• Juillet 1974. Sous le couvert de la politique de « réconciliation nationale » impulsée par le Parti communiste espagnol (PCE), se créait la Junta Democrática. Celle-ci était composée du PCE, du PSP (Parti socialiste populaire [dirigé par Enrique Tierno Galván qui sera, entre 1979 et 1986, maire de Madrid. Le PSP se dissoudra dans le PSOE en 1978], des CCOO [1], le PTE (Parti du travail d’Espagne [formation maoïste]), de l’ASA (Alliance socialiste d’Andalousie), le Parti carliste [2]…
Leurs exigences principales portaient sur la création d’un « gouvernement provisoire », « l’amnistie totale », la « légalisation de tous les partis », les libertés démocratiques en général, la « reconnaissance, dans le cadre de l’unité de l’Etat espagnol, de la personnalité politique des peuples catalans, basque et galicien », la réalisation d’une « consultation populaire » afin de choisir la forme définitive du régime et de l’Etat [c’est-à-dire République ou Monarchie] et décider l’intégration à la Communauté économique européenne, etc.
• Une année plus tard, en juin 1975, le PSOE entre en scène avec sa Plataforma de Convergencia Democrática. A ses côtés : l’UGT, l’ORT (Organisation révolutionnaire de travailleurs [formation maoïste], le MCE (Mouvement communiste d’Espagne), le Conseil consultatif basque (Parti nationaliste basque, Action nationaliste basque,…) le Parti galicien social-démocrate, l’Union démocratique du pays Valencien, le Regroupement socialiste et démocratique de Catalogne, etc. Le programme de la Plateforme évoque une « rupture avec le régime », l’« ouverture d’un processus constituant », une « structure fédérale de l’Etat », la « liberté des prisonniers politiques et le retour des exilés », les libertés démocratiques, l’« abolition des tribunaux spéciaux ainsi que de tous les organismes et pratiques répressives incompatibles avec une société démocratique », « la reconnaissance du droit à l’autodétermination »,…
• En mars 1976, la Plate-forme et la Junte s’unissent pour former la Coordinación Democrática, connue sous le nom de « Platajunta ». Son manifeste, adopté par la plus grande partie des groupes mentionnés ci-dessus, parle toujours « de rupture démocratique » et de « processus constituant », de « liberté pour tous les prisonniers et détenus politiques » ainsi que de l’« amnistie politique et syndicale », de la nécessité de tenir une « consultation populaire sur la forme de l’Etat » et d’un « exercice plein, immédiat et effectif des droits et libertés politiques des différentes nationalités en conformité avec les exigences d’une société démocratique »…
• Alors que tout ce processus était en marche, Adolfo Suárez [3] envoie une invitation à négocier à l’opposition. Cette dernière, sans aucune vergogne, descend de la voiture de la « rupture démocratique » pour monter dans celle de la « rupture négociée », un authentique oxymoron politique qui annonçait un final gatopardiste [4]. A cette fin, en septembre 1976, était créée la Plate-forme d’organismes démocratiques, addition de l’ancienne Platajunta et de différentes assemblées et coordinations de Catalogne, du Pays Valencien, des îles Canaries, de Galice, etc. En son sein est formée une Commission permanente dont la fonction est d’offrir « une négociation aux pouvoirs de fait de l’Etat et au gouvernement quant à la mise en œuvre négociée du contenu décrit dans sa déclaration politique ».
Depuis lors, moitié en raison de l’initiative politique prise par le gouvernement d’Adolfo Suárez (octobre 1976- février 1981), pour moitié à cause de la résignation, passivité et complicité avec la première force de cette opposition, c’est le gouvernement qui tiendra la baguette. Restera au bord du chemin tout type de ruptures , « démocratiques » ou « négociées » . Les partis les plus à gauche seront marginalisés et sera oublié l’élan de la mobilisation sociale et politique qui caractérisait les dernières années du franquisme [5]. Le PCE, la force la plus importante à l’échelle de l’Etat, tant sur le plan social que politique, fera en sorte que rien ne sorte du cadre établi. Le « processus de réforme politique » [6] du gouvernement Suárez progressera le vent en poupe.
La signature du Pacte de la Moncloa (Palais) en octobre 1977. Outre, les franquistes recyclés (UCD), on y voit Felipe Gonzales, fringant au centre, Carillo et sa serviette, sur « sa gauche », avec Galvan à ses côtés (gauche), distrait. Adolfo Suarez regarde Felippe Gonzales et Manuel Fraga est intéressé par ce « nouvel homme » au costume de velours côtelé. Leopoldo Calvo Sottelo, à droite de Fraga, a le regard fixe, avec ses lunettes pesantes. Il est l’homme des chemins de fer (RENFE), de l’industrie chimique et acteur de la transition. Lepoldo Calvo Sottelo fut ministre du commerce sous Carlos Arias Navarro...
