.
L’état de guerre permanent a obligé les hommes à se conformer à une norme de virilité martiale. Celle-ci a encore renforcé les liens privilégiés qu’entretiennent traditionnellement les hommes dans les sociétés caucasiennes, où l’homosexualité est impensable. Deux guerres et la persistance d’une résistance clandestine dans les montagnes ont favorisé une proximité entre hommes dans les unités de combat : vécue sur le mode romantique de l’amitié masculine, elle a parfois pu entraîner des pratiques homosexuelles inavouables. Résultat : l’abîme s’est creusé entre les pratiques et des représentations de la sexualité qui se sont rigidifiées dans les années 1990.
La Tchétchénie, comme le reste de la Russie, hérite d’une longue tradition soviétique de déni de l’homosexualité. Après la parenthèse bolchevique, durant laquelle celle-ci fut dépénalisée (1917-1933), Joseph Staline a réintroduit en 1934 dans le code pénal un article de répression de la sodomie qui prévoyait jusqu’à cinq ans de camp en cas d’infraction. Si l’on ne dispose pas encore de toutes les statistiques pour la période 1934-1993, on compte pour les années 1970 une moyenne de 1 254 condamnations par an.
Les discours de haine, comme celui que tenait en 1934 le pape de la littérature soviétique Maxime Gorki — « Exterminez les homosexuels, le fascisme disparaîtra » —, restaient plutôt rares en URSS. Le pouvoir redoutait la publicité, même négative, de l’homosexualité, lui préférant de discrètes campagnes prophylactiques : médecins et policiers pouvaient travailler ensemble pour lutter contre les maladies sexuellement transmissibles ou pratiquer l’internement en hôpital psychiatrique pour cause d’orientation sexuelle « déviante » [2]. Il a fallu attendre 1999, soit six ans après la dépénalisation, pour que l’homosexualité ne soit plus considérée comme une maladie mentale par le ministère de la santé russe.
À mille lieues d’une tradition revendicative, beaucoup de Tchétchènes visés par les persécutions reproduisent cette vision pathologisante du désir homosexuel, qui se vit, comme durant la période soviétique, dans la clandestinité et la crainte de la délation, y compris par ses partenaires.
Invité à s’exprimer dans plusieurs médias russes, le ministre de l’information a affirmé que, « génétiquement », il était « impossible » que des Tchétchènes soient homosexuels, contrairement aux Européens, coupables d’indulgence envers ces « dégénérés » [3]. Tour à tour nié et décrié, l’homosexuel fait figure de traître à la nation tchétchène, qui se « régénère » après deux guerres. Cette homophobie explicite et virulente est revendiquée dans des programmes politiques qui inspirent les nationalistes tant tchétchènes que russes, sur fond de rhétorique antioccidentale : M. Vitali Milonov, le député à l’initiative de la première loi antihomosexuels à Saint-Pétersbourg, a présenté la république caucasienne comme un modèle à suivre en matière de lutte contre l’homosexualité… en assimilant celle-ci au « fascisme », dans un emprunt explicite à Gorki [4].
Arthur Clech Doctorant en histoire à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS).
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