Dans ce contexte, la seule révolution qui a suivi jusqu’au bout la dynamique de la révolution permanente, c’est-à-dire le passage de la phase démocratique à la révolution socialiste, c’est l’héroïque révolution cubaine. Cependant, ce n’est pas la seule révolution qui s’est engagée sur cette voie ; il y en a eu d’autres où le train de la révolution s’est arrêté en route, avant le socialisme, mais qui restent importantes pour les révolutionnaires, parce qu’elles ont réalisé d’importantes conquêtes partielles, ont changé le rapport de forces entre les classes, même si elles ont fini par faire marche arrière. C’est ce qui s’est passé au Nicaragua et avec le gouvernement Allende au Chili. Mais la seule qui ait mis KO la bourgeoisie, qui ait exproprié la bourgeoisie, c’est la révolution de Cuba.
La révolution permanente en tant que telle
Avant de procéder à une lecture de ces processus, il est bon de revenir à la théorie de Trotsky. Il nous semble que dans la théorie de Trotsky, nous devons observer trois dynamiques. L’une d’elles est la dynamique des tâches, de la démocratie au socialisme. L’autre est la dynamique de classe, de la classe populaire à la classe ouvrière, et la troisième est son caractère permanent, de national à international. Si nous poursuivons l’analyse de ces trois caractéristiques, nous constaterons que les révolutions sur notre continent ont laissé ces dynamiques inachevées, ne les ont remplies qu’en partie.
Bien que la révolution cubaine ait été la plus « complète », nous devons souligner qu’elle a été portée par la paysannerie pauvre et la direction démocratique révolutionnaire de Fidel et du Che ; il n’y avait pas de parti bolchevique. Malgré cela, la révolution cubaine est devenue socialiste, ce qui montre la nécessité d’enrichir la théorie de la révolution permanente à la lumière de ce qu’a été la révolution cubaine (et aussi la révolution chinoise), et de cette manière qu’elle a de se répéter sur notre continent où la paysannerie, les indigènes, les habitants appauvris des favelas, les jeunes et les femmes sont les moteurs des insurrections.
Evo en Bolivie et Chavez au Venezuela
Pour comprendre la situation actuelle de la révolution latino-américaine, rien de mieux que de passer en revue ce qui s’est passé sur notre continent en ce XXIe siècle.
Au cours des premières années de la première décennie, nous avons connu une série de soulèvements populaires, d’insurrections ou de semi-insurrections. Avec les insurrections, les rébellions et les révolutions qui ont eu lieu en Équateur, en Bolivie, en Argentine et au Venezuela, une nouvelle étape a été ouverte dans la lutte contre l’impérialisme sur le continent. Une nouvelle période est ouverte dans laquelle l’histoire ne se répète pas de la même manière qu’auparavant. Ces révolutions sont différentes des révolutions comme la cubaine de 1959, la bolivienne de 1952 ou la nicaraguayenne.
Ce sont des processus révolutionnaires dans lesquels, bien que la mobilisation ait provoqué de profonds changements, où le pouvoir a été conquis par la combinaison de ces mobilisations avec de nouveaux processus électoraux, dans lesquels le peuple mobilisé a vaincu les partis du régime et de l’impérialisme. Il s’agissait de révolutions ou de processus de démocratie populaire anti-impérialiste avec des revendications telles que la défense des ressources naturelles, la lutte contre le néolibéralisme imposé aux peuples, pour la réforme agraire et la réforme des régimes politiques.
Ces processus ont été la réponse à la domination du néolibéralisme avec les privatisations, et la reddition à l’impérialisme dans les années 90 du siècle dernier. C’est à cette époque qu’a lieu le caracazo [1], prélude à la nouvelle période du début du XXIe siècle, et qui explique le chavisme et le bolivarisme latino-américain.
En avril 2002, le coup d’État militaire orchestré par les États-Unis au Venezuela a été défait, un événement sans précédent jusqu’alors sur notre continent (à l’exception de la défaite de l’invasion de la baie des Cochons à Cuba). En 2003 et 2005, deux insurrections ouvrières et populaires ont secoué la Bolivie. La première a renversé Sánchez de Losada et la seconde a renversé Carlos Mesa, qui avait été mis en place pour remplacer le précédent. En conséquence, Evo Morales triomphe.
