igali (Rwanda).– En ce vendredi matin, Concessa Musabyimana a une préoccupation : récupérer un exemplaire du discours d’Emmanuel Macron traduit en kinyarwanda. Elle a pu le suivre à la télévision, la veille. Mais la Rwandaise veut garder trace de l’intervention du président français au mémorial du génocide perpétré contre les Tutsis, à Kigali, le 27 mai.
Elle en attendait beaucoup. Rescapée du génocide des Tutsis, témoin du massacre de sa famille, Concessa Musabyimana a trouvé refuge en avril 1994 dans un camp de réfugiés, sous la protection des soldats français de l’opération Turquoise. En 2004, elle a porté plainte contre X pour des viols que ces derniers lui auraient fait subir. Les faits auraient été commis par des soldats français aux abords et à l’intérieur du camp, à plusieurs reprises.
Jacqueline Mukayitesi avait également trouvé refuge dans le camp de Nyarushishi. Elle y a perdu son frère, tué selon elle par des miliciens hutus avec la complicité des soldats français qui gardaient le camp. Elle a également déposé plainte en 2004.
Requalifiées en plaintes pour « crime contre l’humanité » et « participation à une association de malfaiteurs en vue de la préparation d’un crime contre l’humanité », elles sont toujours en cours d’instruction au pôle « crimes contre l’humanité » du tribunal de grande instance de Paris.
Mediapart a rencontré Concessa Musabyimana et Jacqueline Mukayitesi à Kigali, le 28 mai. Durant deux heures et demie, elles ont accepté de revenir sur certains des épisodes les plus douloureux de leur vie, leur enfance brisée par le génocide puis les abus subis dans la zone Turquoise, avant de livrer leur sentiment sur le discours d’Emmanuel Macron, la veille.
Aujourd’hui âgées de 41 et 44 ans, les deux femmes disent toujours éprouver une immense colère contre les soldats français qui se trouvaient à Nyarushishi. Mais elles ont été « touchées » par le discours d’Emmanuel Macron – qui a affirmé que la France n’avait pas été complice du génocide mais a reconnu des « responsabilités ».
Cette prise de parole marque pour elles une reconnaissance et un espoir : que soient enfin jugés les possibles crimes commis par des militaires français au Rwanda en 1994.
Pouvez-vous vous présenter ?
Jacqueline Mukayitesi : Je suis née dans la province de Cyangugu [à l’ouest du Rwanda – ndlr], du côté de Mibirizi, dans une famille de 11 enfants. J’étais la cinquième de ma famille, juste au milieu. Je suis la seule survivante. Les autres ont été tués pendant le génocide.
Concessa Musabyimana : Je suis aussi née à Cyangugu, du côté de Nyamasheke. Nous étions neuf, j’étais la petite dernière. Je suis la seule survivante de ma famille.
Jacqueline : Nous étions une famille nombreuse. Nous étions bien éduqués : mon père était un instituteur et un instituteur, sur la colline, a une certaine manière de se conduire. On vivait ensemble, on s’amusait souvent entre nous.
Mais de cette enfance, je ne parle pas souvent, parce que, quand ça revient, ça te montre le poids de l’absence. Tu te dis : « J’aurais pu être avec untel, j’aurais pu faire ça avec lui. » Tu essaies de faire comme si cela n’avait pas existé, parce que le poids de l’absence est énorme.
Concessa : Mon père était un commerçant. Comme nous étions plutôt aisés, nous invitions souvent à la maison les voisins qui avaient moins de chance. Quand c’était la saison des récoltes, ils y avaient droit, quand on avait de la boisson alcoolisée, ils venaient. Comme j’étais la plus jeune et que j’étais très rapide, c’était moi qui allais chercher les enfants du voisinage pour les inviter et leur donner à manger des patates et du lait.
