On pensait avoir touché le fond la semaine dernière, en apercevant un ministre de l’intérieur dans une manifestation de policiers durant laquelle l’institution judiciaire a été huée, sous les fenêtres de l’Assemblée nationale. C’était sans compter la capacité de Gérald Darmanin de creuser encore. Dimanche 23 mai, le locataire de la Place Beauvau a annoncé sur Twitter porter plainte « au nom du ministère de l’intérieur » contre Audrey Pulvar, adjointe à la mairie de Paris et tête de liste des socialistes aux élections régionales en Île-de-France.
« Les propos de Madame Pulvar dépassent le simple cadre d’une campagne électorale et viennent profondément diffamer la police de la République », a-t-il écrit dans la soirée, sans autres précisions. Ces dernières ont été apportées, dans un deuxième temps et non sans difficultés, par son entourage : il s’agit d’une plainte pour « diffamation » qui vise « une succession de propos », certains tenus par la candidate samedi, sur France Info ; d’autres il y a un an, lors d’une manifestation organisée en hommage à George Floyd.
Dans une vidéo exhumée ce week-end par un proche de Valérie Pécresse, candidate à sa réélection en Île-de-France, Audrey Pulvar dénonce « le racisme dans la police », citant l’affaire du métro de Charonne en 1962, mais aussi Malik Oussekine, Zyed Benna et Bouna Traoré, Théo Luhaka et Adama Traoré. Interrogé sur la prescription frappant ces propos déjà anciens – le délai est de trois mois en matière de diffamation –, l’entourage de Gérald Darmanin s’est contenté de répondre qu’ils pouvaient « être versés en accompagnement de la plainte pour l’étayer ».
Cette plainte vise donc essentiellement l’interview de samedi, durant laquelle la candidate a évoqué la manifestation du 19 mai. « Une manifestation soutenue par l’extrême droite, à laquelle participe un ministre de l’intérieur, qui marche sur l’Assemblée nationale pour faire pression sur les députés en train d’examiner un texte de loi concernant la justice, c’est une image qui pour moi était assez glaçante », a-t-elle indiqué, ajoutant qu’elle aurait « pris part avec beaucoup de plaisir et en soutenant avec beaucoup de force les policiers » à un « rassemblement citoyen » organisé différemment.
En annonçant porter plainte contre une déclaration, dont les juristes peinent à comprendre le caractère diffamatoire, Gérald Darmanin sombre une nouvelle fois dans le grand n’importe quoi. Sous pression d’une partie de la majorité, qui n’a guère goûté sa présence au rassemblement policier, le ministre de l’intérieur fait sien le théorème désormais célèbre de Charles Pasqua : « Quand on est emmerdé par une affaire, il faut susciter une affaire dans l’affaire, et si nécessaire une autre affaire dans l’affaire de l’affaire, jusqu’à ce que personne n’y comprenne plus rien. »
Il le fait sien et le met au goût du jour, en se précipitant sur la moindre polémique montée en épingle par la droite extrême et l’extrême droite sur les réseaux sociaux. Le ministère de l’intérieur a souvent été taxé de ministère de la parole. Il est désormais celui du tweet. Dans la foulée de celui posté par Gérald Darmanin dimanche soir, la liste « Île-de-France en commun » a dénoncé une « tentative d’intimidation » et indiqué porter plainte à son tour pour « diffamation » et « dénonciation calomnieuse ».
Les soutiens politiques se sont multipliés, du chef de file de La France insoumise (LFI) Jean-Luc Mélenchon à la maire de Paris Anne-Hidalgo, en passant par le premier secrétaire du Parti socialiste (PS) Olivier Faure et le maire de Grenoble (Isère) Éric Piolle. « Je demande au président de la République, garant des institutions, de rappeler à l’ordre son ministre. En utilisant son ministère à des fins électorales, Gérald Darmanin abîme l’État, autant que la démocratie, a écrit l’écologiste. Gérald Darmanin sait que le tribunal le débouterait s’il devait être saisi. Mais il est prêt à marcher sur l’État de droit, à insulter nos traditions républicaines, pour faire taire son opposition. Cela doit cesser. »
Du côté de la majorité, personne ne s’est franchement bousculé pour applaudir l’initiative du ministre de l’intérieur, qui a persisté, lundi, devant la presse : « Lorsqu’on dit que les policiers auraient un système finalement de racisme généralisé, lorsqu’on dit que les policiers marcheraient sur les institutions de la République, alors qu’ils en sont les protecteurs, et qu’ils meurent parce qu’ils nous protègent, je ne peux pas laisser, même en campagne électorale, des gens tenir de tels propos diffamants, a-t-il dit. Mon travail, de ministre de l’intérieur, c’est de protéger ceux qui nous protègent. Le débat politique, électoral, il ne peut pas se faire en crachant à la figure des policiers. »
Gérald Darmanin n’a certainement pas très bien lu sa fiche de poste. Car contrairement à ce qu’il répète depuis son entrée Place Beauvau, son travail ne consiste pas à défendre aveuglément les forces de l’ordre, mais à garantir la sécurité publique, celle des citoyens. Une mission qui nécessite de commander ses troupes et non pas de se laisser conduire par elles. Or, comme ses prédécesseurs avant lui, l’actuel ministre de l’intérieur a choisi le soutien sans nuance et son corollaire : le déni de réalité. Il s’y enfonce à tel point qu’il ne souffre plus qu’on la lui rappelle.
À ses yeux, comme à ceux d’Emmanuel Macron du reste, les violences policières n’existent pas. Quand des coups de poing, de pied et de matraque pleuvent sur le producteur de musique Michel Zecler, lui préfère parler de « gens qui déconnent ». « Quand j’entends le mot “violences policières”, personnellement, je m’étouffe », avait-il affirmé en juillet 2020, répondant à l’injonction que le président de la République avait lui-même lancée, au printemps 2019 : « Ne parlez pas de “répression” ou de “violences policières”, ces mots sont inacceptables dans un État de droit. »
Mais dans un État de droit, justement, une candidate, comme quiconque d’ailleurs, devrait pouvoir exprimer librement un point de vue sur la police, sans crainte de représailles d’un ministre de l’intérieur, par ailleurs chargé des élections et lui-même candidat aux départementales. C’est le principe même de la liberté d’opinion et d’expression. Comme le disait Gérald Darmanin, il y a quelques mois : « Il y a plein de gens dont je considère que ce qu’ils disent est idiot, cependant je me battrai jusqu’à la mort pour qu’ils puissent le dire. » Avoir à le rappeler si souvent est assez glaçant.
Les temps sont aussi durs pour les principes fondamentaux qu’ils sont favorables à l’inversion des valeurs. Désormais, un ministre de l’intérieur peut attaquer une adversaire politique issue des rangs socialistes pour une opinion, tout en évitant de condamner clairement les propos de syndicats policiers, quand ceux-ci expliquent que « le problème de la police, c’est la justice » ou espèrent que « les digues cèderont, c’est-à-dire les contraintes de la Constitution, de la loi ». Il peut juger Marine Le Pen « trop molle », recycler le vocabulaire de l’extrême droite et débattre avec Éric Zemmour, sans jamais se soucier de sa condamnation pour injure et provocation à la haine.
Il peut aussi balayer d’une pirouette humoristique une tribune de militaires favorables à une reprise en main musclée du pays et ne rien trouver à dire lorsque Philippe de Villiers « appelle à l’insurrection » à la une de Valeurs actuelles, hebdomadaire d’extrême droite auquel il continue d’accorder des entretiens. Il peut enfin sombrer dans le populisme le plus abouti en disant préférer « le bon sens du boucher-charcutier de Tourcoing » aux enquêtes de victimation de l’Institut national de la statistiques et des études économiques (Insee), personne ne lui dira jamais rien.
Personne, à commencer par Emmanuel Macron, qui voit là une façon de draguer cet électorat de droite extrême qu’il aimerait faire sien. Dans ce contexte de peur et de cynisme, plus un jour ne passe sans qu’une expression terreuse ne vienne effacer un article de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. La manifestation du 19 mai avait rendu caduc l’article 12. Deux jours plus tard, en marge d’un déplacement dans la Nièvre, c’est à l’article 1er – « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits… » – que le président de la République s’est attaqué, en déclarant au sujet des sans-papiers : « Vous avez des devoirs, avant d’avoir des droits. »
La précipitation, la caricature, la polémique, la démagogie et la politique à courte vue ont supplanté la prétendue « pensée complexe » d’un pouvoir qui se targue de faire barrage à l’extrême droite, mais lui ouvre la voie. Il y a quelque chose de lassant dans cette mécanique quotidienne. Sans doute faudrait-il, en cette fin de quinquennat, cesser de s’agacer à chaque fois qu’un membre du gouvernement ou de la majorité trouve une nouvelle ineptie pour faire parler de lui et se drape dans de faux habits républicains, tout en flattant les franges les plus extrémistes de la société. C’est un jeu ridicule qui en dit long sur la faiblesse de ceux qui s’y prêtent. Le problème, c’est qu’il est aussi dangereux.
Ellen Salvi
• MEDIAPART. 24 mai 2021 :
https://www.mediapart.fr/journal/france/240521/le-grand-n-importe-quoi-darmanin
La politique réduite à la police
La République ne saurait se soumettre à la police. Ce principe démocratique est remis en cause par l’intersyndicale policière, avec le soutien du pouvoir en place, de l’extrême droite et des deux partis historiques de la gauche.
Mercredi 19 mai, l’un des articles de la première Déclaration des droits de l’homme et du citoyen deviendra caduc dans le pays même où elle fut énoncée en 1789 : « La garantie des droits de l’Homme et du Citoyen nécessite une force publique, cette force est donc instituée pour l’avantage de tous, et non pour l’utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée. »
Autrement dit : la police ne saurait faire la loi ; elle est au service des citoyens et d’eux seuls, de leurs droits et de leurs libertés ; sa mission première est d’être une gardienne de la paix au bénéfice de toute la population et non pas d’être réduite à une force de maintien de l’ordre au seul profit du pouvoir en place. La République n’est pas au service de la police. C’est au contraire à la police de se soumettre à la République, à ses lois fondamentales, à ses textes fondateurs, aux principes et aux valeurs qu’ils énoncent.
Telle est l’évidence démocratique que remet aujourd’hui en cause la manifestation appelée par l’intersyndicale policière, le 19 mai, devant l’Assemblée nationale, pour imposer, comme l’indique son communiqué, « la mise en œuvre de peines minimales pour les agresseurs de forces de l’ordre ». Ce n’est rien d’autre que la revendication d’une justice rendue hors contexte et circonstance, ligotant les juges et les jurés.
Une démocratie véritable ne devrait pas connaître les peines automatiques et la justice devrait s’y rendre, en toute indépendance et sérénité, à l’abri des pressions, des émotions et des corporatismes. Or, c’est cet héritage républicain qu’a choisi de jeter aux orties réactionnaires et conservatrices la coalition de politiques égarés qui ont annoncé rallier le rassemblement. Dans un exercice de démagogie à deux sous, ils cautionnent, par leur présence, cette pression policière sur la représentation nationale. Parmi eux, l’actuel ministre de l’intérieur, qui ne prend même plus le soin de cacher son suivisme.
Que ce dernier se soit auto-invité à une manifestation de policiers n’a rien de surprenant sur le fond. Car depuis qu’il est entré Place Beauvau, en juillet 2020, Gérald Darmanin ne fait que prolonger la dérive de ses prédécesseurs, qui ont transformé le ministère de l’intérieur en ministère de la police. Issus des rangs de la gauche comme de la droite, tous ont choisi cette position ingrate, fébrile et lâche, qui consiste à se placer « derrière » les policiers, pour les suivre et les soutenir quoi qu’ils fassent et quoi qu’ils revendiquent, plutôt que de se mettre devant eux, pour les conduire et les commander.
Le simple fait que Gérald Darmanin se précipite dans ce rassemblement, alors même que les syndicats de police ont déserté son « Beauvau de la sécurité », en dit long sur le rapport de force qu’il entretient avec la profession. Qu’il le fasse en convoquant pêle-mêle les « attaques de la classe médiatique », le terrorisme, « un an de violences d’une partie des “gilets jaunes” » et les agressions dont les forces de l’ordre peuvent être victimes, relève au mieux de la malhonnêteté intellectuelle, au pire d’un confusionnisme dangereux. La police est censée dépendre du ministre de l’intérieur, qui dépend lui même des citoyens et citoyennes. Pas l’inverse.
Ce renoncement du pouvoir exécutif à son autorité politique sur une force de coercition va au-delà du symbole : il signifie une privatisation de la force publique au service des gouvernants, des intérêts particuliers qu’ils protègent et de leur survie face aux contestations, comme l’a clairement illustrée la répression du mouvement des gilets jaunes. Mais, comme l’écrit l’avocat François Sureau dans Sans la liberté (Tract/Gallimard), « on peut aussi y voir l’aveu d’une démission que tous les grands mots du monde ne pourront plus effacer de notre mémoire collective, si du moins nous ne cessons pas d’oublier que nous sommes des citoyens avant d’être des électeurs ».