La signature du Pacte de la Moncloa (Palais) en octobre 1977. Outre, les franquistes recyclés (UCD), on y voit Felipe Gonzales, fringant au centre, Carillo et sa serviette, sur « sa gauche », avec Galvan à ses côtés (gauche), distrait. Adolfo Suarez regarde Felippe Gonzales et Manuel Fraga est intéressé par ce « nouvel homme » au costume de velours côtelé. Leopoldo Calvo Sottelo, à droite de Fraga, a le regard fixe, avec ses lunettes pesantes. Il est l’homme des chemins de fer (RENFE), de l’industrie chimique et acteur de la transition. Lepoldo Calvo Sottelo fut ministre du commerce sous Carlos Arias Navarro…
• La Transición et son « esprit », à nouveau désignée comme paradigme du changement tant par d’anciennes que par de nouvelles formations politiques, n’était rien d’autre qu’une immense tromperie vis-à-vis des espoirs et des revendications pour lesquelles des millions de personnes avaient lutté et œuvré au cours des années précédentes. Une tromperie dont l’expression principale a été la Constitution de 1978, rédigée en grande partie sous la dictée des pouvoirs de fait et pour justifier les renonciations scandaleuses devant le régime. Or, on a prétendu la vendre comme modèle et référence sur le terrain social. Les vertus portées aux nues de cette Constitution n’ont évidemment pas servi de frein pour empêcher que l’Etat espagnol détienne aujourd’hui un des records européens en matière de chômage, de précarité, d’expulsions de logement, de corruption et d’inégalités sociales…
• Il s’agit, enfin, d’une fraude sans remèdes. C’est-à-dire : là où je disais République, je dis aujourd’hui monarchie instaurée par le criminel Franco, à qui le nouveau roi jura loyauté et fidélité à son [soulèvement] du 18 juillet 1936 ; là où je disais rupture démocratique, je dis réforme du régime ; là où je disais amnistie politique et syndicale pour ceux qui ont lutté contre la dictature, je dis Loi d’amnistie pour les policiers, les militaires et les juges qui soutinrent ce régime « génocidaire » [7] ; là où je disais droit à l’autodétermination, je dis souveraineté unique et unité indissoluble et indivisible de l’Espagne éternelle ; là où je disais laïcisme et séparation de l’Eglise et de l’Etat, je dis maintien de la plus grande partie des privilèges éducatifs, fiscaux et sociaux de celle-ci ; là où je disais abolition des tribunaux spéciaux, je dis « Audience nationale d’Espagne » [Tribunal siégeant à Madrid, ayant un pouvoir juridictionnel sur tout le pays] et lois d’exception…
• Ces jours-ci, alors que je « rembobinais » les images des événements des dernières années (mobilisations, initiatives sociales et politiques, programmes électoraux, déclarations…) et que je recommençais à les revoir depuis le passé, il m’est arrivé d’avoir la sensation que ce film ressemble à un autre que j’ai déjà vu. J’ai déjà assisté à ce jeu mensonger avec les mots, à ce jeu qui les vide de leur contenu. J’ai déjà vu se vider les rues et faire que les militant·e·s soient absorbés dans le but de donner un corps institutionnel au changement ; de subordonner les calendriers sociaux et la mobilisation citoyenne aux rythmes électoraux ; de convertir la participation active des gens à la passivité du téléspectateur et de l’utilisateur de Twitter.
• Quoi qu’il en soit, la fin du film doit encore être tournée. Hier [9 janvier], un accord entre Junts pel Si [coalition électorale composée de la Gauche républicaine catalane et de Convergence démocratique de Catalogne, le parti d’Artur Mas, ainsi que de « personnalités » des puissantes organisations culturelles indépendantistes ANC et Omnium] et la CUP (Candidature d’Unité populaire). Les eaux sont à nouveau sens dessus dessous. Le processus souverainiste-indépendantiste catalan, véritable torpille contre la ligne de flottaison de ce régime, continue à tout remuer : les scénarios, les attentes, les stratégies… [8]. Pour cette raison, levons notre verre. Avec du cava [vin catalan], bien sûr : santé et rupture démocratique ! Plus de tromperies !
Sabino Cuadra