Il est nécessaire de s’attarder sur ces deux processus, la Bolivie et le Venezuela qui ont porté au pouvoir respectivement Evo Morales et Hugo Chavez.
Evo au pouvoir signifie pour la première fois dans l’histoire de la Bolivie et de l’Amérique latine que les indigènes, majoritaires dans la société, sont aussi majoritaires au gouvernement. Le visage de la Bolivie change. Fini le temps des hommes blancs largement majoritaires au pouvoir et au parlement. Se promener dans les rues de La Paz sous le gouvernement d’Evo, c’est marcher dans une ville différente. Les Indiens ont pris le centre et le pouvoir.
Le gouvernement s’est appuyé sur les cocaleros (cultivateurs de coca, dont Evo est issu) et les populations indigènes de l’altiplano [2]. La résistance au changement est venue de la « Demi-lune » de Santa Cruz, au sud du pays, une terre de grands domaines blancs où la réforme agraire n’était pas arrivée, et où les producteurs de soja brésiliens sont très présents. La « Demi-lune » se soulève et le pays est au bord de la guerre civile. Un pacte de statu quo a été conclu en 2006, utilisé par Evo pour construire sa base sociale parmi les employés et les ouvriers, mais sans réussir à vaincre le pouvoir de la grande bourgeoisie de Santa Cruz qui a fomenté par la suite le coup d’État parlementaire de 2019.
Le gouvernement d’Evo se distingue de celui de Chavez en ce qu’il est issu du mouvement social, d’abord des cultivateurs de coca, puis du soutien des travailleurs et des habitants des grandes villes : Cochabamba, Potosí, El Alto entourant La Paz. Cette base de soutien et l’État plurinational donnent à Evo la base pour mettre en œuvre des mesures positives au-delà de l’État plurinational, comme la nationalisation du gaz et du pétrole.
Dans le même temps, la proposition de García Linera (son vice-président) de ce qu’il appelle le « capitalisme andin » progresse. L’argument de l’ancien vice-président était qu’il fallait attendre l’avancée de la révolution dans les autres pays pour avancer vers le socialisme. Sous cette appellation, le gouvernement bolivien passe des accords avec des multinationales minières étrangères. Le sens de cette politique n’a jamais été expliqué au peuple et malgré les mesures progressistes de nationalisation du pétrole et du gaz, les grandes ressources naturelles de la Bolivie qui lui permettent d’avoir une importante source de revenus, le gouvernement a été confronté aux grèves des mineurs et des travailleurs de l’éducation qui réclamaient leurs droits et au mouvement écologique car certains de ses méga-travaux agressent la jungle bolivienne.
Il s’est créé une situation de statu quo, d’une certaine aubaine économique alimentée par l’augmentation des prix du gaz et du pétrole et d’une administration plus sensée et progressiste au sein du capitalisme, mais se sont également développé la bureaucratisation et l’accommodement à cette situation qu’on appelle la pause García Linera.
La succession d’événements depuis 2019 montre la dimension réelle de la conquête de l’État tat plurinational. Les médias de Santa Cruz avec le soutien de l’armée organisent le coup d’État pour imposer le gouvernement illégitime d’Áñez. Cependant, elle a duré moins d’un an. En pleine pandémie, les mineurs se soulèvent et se déclarent en grève, suivis par les paysans et les habitants des hauts plateaux qui, après plus d’une semaine de grèves et de blocages, imposent des élections où le MAS l’emporte à une écrasante majorité.
Venezuela : du Caracazo à la révolution bolivarienne
La révolution bolivarienne est la fille du Caracazo : une insurrection populaire commencée dans la ville de Guarenas et qui a vite gagné Caracas le 27 février 1989 et d’autres villes importantes du Venezuela, en réponse au plan néolibéral, concocté avec le FMI, par le gouvernement de Carlos Andrés Pérez (CAP).