Je voudrais ajouter un mot à propos de ma mère. Ma mère s’occupait vraiment des autres femmes. Quand il y avait des femmes maltraitées par leur mari, elles venaient trouver refuge chez moi. Quand elles arrivaient, ma mère s’occupait de leurs blessures, de là où elles avaient reçu les coups, pour essayer de soigner.
Comment tout cela s’est-il arrêté ?
Concessa : Pour dire les choses simplement : le problème est venu exactement de ces gens avec qui nous vivions. Nos voisins ont attaqué pendant le génocide. Ils ont détruit les biens matériels, puis ils ont tué ma famille, les parents, les frères et sœurs. Et c’est moi qui suis restée.
Ce fait que les gens avec qui nous vivions, les gens qui avaient reçu les gestes de bonté de ma famille, le fait que ça soit eux qui les aient tués, cela me donne une peine supplémentaire. Au-delà de les avoir perdus.
Jacqueline : Pour moi, c’était pareil. Ce sont nos voisins qui nous ont tués. À la maison, il y avait plein de gens qui vivaient dans les dépendances, qui avaient été plus ou moins accueillis par ma famille. Et c’est eux qui se sont retournés en premier contre nous.
De tous les morts, j’ai envie de parler de mon père, parce que c’était quelqu’un de particulier. Il me donnait de petites attentions. Par exemple, il s’arrangeait pour qu’il y ait toujours du riz à la maison, parce qu’il savait que j’aimais le riz. Je pleure tous ceux qui sont morts, mais la mort de papa était vraiment très douloureuse.
Souvent, je repense aux ambiances qu’il y avait chez nous. Le soir, comme nous étions de nombreux enfants et qu’il n’y avait rien d’autre à faire, on faisait des devinettes, on chantait, on se taquinait, c’était très animé. Quand après il faut revivre tout seul, tout cela revient. C’est bon mais en même temps c’est terrible, ça vous étouffe.
Après avoir échappé aux massacres, vous arrivez toutes les deux à la fin avril 1994 au camp de réfugiés de Nyarushishi, où se trouvent près de 10 000 réfugiés, qui est protégé par des soldats français de l’opération Turquoise. Que s’y passe-t-il ?
Jacqueline : Nous étions deux survivants dans notre famille : mon frère et moi. Comme mon frère parlait un peu le français, il est allé chez les militaires français pour y travailler comme domestique. Il nettoyait leurs chaussures, leur maison, faisait un peu de lessive... Il n’avait pas de salaire mais recevait des rations de combat. Dans la condition où nous étions, c’était non négligeable.
Mon frère travaillait chez eux le jour, mais le soir il revenait dormir sous la petite tente où nous étions regroupés. Un jour, il n’est pas rentré. Nous sommes allés leur demander ce qui s’était passé. Ils nous ont menacés, repoussés, violentés.
Ils ont fini par nous dire : « Écoutez, il est parti avec un autre groupe, à Gikongoro », un peu plus au nord. On n’était pas convaincus, on trouvait que c’était bizarre. Quand il a fallu exhumer les corps de Nyarushishi et des alentours, on y a retrouvé mon frère. Ce qui veut dire qu’il n’est jamais parti à Gikongoro.
Qu’a-t-il pu lui arriver ?
Jacqueline : Parfois, les Interahamwe [miliciens hutus – ndlr] se présentaient aux Français qui gardaient le camp et donnaient des listes de personnes qu’ils réclamaient. Peut-être qu’ils ont donné mon frère comme ça. Les gens qui étaient réclamés par les Interahamwe et qu’on laissait emporter, c’était des gens qui ne revenaient pas. Ils étaient tués.
Je ne peux pas m’empêcher de parler de ce passage avec les Français parce que ça a été comme une deuxième mort qui m’a été infligée. Nous étions deux sur onze à avoir survécu, et il a fallu que mon frère me soit arraché comme ça. Je ne peux pas l’oublier. Il s’appelait Egide Rurangirwa.
Concessa : Moi aussi, j’ai bien croisé les soldats français dans le camp de Nyarushishi. Je ne peux pas l’oublier, parce qu’ils m’ont fait subir un viol. Ils l’ont fait régulièrement, en groupe [elle donne des détails sur les circonstances – ndlr]. Ils avaient un appareil photo qui photographiait et la photo sortait tout de suite. Ils me montraient des photos où j’étais nue, j’étais couchée, et ils me disaient qu’ils allaient montrer ça, partager ça avec leurs amis.
À un moment donné, j’avais même conçu [un enfant]. Mais j’ai tellement subi de viols, à un moment donné j’étais tellement mal, que j’ai fait une fausse couche. Je ne peux pas l’oublier.
Jacqueline : [Ces viols étaient] connu[s]. Quand on devait sortir pour aller chercher de l’eau et du bois de chauffage, on devait passer devant là où se trouvaient les soldats français. Souvent, quand ils voyaient des filles d’un certain âge qui présentaient bien, ils essayaient de les prendre. En général, on déguerpissait vite.
Il y avait un problème de langue, parce que la majorité des rescapés du camp ne parlait pas français. Ce qui fait que parfois, ils ont envoyé des garçons [rwandais] qui travaillaient pour eux, à qui ils demandaient d’aller chercher des filles. Mais il arrivait aussi qu’ils viennent eux-mêmes. Si tu te risquais à dire non, tu te condamnais à vivre comme une recluse. Parce que tu ne pouvais plus passer la barrière du camp.
Concessa : Le jour où c’est arrivé la première fois, j’étais allée chercher du bois de chauffage, comme tout le monde. Je me suis fait interpeller et embarquer dans cette tente. Et puis après, c’est facile. Ils savent où se trouve ta tente, et ils viennent.
« Avoir une justice pleine et entière »
Quels sentiments éprouvez-vous en repensant à cette période ?
Jacqueline : Moi, personnellement, je peux dire que je ressens d’abord une peine immense. C’est le premier sentiment. Et j’ai de la souffrance, parce que j’ai perdu mon frère mais j’ai aussi été maltraitée, frappée, poursuivie [lorsque j’allais demander de ses nouvelles]. J’en ai gardé des séquelles. Cette colère existe et ne peut pas partir. Je ne fais pas la confusion entre tous les Français et ces Français-là. Mais les Français qui gardaient les camps, eux, je leur en veux beaucoup.
Concessa : Le premier sentiment, c’est le chagrin qui remplit mon cœur. Ce chagrin est là, je vis avec. Il y a aussi la colère. Parce que ces Français qui ont fait ça, ils sont bel et bien en vie, ils existent, mais à chaque fois qu’on essaie de parler, c’est contesté. Ils nient, personne ne veut porter cette responsabilité, alors qu’ils l’ont fait.
Après Nyarushishi, je m’étais mariée avec un homme que je pensais aimer et je ne lui avais rien dit. Et puis au bout d’un moment, les gens lui ont raconté [que j’avais été violée par des soldats français]. Il a pris la décision de m’abandonner. J’ai été abandonnée avec mes enfants et depuis, je dois vivre difficilement.
Il n’était plus question que je retourne à l’école. Je suis devenue une maman qui doit se battre seule. Quand je retourne là-bas chez moi, certains disent en me voyant arriver : « Regardez-la, elle est couverte des dollars que lui ont laissés ses maris français ! » Ça n’est pas le genre de quolibets qu’on a envie de subir. Chez les gens de chez moi, j’ai l’étiquette de celle qui a été possédée par les soldats.
Tout ça, ce sont des choses qu’on ne peut pas séparer de ce passage chez les Français. Ma colère est réelle, présente, permanente.
Vous avez ensuite décidé, en 2004, de porter plainte.
Concessa : Je ne sais pas comment c’est arrivé, mais mon histoire est arrivée dans les oreilles de plusieurs personnes [les témoignages de Concessa et Jacqueline ont été recueillis dans le cadre de la « commission d’enquête citoyenne » menée par plusieurs associations françaises. Leur dépôt de plainte a été facilité par un membre de la commission, Annie Faure, ancienne humanitaire pour Médecins du monde présente au Rwanda en 1994 – ndlr]. Nous sommes allées deux fois à Paris pour cette plainte. Et puis depuis, il n’y a plus rien. Nous n’avons aucune nouvelle.
Jacqueline : Ce qui me cause de la peine et encore une fois cette colère, c’est de voir que dix ans, quinze ans sont passés, nous sommes allées à Paris, nous avons versé nos témoignages et on ne sait rien. On n’a aucune idée de la suite. On ne nous a même pas dit « la plainte a été invalidée », s’il y a eu un procès où on n’a pas pu nous faire aller, s’il fallait attendre ou renoncer. On est là, on ne sait rien et le temps passe. On tombe dans l’oubli [après l’entretien, Annie Faure a indiqué à Mediapart que le dossier était toujours en cours d’instruction – ndlr].
Lors de sa venue à Kigali, le président français Emmanuel Macron a reconnu des « responsabilités » dans le génocide. Qu’avez-vous pensé de son discours ?
Jacqueline : J’ai trouvé qu’il avait eu la bonne posture. Il a vraiment pris la parole, et bien. Il a parlé comme un homme, dans le sens noble du terme : avec courage et dignité. Si vous pouvions suivre la voie qu’il a semblé tracer, je pense que certaines choses changeraient.
Ce qui m’a marquée, c’est cette idée qu’il s’engage à contribuer à la poursuite de ceux qui ont commis des crimes au Rwanda. Ça m’a paru fondamental.
Concessa : Je vais vous dire : le président Macron s’est tenu debout comme un homme et il a dit la vérité. Il a reconnu à sa manière des responsabilités de la France. Alors que finalement, ce n’était qu’un enfant ; il avait 17 ans à l’époque, mais il a accepté de prendre ça sur lui et de le transporter jusqu’au Rwanda. Ça, ça m’a vraiment émue.
Il a sorti des mots qu’il avait pris le temps d’élaborer, ça n’était pas un bavardage. Quand il a commencé son discours en disant que « seul celui qui avait traversé la nuit pouvait la mettre en récit », il m’a emportée. Employer ce proverbe rwandais… J’ai commencé à me voir dans la nuit qu’on a traversée. Ces mots m’ont beaucoup parlé, ces paroles ont porté juste.
Je ne sais pas si j’exagère mais je suis rentrée avec le sentiment qu’avec ce monsieur, on pouvait peut-être un jour espérer avoir une justice pleine et entière.
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À propos des militaires français, Emmanuel Macron a eu les mots suivants : « Les tueurs qui hantaient les marais, les collines, les églises n’avaient pas le visage de la France. Elle n’a pas été complice. Le sang qui a coulé n’a pas déshonoré ses armes ni les mains de ses soldats qui ont eux aussi vu de leurs yeux l’innommable, pansé des blessures, et étouffé leurs larmes. » Il ne reconnaît donc pas que certains aient pu commettre des crimes tels que ceux que vous décrivez...
Concessa : Non, mais il a parlé du fait qu’il allait y avoir un nouvel élan pour arrêter les coupables du génocide. Il a parlé aussi de recherche [Emmanuel Macron a dit son intention de continuer à soutenir la recherche historique sur le génocide – ndlr]. Or, quand on fait des recherches, on continue à découvrir ce qui était caché.
J’ai envie de croire que cette volonté va se traduire par le fait d’identifier les individus qui ont fait ça, et qu’il soient traduits en justice.
Il a aussi dit que ce n’était pas la fin, que c’était quelque chose qu’on allait commencer. Pour moi, c’est une raison d’y croire. Je ne vois pas pourquoi ceux qui ont fait ça ne seraient pas traduits en justice.
Jacqueline : Que la vérité advienne, puisqu’il a eu le courage de vouloir tenir un discours de vérité. C’est tout ce que je souhaite.
Justine Brabant