Fin février 2021, Lwin Oo* est monté à bord d’un hélicoptère à l’aéroport international de Rangoun avec 12 de ses collègues à destination du champ gazier de Yadana, situé à 60 kilomètres au large de la côte sud-ouest de la Birmanie. Après une heure de vol, l’installation offshore apparait, une tâche jaune vif se détachant contre le bleu foncé de la mer d’Andaman.
Le complexe de Yadana est composé de sept plates-formes fixes—des structures en acier qui hébergent le personnel et des plates-formes de forage—toutes reliées par des ponts en acier. L’hélicoptère descend lentement pour se poser au sommet de l’une des plateformes. Les travailleurs, vêtus de combinaisons orange vif, débarquent sur l’héliport vert et se dirigent vers leurs quartiers d’habitation avant de commencer leur travail à l’aube le lendemain.
Normalement, la seule chose dont ces travailleurs auraient à s’inquiéter au début de leur séjour d’un mois sur la plateforme est l’ennui de leur travail : assurer la maintenance de l’équipement mécanique pompant le gaz des fonds marins vers les clients de Total E&P Myanmar (TEPM), une filiale du géant français de l’énergie Total.
Cette fois-ci, cependant, c’est la première fois que Lwin Oo et ses collègues se rendent au travail depuis le coup d’État perpétré par la Tatmadaw, l’armée de la Birmanie, le 1er février, renversant le gouvernement civil élu et tuant environ 700 civils lors de la répression des manifestations pro-démocratie. Désormais, Désormais, ce qui préoccupe le plus les travailleurs est de continuer à travailler pour une entreprise considérée comme la plus grande source de revenus de la Tatmadaw.
« Savoir que cet argent alimente la junte met la plupart des employés mal à l’aise » déclare Lwin Oo.
Le gaz naturel est le deuxième produit d’exportation du Birmanie après les produits manufacturés, et Yadana est le projet gazier le plus lucratif. En 2019, Total a déclaré avoir versé quelque 230 millions d’euros (environ 275 millions de dollars américains) à la Birmanie. Les ventes du gaz naturel produit à Yadana et dans trois autres sites offshore rapportent à la Birmanie près de 1 milliard de dollars américains chaque année, dont l’essentiel revient à la Myanmar Oil and Gas Enterprise (MOGE), une entreprise publique obscure qui s’est associée à Total pour l’extraction du gaz du champ de Yadana en 1992.
Parfois, les navires de la Marine birmane errent autour de notre plateforme. …Si l’opération d’exportation s’arrête totalement, ils menacent de détenir le personnel qui soutient le Mouvement de désobéissance civile.
En 2018, la valeur de MOGE s’élevait à 4,6 milliards de dollars, selon un rapport de l’Initiative pour la transparence des industries extractives (EITI). Avec le coup d’État, MOGE et ses fonds sont passés sous le contrôle direct de la Tatmadaw.
« Le plus difficile est de penser que notre travail finance directement MOGE » déclare Hein Ko*, un autre employé actuel de Total.
Selon une lettre ouverte envoyée fin février par 400 organisations de la société civile birmane aux sociétés pétrolières et gazières opérant dans le pays, toutes les sommes versées à MOGE « contribueraient à maintenir la gouvernance illégitime de l’armée, [et] à leur fournir les ressources nécessaires pour mener à bien des opérations militaires qui se caractérisent par des violations des droits humains ».
Ces versements porteraient également atteinte au Mouvement de désobéissance civile, indique la lettre, en référence à une grève du travail à l’échelle nationale menée par des fonctionnaires visant à entraver la capacité de la junte à gouverner et à percevoir des revenus.
À la mi-mars, des dizaines de travailleurs de l’usine de Yadana ont soumis une pétition à leur direction demandant à Total E&P Myanmar de suspendre les paiements d’exportation à la junte, de placer les fonds dans un compte séquestre et de geler le versement des impôts sur le revenu jusqu’à la restauration du gouvernement birman démocratiquement élu.
« Nous devons déployer tous les efforts possibles pour mettre fin à ce coup d’État militaire, qui est également condamné au niveau international » indique la lettre. « Nous sommes particulièrement préoccupés par le fait que les bénéfices tirés du projet Yadana, pour lequel nous travaillons, aideront d’une manière ou d’une autre à financer la répression violente de la population de Birmanie par la junte militaire et à enraciner son régime ».
Les travailleurs qui se sont entretenus avec New Naratif ont demandé que la lettre ne soit pas publiée dans son intégralité.
Les dirigeants de Total ont refusé de prendre en compte les demandes formulées dans la pétition et ont demandé aux employés de continuer à travailler et de s’abstenir de critiquer les politiques de l’entreprise. Hein Ko et Lwin Oo font partie des dizaines de travailleurs qui disent vouloir rejoindre le mouvement de désobéissance civile, mais ils ont peur des représailles s’ils l’énoncent publiquement.
« Le responsable français sur le terrain a menacé le personnel offshore quand [nous] lui avons dit d’arrêter les exportations. Il a dit que l’armée arrêterait quiconque rejoindrait le Mouvement de désobéissance civile » dit Hein Ko.
« Parfois, les navires de la Marine errent autour de notre plateforme » ajoute-t-il. « Si l’opération d’exportation s’arrête totalement, ils détiendront le personnel qui soutient le Mouvement de désobéissance civile ».
Ni Total E&P Myanmar ni le siège de Total n’ont répondu aux multiples demandes de commentaires de New Naratif.
Antécédents de Total
Total a une longue histoire de collaboration avec la Tatmadaw et de complicité dans ses violations des droits humains. En 2005, la société a versé 5,2 millions d’euros (6,2 millions de dollars) à huit travailleurs birmans qui l’avaient poursuivi devant un tribunal français pour travail forcé lors de la construction du gazoduc de Yadana de 1995 à 1998. Les plaignants affirmaient que la Tatmadaw les avait forcés à travailler sur le gazoduc de 409 kilomètres, qui achemine le gaz naturel de l’installation offshore à la frontière thaïlandaise, où il est vendu à la société énergétique publique thaïlandaise PTTEP.
Un soldat de la Tatmadaw a reconnu ces abus devant le groupe de défense des droits humains EarthRights International, en précisant : « Nous demandons [aux villageois] de transporter des munitions, de la nourriture et des fournitures. Pendant le portage, les soldats ne traitent pas bien les porteurs. Je ne veux pas trop parler de ces horribles choses puisque que je l’ai moi-même fait subir à ces personnes à ce moment-là ».
EarthRights International a révélé dans un rapport de 2009 que les soldats birmans assurant la sécurité du projet de gazoduc Yadana et ses exploitants, Total et le géant américain de l’énergie Chevron, avaient commis pendant des années toute une série d’atteintes aux droits de la population locale. