“Par les temps qui sont les nôtres, c’est d’ironie mordante dont nous avons besoin, pas d’arguments convaincants”, déclarait l’abolitionniste américain Frederick Douglass dans un discours de 1852. Il faisait ici allusion à l’inutilité d’épiloguer sur l’iniquité de l’esclavage dans une nation dont les textes fondateurs font de la liberté un droit fondamental. Plutôt que d’essayer de prêcher l’évidence auprès de l’opinion publique, Frederick Douglass se servait de l’humour à la fois comme d’un tampon et d’une arme face aux contradictions absurdes de l’esclavage dans l’Amérique du 19e siècle..
Mais il aurait pu tout aussi bien parler du Kenya d’aujourd’hui, où, chaque jour, le gouvernement semble en rajouter dans l’absurdité. [En avril], la police a fermé les artères principales de la capitale, Nairobi, sous prétexte de faire appliquer le couvre-feu sanitaire, occasionnant ainsi des embouteillages monstres qui ont piégé des ambulances transportant des patients, mais aussi d’autres véhicules de secours, des parents accompagnés d’enfants en bas âge et des employés pressés de regagner leurs pénates.
Les Kenyans se sont alors connectés aux réseaux sociaux pour donner libre cours à leur indignation, versant souvent dans la satire et la diatribe. De fait, l’humour et la satire sont devenus un moyen privilégié de dénoncer la kleptocratie et l’impéritie du pouvoir. Mais l’Etat kenyan ne rit pas, lui.
Ne pas se moquer de la dette, ni du président
[Le 6 avril], tandis que les Kenyans fustigeaient sur Internet les dernières manœuvres du gouvernement visant à obtenir des prêts du Fonds monétaire international,, l’activiste Edwin Mutemi wa Kiama se faisait arrêter par la police pour avoir fait circuler une affiche – une parodie des avis publiés dans les journaux par les entreprises après des licenciements – proclamant que le président, Uhuru Kenyatta,, n’était “pas autorisé à agir ou à conclure des transactions au nom du peuple kenyan”.
Au tribunal, les procureurs ont déclaré : “Le président est un symbole d’unité et toute attaque contre l’institution qu’il représente constitue dès lors un outrage”, et ont ordonné le placement en détention d’Edwin Mutemi wa Kiama. Prenant une décision ridicule et d’ailleurs vivement critiquée, le magistrat lui a réclamé une caution de 4 600 dollars [3 760 euros], soit plus de deux ans de salaire pour un Kenyan moyen, et lui a interdit d’évoquer la dette extérieure du Kenya ou le président sur Internet.
La cinquième règle de l’ouvrage de référence signé de l’activiste américain Saul Alinsky sur l’organisation des mouvements citoyens, Etre radical, rappelle que “le ridicule est l’arme la plus puissante dont puisse disposer un homme. Il est pour ainsi dire impossible de contre-attaquer face au ridicule. En outre, il fait sortir votre adversaire de ses gonds” [Rules for Radicals, publié en 1971 aux États-Unis, est un essai proposant des règles pour aider des organisations communautaires à prendre du pouvoir]. De fait, la réaction excessive de l’Etat a plaidé la cause de Kiama en mettant au jour l’intolérance et la brutalité de l’Etat, et donné lieu à d’autres mèmes et railleries en ligne..
Tweets et dessins rageurs
Au fil de leur histoire récente, les Kenyans ont dû apprendre à manier l’humour face aux absurdités de l’Etat.
“Il ne fait aucun doute que l’humour était, pour de larges pans de l’opinion, un moyen de priver les missionnaires et les responsables politiques de l’attention, de la considération et de l’autorité qu’ils recherchaient”, observe au sujet du Kenya colonial Derek Peterson, professeur d’histoire et d’études africaines à l’université du Michigan.”
Qu’il s’agisse d’un rire tonitruant pendant la prière pour contrarier les efforts des missionnaires cherchant à convertir les habitants, ou de plaisanteries sur leur “calvaire entre les mains d’individus déraisonnables” dans les camps de torture créés par le gouvernement britannique, l’humour était une constante dans la résistance à la domination coloniale.
Après l’indépendance, et surtout sous le règne despotique (de 1978 à 2002) de de Daniel arap Moi, satiristes, journalistes, dramaturges et romanciers sont montés au créneau pour réclamer à l’Etat le rétablissement des droits. Voyant ce dernier céder du terrain, les satiristes se sont enhardis.
Aujourd’hui, avec l’avènement d’Internet et des réseaux sociaux, il ne se passe guère une journée sans qu’on découvre un tweet, un mème ou un dessin rageurs étrillant les faux pas, publics ou privés, du président et de ses acolytes. C’est ainsi qu’on a vu fleurir les surnoms pour le président, brocardant tout, de son penchant plus que probable pour la bouteille à ses choix vestimentaires, en passant par son existence recluse. De fait, Kenyatta lui-même a invoqué cette satire permanente pour expliquer sa décision de quitter le réseau social Twitter.
Flagrant délit de satire
L’issue du bras de fer entre l’Etat et les satiristes sera lourde de conséquences. Toutes les versions antérieures de l’autoritarisme, depuis l’occupant britannique jusqu’à Daniel arap Moi, reposaient sur le culte de l’invincibilité et de l’omnipotence pour gagner l’assentiment de l’opinion. A l’heure où Kenyatta cherche à restaurer le régime brutal et centralisé de son père [Jomo Kenyatta a dirigé le pays de 1964 à 1978], un grand nombre de Kenyans déterminés tentent de le priver de l’aura intimidante qu’il convoite, saisissant la moindre occasion pour le remettre à sa place. La démocratisation de la satire sur Internet et les réseaux sociaux empêche dans une large mesure le gouvernement d’avoir prise sur eux ou de feindre l’indifférence.
Jusqu’à présent, il a fait périodiquement appel au droit et à la justice pour museler de force ses détracteurs. En décembre 2014, un blogueur en vue, Robert Alai, a ainsi été accusé d’outrage à la fonction présidentielle après avoir tweeté que Kenyatta était un “président adolescent”. Un mois plus tard, un étudiant, Alan Wadi, était condamné à deux ans d’emprisonnement pour avoir traité Kenyatta de “fumeur [de marijuana] criminel et renégat aux yeux rouges”.
Plus récemment, plusieurs blogueurs et journalistes ont été poursuivis en justice pour des allégations de corruption ou pour avoir publié ce que le gouvernement qualifie d’informations fallacieuses au sujet du Covid-19 – ce qui, a-t-il estimé, revenait à monter l’opinion contre l’exécutif.
Autant de signaux qui inquiètent. Les satiristes kenyans sont les canaris dans la mine qui permettent de savoir si l’air est propice ou non à la démocratie et à la liberté d’expression. Si Kenyatta parvient à leur clouer le bec, le rêve démocratique du Kenya disparaîtra avec eux.
Patrick Gathara
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