A bord du Titanic : pacte écologique ou mutinerie sociale ?
Le Journal du Mardi du 24 avril 2007
A l’initiative d’associations et sous la houlette de Nicolas Hulot, une série de personnalités adressent une « lettre ouverte aux élus » et réclament un « pacte écologique » (1). La Lettre soulève des questions majeures de stratégie politique et sociale. Ce sont ces questions que nous voulons aborder ici. Nous reviendrons ultérieurement sur les revendications qui sont proposées.
Selon la Lettre, face à l’urgence, il faudrait nous unir pour la cause commune environnementale. Décréter la mobilisation nationale au-delà des clivages traditionnels et des intérêts particuliers, aussi légitimes soient-ils. On retrouve ici la parabole du Titanic : étant tous sur le même bateau menacé de naufrage, nous devrions passer d’une culture d’opposition et de confrontation à une culture de la construction collective. Or, au-delà de son bon sens apparent, ce discours escamote les responsabilités. A bord du Titanic, qui a supprimé des canots de sauvetage pour maximiser les profits de la traversée ? L’armateur. Qui a mal piloté le navire ? Le capitaine. Qui a décidé de sacrifier les ‘troisième classe’ pour sauver (une partie) des nantis ? Les mêmes. Faut-il prêcher aux pauvres une culture de la construction collective alors qu’ils sont les victimes, non seulement de la culture, mais de la pratique de confrontation des puissants ?
Quand une parabole ne se base par sur le monde réel, elle est mystificatrice. Nous sommes tous sur le bateau planétaire et il n’y a pas de canots de sauvetage, OK. Mais il y a des armateurs et des officiers, qui mènent le bateau à sa perte. Barricadés sur le pont supérieur, ils mènent grande vie autour du bar et de la piscine. Ils ont bloqué le donneur d’ordres sur « full speed » parce que, à chaque litre de combustible brûlé, ils s’enrichissent. Il leur est impossible de renoncer à cette logique, elle est structurelle. Que doivent faire alors les autres passagers ? Changer leur mode de vie parce que l’évolution de nos sociétés est telle que les transformations sociales seront liées à quelques actions individuelles plutôt qu’à des phénomènes de masse ? Cela ne répond pas au problème. Prôner aux privilégiés une culture de la construction collective ? Ils n’accepteront que dans la mesure où cela servira leurs intérêts. Pour sauver le navire, ne serait-il pas plus efficace d’enfoncer les portes pour prendre le contrôle du bâtiment ?
Au-delà de la parabole, une sorte de mutinerie des passagers de la planète est en effet nécessaire. Autrement dit, une mobilisation massive de ceux qui, parce qu’ils sont exploités économiquement, sont aussi les principales victimes écologiquement. Il s’agit de s’en prendre non seulement au mode de consommation mais aussi au mode de production, car celui-ci détermine celui-là. Cette voie n’est pas facile, son succès n’est pas assuré. Mais l’autre voie, celle de l’union sacrée, sur quoi débouche-t-elle ? La lettre ouverte demande aux élus de faire preuve de courage parce que les solutions vont impliquer des sacrifices économiques, des risques sociaux des mesures impopulaires, fortes, radicales, même si l’opinion n’est pas encore prête. C’est quoi ça ? Quelles mesures, contre qui ? Contre les multinationales du pétrole et de la bagnole ? Et qui les prendrait, ces mesures ? Les élus de chacun des partis dont les programmes regorgent d’idées et de mesures vertes, et c’est tant mieux ? Si ces gens-là étaient prêts à faire preuve de courage contre le système, ça se saurait… Dans le monde réel, c’est sur les petits qu’ils cognent, selon les consignes du néolibéralisme. Ils ne demandent pas mieux que leur marteau soit peint en vert et labellisé « Pacte écologique », ça leur donnerait un peu de cette légitimité sociale qui leur fait si cruellement défaut. Mais les victimes, elles, risquent de se retourner contre le combat écologique, donc contre elles-mêmes. Sauver la planète ne passe pas par un pacte avec ceux qui la pilotent mais par une lutte commune de tous ceux qui subissent ce pilotage insensé.
http://www.pacte-ecologique.be/
Un Pacte entre l’écologie et le libéralisme ?