Ce fut un soulèvement insurrectionnel populaire qui a duré environ une semaine et a laissé entre deux et trois mille cadavres, après que le gouvernement a eu recours à l’armé pour mater l’insurrection populaire.
Lors des élections de 1998, Chávez gagne avec une marge énorme sur les partis bourgeois. Lors de l’assemblée constituante de 1999, une nouvelle Constitution extrêmement progressiste est votée, jetant les bases de la future radicalisation du processus bolivarien.
Après la tentative de putsch des généraux contre Chávez en 2002, une nouvelle étape commence. Le gouvernement Chávez se radicalise et prend des mesures qui touchent la grande bourgeoisie terrienne et l’impérialisme. La direction du PDVSA [3] est changée, la réforme agraire est réalisée, la loi sur la pêche est adoptée et la nationalisation des secteurs économiques et leur cogestion par les travailleurs commencent. C’est le cas notamment à SIDOR, la plus importante entreprise sidérurgique du pays.
Comment caractériser les gouvernements de Chavez et Morales et quelle politique suivre face à eux
La grande majorité de la gauche a soutenu avec enthousiasme le processus bolivarien à différents niveaux. Il y avait ceux qui s’inclinaient inconditionnellement devant la politique de Chávez et se plaçaient sous sa direction, et il y avait ceux qui, comme nous, suivaient la politique du front uni anti-impérialiste. En faveur du soutien et même de la participation individuelle au gouvernement, mais en maintenant notre indépendance politique et en encourageant l’organisation des travailleurs.
Pour nous, Evo et Chavez ont été des gouvernements pour qui la caractérisation du bonapartisme sui generis du nationalisme bourgeois de Trotsky ne peut s’appliquer. D’autre part, ce ne sont pas non plus des gouvernements kérenskistes comme ceux d’Allende et de Torres [4] ; ils ont pris des mesures progressistes comme ceux-ci, mais ils se sont maintenus de façon prolongée au pouvoir.
Il s’agissait de gouvernements de rupture politique avec la bourgeoisie et l’impérialisme. La formulation pays indépendants s’intégrait parfaitement, compte tenu du fait qu’ils avaient cessé d’être des pays semi-coloniaux de l’impérialisme. Il s’agissait de gouvernements de rupture politique mais avec des contradictions, au sein de l’État bourgeois. Un État bourgeois particulier, parce qu’au pouvoir il n’y avait pas la bourgeoisie mais une petite bourgeoisie avec des traits révolutionnaires marqués, dus à la pression des masses et à leur propre radicalisme qui avait conduit à une forme d’économie mixte, aux nationalisations et à la réforme agraire. Cependant, aussi bien Evo – qui a fait coexister tout son gouvernement avec la bourgeoisie de Santa Cruz – que Chávez, qui n’a pas touché aux banques, se sont heurtés à cette limite de l’État et c’est pourquoi nous les définissons comme petite bourgeoisie anti-impérialiste et les pays comme indépendants.
Les différences de Chavez avec Lula et le Pétisme [5]
Il est devenu courant de parler de progressisme en général et de mettre sous la dénomination de progressisme tous les gouvernements du début du XXIe siècle qui n’étaient pas issus de partis authentiquement bourgeois. C’est une étiquette qui prête à confusion et un secteur de la gauche campiste s’en sert intentionnellement.
Le nationalisme radical petit-bourgeois bolivarien était très différent du PT. C’était une praxis de rupture politique avec la bourgeoisie. Et dans une moindre mesure, une rupture économique, comme la construction de l’ALBA (Alliance bolivarienne latino-américaine), une tentative d’unité continentale face à l’impérialisme. Ces gouvernements ont fait de la Bolivie, de l’Équateur et du Venezuela des pays indépendants. Il n’y a pas eu d’alliances avec des partis bourgeois, contrairement au Pétisme, qui lui a gouverné dès le début avec des partis bourgeois. Le Pétisme incarnait une autre stratégie que nous qualifions de social-libéralisme, puisqu’au gouvernement, il a poursuivi la politique du gouvernement libéral de Fernando Henrique Cardoso [président du Brésil de 1995 à 2003] et a joué fortement le rôle d’un sous-impérialisme envers le continent. Profitant d’un contexte économique favorable, le PT a pu faire des concessions aux travailleurs et aux pauvres, notamment avec la Bolsa Familia [6] et une certaine augmentation du revenu familial, qui ont eu le plus d’effets dans le Nordeste, la région la plus pauvre Brésil. Mais il s’agissait de concessions et de réformes mineures qui n’ont pas touché – et au contraire renforcé – la grande bourgeoisie, les grandes entreprises de construction et le capital financier.
Le Brésil a été un coussin, un amortisseur pour éviter que le processus bolivarien ne se « continentalise », ce qui était la tâche de l’heure pour un développement indépendant et éviter l’isolement des pays les plus avancés, le Venezuela, la Bolivie et l’Équateur, c’est-à-dire que l’ALBA se propage et que le bolivarisme prenne cette troisième caractéristique de la révolution permanente. Où en serait l’Amérique latine aujourd’hui si Lula, profitant du grand soutien des masses, avait commencé à mener une politique indépendante de la bourgeoisie ?
Les limites du chavisme
Cependant, Chávez a mis le pied sur le frein, il n’a pas été cohérent jusqu’au bout avec le « socialisme du 21e siècle », il s’est arrêté à mi-chemin. En interne, parce qu’il n’a pas approfondi la révolution par l’expropriation de la grande bourgeoisie (les banques) et à l’extérieur parce qu’au lieu d’étendre la révolution (comme Fidel et le Che l’ont fait avec l’Organisation latino-américaine de solidarté Olas), il a privilégié la politique de la diplomatie avec le gouvernement brésilien, et ce dernier, a peu contribué, autrement qu’en paroles, à l’existence de la Banque du Sud. Chávez a fini par être coopté dans le Mercosur, un projet non viable pour l’unité de l’Amérique latine. Il était légitime pour Chávez d’entretenir des relations diplomatiques avec le Brésil et les pays du continent, mais cela ne signifie pas qu’il fallait subordonner la politique à la diplomatie.
L’émergence et la consolidation des bureaucraties d’État
En même temps qu’il faut noter les différences entre le Petisme de Lula et le chavisme, il faut pointer un trait commun entre eux, et qui avec Maduro a connu une croissance exponentielle : l’appareil bureaucratique du pouvoir. Ces gouvernements sont (ou ont été) au pouvoir pendant 13/14 ans au Brésil, 18 ans au Venezuela, plus de 9 ans en Bolivie. Ce n’est pas une mince affaire ; les appareils d’État sont nécessaires mais ils créent une bureaucratie, des castes privilégiées qui commencent à travailler pour leur propre bénéfice. Dans le cas du Brésil, le PT était un agent organique des grands secteurs bourgeois. Au Venezuela, Chávez et le PSUV étaient indépendants de la vieille bourgeoisie mais est apparue la dite bolibourgeoisie tissant quelques liens avec la vieille bourgeoisie, un processus qui s’est accentué après la mort de Chávez qui pourtant la combattait mollement. Au Brésil, le lien avec la bourgeoisie a été beaucoup plus étroit, les hautes sphères pétistes créant des relations organiques avec des secteurs de la bourgeoisie, jusqu’á agir directement comme ses agents.
Cette situation a créé au Brésil un logique rejet populaire du gouvernement de Dilma (avec l’explosion de juin 2013) et au Venezuela un affaiblissement objectif du chavisme dans le mouvement de masse, comme l’ont souligné les intellectuels qui ont dénoncé l’« hyper centralisme » de Chavez.
La fin du cycle de ces gouvernements du « progressisme »
La mort de Chavez, le coup d’État parlementaire au Brésil et la crise économique de 2008 à 2013 changent la situation et le rapport des forces en présence. La marge pour les concessions économiques disparaît et cela est visible dans tous les pays où des plans d’ajustement économique sont appliqués.