« Il dépend à la fin de nous que ceux qui gouvernent et répriment puissent ou non aller jusqu’au bout de cette inclination à l’autoritarisme qui est le lot de tout pouvoir, raison pour laquelle nos constituants ont voulu précisément que les pouvoirs fussent séparés », poursuit ce libéral radical, attaché aux libertés fondamentales. La séparation des pouvoirs a toujours été un concept très nébuleux pour cet exécutif, comme en témoigne, une fois encore, la présence du ministre de l’intérieur dans la manifestation de mercredi. Sur la forme, c’est du jamais-vu. « Ça ne s’est jamais vu parce que ça ne devrait pas exister », confie d’ailleurs un cadre de La République en marche (LREM), atterré par les « gesticulations » de Gérald Darmanin et le climat ambiant.
Dans un tel climat, plus personne n’est surpris d’entendre le ministre de l’intérieur qualifier les forces de police de « soldats » au service d’une « guerre », utilisant un champ lexical qui fait écho à cette pétition dans laquelle 93 policiers retraités appellent à « reconquérir notre propre pays et rétablir l’autorité de l’État partout où elle est défaillante ». Dans le même temps, paraissent dans un hebdomadaire d’extrême droite deux tribunes de militaires de réserve, puis d’active, appelant à une reprise en mains musclée d’un pays qui serait menacé par ces ennemis intérieurs que seraient l’altérité (culturelle, religieuse) ou la dissidence (politique, sociale).
Plus personne n’est surpris. Et plus personne – ou si peu – ne s’en indigne. Les violences policières se multiplient, mais le pouvoir dénie leur existence. Dans l’affaire de Viry-Châtillon, nous révélons qu’un montage policier a conduit de jeunes innocents en prison durant plusieurs années, mais cela ne suscite aucune réprobation officielle. Nous sommes collectivement anesthésiés par leurs peurs. Et cette atonie ne présage rien de bon. D’autant que la nécessité d’un pouvoir autoritaire, jusqu’alors revendiquée par la seule extrême droite xénophobe, est désormais caressée par des gouvernants qui prétendent lui faire barrage, mais lui ouvrent la voie.
Piétinant sa fonction, Gérald Darmanin croisera mercredi de nombreux élus du Rassemblement national (RN), dont Jordan Bardella, le numéro 2 du parti de Marine Le Pen. Mais il ne sera pas le seul à sombrer dans cet abîme. Les principaux dirigeants des deux forces historiques de la gauche française, le Parti socialiste (PS) et le Parti communiste (PCF), l’accompagneront. Olivier Faure et Fabien Roussel, bientôt rejoints par l’écologiste Yannick Jadot et quelques autres, ont en effet annoncé leur participation au rassemblement, ne trouvant visiblement rien à redire, eux non plus, à cette pression policière sur le pouvoir législatif.
Les mêmes avaient pourtant trouvé mille prétextes, dans un passé récent, pour ne pas manifester dans l’unité contre les discriminations, l’islamophobie ou les violences policières. Comment donc ces partis dits de gauche peuvent-ils prétendre représenter les espoirs démocratiques, sociaux, écologistes, féministes, etc., qui traversent le pays et mobilisent sa jeunesse, alors même qu’ils ne sont jamais au rendez-vous de ces urgences immédiates ? Comment interpréter leur empressement à suivre l’agenda idéologique imposé par les droites, de plus en plus extrêmes, au lieu d’accompagner les luttes où se construit l’espérance ?
À un an de l’élection présidentielle, ces questions sonnent comme des couperets pour une gauche qui n’en a plus que le nom. Dans cet épisode de manifestation policière, La France insoumise (LFI) et ses divers alliés, ainsi que nombre d’écologistes, sauvent l’honneur, en maintenant le cap de l’alternative par le refus de l’instrumentalisation politique. Mais une partie de la gauche acte sa division et, partant, sa défaite, en ralliant les obsessions de ses adversaires. Ce faisant, elle tourne le dos à la société, ne cherchant plus sa légitimité que dans l’ordre établi, ses injustices et ses aveuglements.
Edwy Plenel et Ellen Salvi
• MEDIAPART. 18 mai 2021 :
https://www.mediapart.fr/journal/france/180521/la-politique-reduite-la-police