Par une nuit de décembre 1773, une soixantaine d’hommes déguisés en Amérindiens montent à bord de trois navires marchands dans le port de Boston et jettent à l’eau des dizaines de caisses de thé importé – un acte de désobéissance civile qui portait atteinte à la propriété privée et qui avait pour but de protester contre la politique fiscale du gouvernement.
Pour les conservateurs d’aujourd’hui, il s’agit d’un acte fondateur ; à tel point qu’il y a quelques années, une partie d’entre eux se sont rebaptisés en son honneur pour former le Tea Party.
Retour de bâton
Et pourtant, dans tout le pays, les législateurs conservateurs se comportent aujourd’hui moins comme les révolutionnaires qu’ils prétendent admirer, et davantage comme leurs anciens souverains britanniques en proposant des dizaines de projets de loi – et en les faisant adopter dans certains États – qui visent à restreindre le droit fondamental des citoyens à manifester. Quoi de plus contre-révolutionnaire ?
Il y a un an, le 25 mai 2020, le meurtre de George Floyd par un policier de Minneapolis a provoqué une vague de manifestations dans tout le pays. Ce meurtre n’était pourtant pas le premier acte intolérable commis par un représentant des forces de l’ordre, et les manifestations qui l’ont suivi n’étaient pas non plus la première explosion de colère face à ces agissements.
Le mouvement Black Lives Matter, si honni par la droite aujourd’hui, a en réalité vu le jour en 2013 sous la forme d’un hashtag après l’acquittement de George Zimmerman, blanchi du meurtre du jeune Noir Trayvon Martin.
Des décennies de lutte
Le fait de condamner des agissements indignes en manifestant fait partie de l’identité américaine. À la fin des années 1950 et 1960, ce sont des protestations publiques qui ont fait avancer la cause des droits civiques et ont permis de désengager les États-Unis de la guerre du Vietnam.
Trois décennies de manifestations ont également permis de sensibiliser l’opinion publique et de faire évoluer les politiques nationales sur la question des armes à feu et du nucléaire.
N’oublions pas non plus les manifestations lors du sommet de l’OMC à Seattle, en 1999, et le mouvement Occupy Wall Street, il y a dix ans.
Certains conservateurs ne voient pas ces mobilisations d’un bon œil. Depuis l’élection de Donald Trump – qui a elle-même suscité d’immenses manifestations de femmes aux États-Unis et dans le monde –, pas moins de 45 États américains ont examiné un total de 226 projets de loi portant sur la liberté d’expression et d’association, rapporte l’International Center for Not-for-Profit Law (ICNL), une organisation de défense de la société civile.
Lois liberticides
Parmi ces États, 18 – pour la plupart des États du Sud et du Midwest gouvernés par des républicains – ont effectivement adopté 34 de ces projets de loi, et 64 autres textes sont en cours d’examen.
Les autorités du Montana, du Dakota du Nord, du Texas, entre autres, ont durci les sanctions contre les rassemblements à proximité d’installations gazières ou pétrolières – une réaction aux manifestations contre la construction de l’oléoduc Keystone XL. Ces mesures semblent émaner d’une campagne nationale menée par l’American Legislative Exchange Council, un lobby de l’industrie conservateur.
Dans le Dakota du Nord, le port d’un masque lors d’une manifestation constitue aujourd’hui une infraction. L’Utah a criminalisé les perturbations lors de réunions publiques. Et en Floride, tout groupe de manifestants de plus de trois personnes peut être poursuivi en justice si l’un de ses membres est responsable de dommage sur un bien privé.
Les restrictions à la liberté de manifester vont de pair avec les tentatives de limiter le droit de vote. Ces initiatives visent à empêcher la participation politique non seulement des Noirs américains, mais également de tous ceux qui seraient tentés de les soutenir ou de s’opposer à une action gouvernementale.
Un pilier de la vie démocratique
C’est une tendance dangereuse, quelles que soient vos convictions politiques. La démocratie repose sur l’échange libre d’idées et la possibilité pour les citoyens d’exprimer publiquement leur soutien, leur opposition ou leurs doutes à l’égard des décisions du gouvernement.
Évidemment, le droit de manifester ne donne pas le droit de dévaster, de bloquer une autoroute, de fermer un pipeline ou de perturber une audience publique. Mais il existe déjà des lois pour sanctionner ces infractions, et les militants qui s’engagent dans des actes de désobéissance civile savent qu’ils risquent d’être interpellés. C’est un risque qu’ils sont prêts à prendre.
Étonnamment, les mêmes républicains qui s’indignaient des violences lors des manifestations de l’été dernier semblent n’avoir rien à redire concernant les manifestants qui ont envahi le Capitole de Washington le 6 janvier et qui s’en sont pris à des officiers de police dans l’espoir de faire changer l’issue de l’élection présidentielle.
À noter que si les partisans de Donald Trump avaient simplement manifesté devant le cordon de policiers du Capitole pour contester la victoire de Joe Biden, nous aurions défendu leur bon droit (tout en démontant les mensonges qu’ils avançaient). Mais ce n’est pas ce qu’ils ont fait : un assaut contre le siège du gouvernement pour renverser un processus démocratique ne constitue pas une forme de manifestation, c’est une insurrection.
De la même manière, les actes – inacceptables – de violence et de destruction commis par une poignée d’individus ne peuvent pas être utilisés comme excuse pour museler le plus grand nombre – quelle que soit la nature du discours. Cela vaut également pour ceux qui appellent à la haine, au racisme et à l’intolérance.
La meilleure réplique à un rassemblement du Ku Klux Klan est un choeur de condamnations. Nous ne sommes pas d’accord avec ceux qui nient l’existence d’un privilège blanc dans notre société, mais ils ont incontestablement le droit d’exprimer leur opinion. Et ceux qui voient l’histoire se répéter ont le droit de présenter leurs contre-arguments, qu’ils le fassent autour de conversations posées ou dans la rue.
La démocratie peut être conflictuelle, turbulente et désordonnée. C’est ainsi que la nôtre a commencé et c’est ainsi qu’elle doit continuer. Les élus siégeant dans les législatures d’État ne devraient pas être autorisés à l’affaiblir.
Los Angeles Times
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