Dans la phase précédente, l’Amérique latine était, dans une certaine mesure, à contre sens de la situation mondiale. Elle s’est trouvée favorisée par la hausse des prix des matières premières et du pétrole due à la relance de l’économie chinoise. Tout a changé à partir de 2013, lorsque la crise multidimensionnelle du capitalisme atteint des sommets. Et c’est un point essentiel pour comprendre la nouvelle situation que connaît aujourd’hui l’Amérique latine. Elle entre dans la crise plus tard, mais c’est peut-être pour cette raison même qu’elle en souffre plus violemment. C’est sans aucun doute ce qui est en train de se passer ; c’est en Amérique Latine que la pandémie frappe le plus fort, aggravant la crise, provoquant augmentation qualitative de la pauvreté, crise alimentaire, sanitaire et économique. Cette crise se superpose à la crise écologique, aux oppressions des peuples indigènes et surtout dans des pays comme le Brésil où le racisme est structurel.
Le second gouvernement de Dilma Roussef au Brésil (2014) et celui de Maduro au Venezuela se trouvent confrontés à cette crise et sont contraints de prendre des mesures d’ajustement pour tenter d’équilibrer les comptes. Le gouvernement de Dilma mène cette politique pendant un an, jusqu’à ce que la bourgeoisie décide du coup d’État parlementaire.
Au Venezuela, la tentative de coup d’État a été stoppée, mais le pays subit un violent blocus économique des États-Unis qui l’asphyxie. Le madurisme n’a jamais vraiment envisagé de s’opposer à ce processus en s’appuyant sur la mobilisation populaire. Au contraire, il a réduit les droits des travailleurs, emprisonné des dirigeants ouvriers et placé les entreprises d’État sous la coupe de la hiérarchie militaire qui les a mal gérées et s’en est enrichie.
La politique de Maduro est un changement qualitatif par rapport à ce qu’était le chavisme. L’arc minier de l’Orénoque – qui représente 40 % du territoire national – est cédé à l’extractivisme des entreprises étrangères (et en leur sein des entreprises américaines). Il faut ajouter les fortes et successives dévaluations du peso bolivarien dont les effets perdurent jusqu’à aujourd’hui et font qu’un professeur d’université gagne entre 5 et 6 dollars par mois.
La période entre 2013 et 2016 voit donc la fin du cycle des gouvernements « progressistes », ce qui ne signifie pas que leurs organisations politiques ou leurs gouvernements sont morts… Le PT de Lula, aujourd’hui vide de tout contenu de classe, continue d’exister tout comme le kirchnérisme en Argentine et le madurisme au Venezuela. Le MAS de Bolivie lui-même souffre d’un bureaucratisme qui a créé un mécontentement parmi ses militants.
La fin du cycle du progressisme ne se produit pas à cause d’un dépassement de la gauche comme conséquence d’une nouvelle montée radicale du mouvement de masse, mais au contraire parce qu’en 2016 avec le coup d’État parlementaire contre Dilma et la victoire de Macri en Argentine, de Duque en Colombie plus tard et ensuite de Bolsonaro, un cours réactionnaire est ouvert.
C’est donc une fin sans gloire, mais pas définitive. Certains apparaissent comme recyclés, avec moins de prestige que dans l’étape précédente et sans conditions pour faire des concessions importantes au mouvement de masse. C’est le cas du gouvernement d’Alberto Fernández et de Cristina Kirchner, ainsi que, plus récemment, d’Arce en Bolivie et de Lula avec ses droits électoraux reconquis (une victoire démocratique) au Brésil. Sans aucun doute, le cas de la Bolivie présente l’aspect super positif de la fin du coup d’État de la droite, mais sans la force sociale de la décennie précédente au point que lors des récentes élections provinciales – dont les plus importantes ont été El Alto et La Paz – une dissidence issue du MAS, dirigée par l’ancienne sénatrice Eva Copa, a triomphé.