Le Journal du Mardi, 2 mai 2007
Les pauvres sont les principales victimes non seulement de la politique de régression du néolibéralisme mais aussi de la crise environnementale. Une politique écologique qui se ferait sur leur dos serait non seulement injuste mais aussi difficile à mettre en œuvre, car elle se heurterait à leur résistance légitime. C’est pourquoi, selon nous, la situation exige une écologie clairement antilibérale.
« Pactiser », c’est évidemment choisir l’autre voie. Il est vrai que le Pacte revendique la sortie du nucléaire, ce qui ne plaît pas au libéralisme. Il est vrai aussi qu’il plaide pour le droit des Etats du Sud de protéger leurs marchés agricoles, ce qui va à l’encontre de l’agrobusiness. Il est vrai enfin qu’il veut imposer le remplacement des substances chimiques toxiques par les alternatives moins dangereuses, indépendamment du surcoût… Mais ce dernier point, en même temps, montre un fort souci d’éviter les sujets qui fâchent. Car cette « obligation de substitution » a été retirée du programme européen REACH sous la pression de l’industrie et des gouvernements à sa botte, avec la complicité d’une partie de la direction syndicale. De cela, le Pacte ne dit pas un mot, il se contente de noter que la protection offerte par REACH est « bien modérée »…
Au-delà de ces points précis, c’est le positionnement général face au système qui est inquiétant. Il est dit au chapitre II que « la main invisible du marché dilapide notre environnement ». Mais cette petite phrase, en fait, semble égarée là par hasard (à moins qu’elle ne serve à brouiller les cartes…). En effet, on enchaîne en faisant miroiter que « le marché des biens et des services environnementaux est en pleine expansion ». La planète verte se veut terre d’accueil pour les investisseurs… A quelles conditions pour les salariés ? Mystère. En tout cas, le mouvement mondial de marchandisation n’est pas mis en cause. Au contraire : pour le Pacte, la casse environnementale ne vient pas du marché, mais du fait que le marché est encore imparfait. Elle ne découle pas de la course à l’accumulation de profit, mais du fait que « ce qui apparaît peu cher, l’est en réalité beaucoup plus. Du coup, les gaspillages sont énormes. » Conclusion : « Une seule solution : encadrer le marché, pour qu’il intègre ces coûts cachés. Dans le jargon économique, cela s’appelle ‘internaliser les coûts externes ‘ ». (1)
Cette citation est ahurissante. 1°) Elle appelle encadrement du marché une internalisation des coûts qui implique en fait l’extension du marché à de nouveaux domaines (l’air par exemple) ; 2°) elle balaie toute solution publique basée sur la gratuité des ressources et leur gestion démocratique ; 3°) elle justifie le mouvement d’appropriation des ressources (donc aussi l’imposition d’un prix à des richesses qui ne devraient surtout pas en avoir !) ; 4°) elle flirte avec les théories réactionnaires qui prétendent que la notion de « bien commun » est contraire à une bonne gestion environnementale. Excusez du peu !
Nous avons déjà attiré l’attention sur la dérive de l’écologie, notamment à propos de la libéralisation de l’énergie. Notre propos a parfois été interprété comme politicien. A tort. Ce Pacte impulsé par les associations montre que le mal est généralisé. Un courant dans le capitalisme se renforce qui veut « résoudre » les problèmes environnementaux comme ils les a créés : en faisant du profit sur le dos du monde du travail et des peuples dominés, au moyen de mesures impopulaires imposées par un pouvoir autoritaire, s’il le faut. Et une partie du mouvement vert tend à glisser dans cette direction. Dans une confusion idéologique totale, comme en atteste cette citation de JM Javaux : « Notre ancrage est à gauche puisque pour réaliser le programme qui est le notre, en matière énergétique par exemple, il faut un Etat fort » (2). Un Etat fort ! Une clarification au sein de l’écologie semble plus que jamais indispensable…
Notes
(1) Acte écologique.be, ed. L. Pire, p. 43.
(2) La Libre, 10/04/07