Pourquoi les « progressistes » actuels ont les jambes courtes
Parce qu’en raison de la crise, ils ne peuvent pas faire les concessions de la période précédente et parce que la profonde crise latino-américaine exige un programme anticapitaliste radical que ces gouvernements ne veulent ni ne peuvent réaliser en raison de leurs engagements envers les institutions et la bourgeoisie. C’est pourquoi ils jouent un rôle lamentable face à la nouvelle vague d’insurrections que connaît notre continent.
En 2019, une nouvelle situation s’ouvre en Amérique latine
L’Amérique latine a renoué, au cours des deux dernières années, avec son histoire de luttes et d’insurrections. C’est une nouvelle situation qu’exprime également la rébellion antiraciste aux États-Unis suite à la mort de George Floyd et qui, en Amérique latine, n’a pas cessé d’avoir des expressions importantes. Certes, il y a toujours les gouvernements de droite et autoritaires comme Bolsonaro et Duque, et il y a eu la victoire de Lasso en Équateur suite à la division de la gauche. En effet, l’inégalité prévaut toujours dans la lutte des classes et l’émergence de directions alternatives et radicales reste difficile. Mais il ne faut pas ignorer les changements à l’œuvre. Depuis deux ans et demi, on assiste à des rébellions et des insurrections semblables à celles que nous avions connues au début des années 2000. Elles ont des caractéristiques communes, et des différences qui font que la nouvelle situation n’est pas une copie du cycle précédent.
Un survol rapide nous montre que les mouvements populaires et les rébellions ont couvert une grande partie de notre continent. À Porto Rico, un déchaînement populaire qui s’est terminé par la démission du président. En 2018, des grèves générales ont eu lieu en Haïti, et l’onde de choc s’est ensuite déplacée vers la cordillère des Andes. Nous avons eu le soulèvement indigène en Équateur, puis la rébellion populaire au Chili qui a permis de gagner l’Assemblée constituante, le coup d’État contre le MAS en Bolivie et plus tard la grève minière et les blocages qui ont permis d’imposer de nouvelles élections et la victoire du MAS. Au Pérou, la mobilisation des jeunes a renversé un gouvernement putschiste en une semaine et la Colombie est le théâtre d’une grande insurrection populaire dont l’épicentre se trouve à Cali.
Ces mouvements ont des caractéristiques communes dans leurs différences :
a/ Les protagonistes sont des jeunes, des indigènes, des paysans, des travailleurs du secteur tertiaire, avec une force exceptionnelle dans tous les cas, celle des femmes.
b/ Ils se heurtent à une violente répression de la part des gouvernements. Dans tous ces pays, il y a eu des dizaines de morts en Bolivie, en Équateur, au Pérou et dernièrement avec plus de violence en Colombie, un pays où le gouvernement pratique le terrorisme d’État.
c/ Les soi-disant « progressistes » en Équateur, au Chili et maintenant en Colombie ont appelé à l’apaisement et ont essayé de négocier, au Chili ils ont réussi, et en Colombie ils essaient de le faire.
d/ Dans tous ces processus, une large avant-garde antisystème émerge, indépendante du progressisme et des vieux partis. C’est une avant-garde des masses ou plutôt de secteurs des masses comme les jeunes habitants des quartiers pauvres de Cali et les indigènes.
Cette avant-garde a besoin d’un nouveau programme qui dépasse le rejet de l’ancien. Et c’est sur cette voie qu’elle fait ses pas, comme l’a fait ces jours-ci le Comité national de grève de Colombie.
Mais ce n’est pas un chemin facile. Nous ne sommes pas face à une avenue. Nous faisons face à une forte répression et toujours la crise d’un programme qui offre une alternative de pouvoir. Un programme qui unit les revendications les plus immédiates face à la pandémie, au non-paiement de la dette, à la nationalisation des banques, de la santé, de l’éducation, et qui établit de lourds impôts sur les grands capitalistes.
La nouvelle situation impose de nous lier à ces avant-gardes, et en même temps de créer l’espace pour faire avancer un nouveau regroupement continental, un troisième camp qui dépasse les « progressismes » du Forum de Sao Paulo [7] comme l’ultra-gauche auto-proclamée.
Pedro Fuentes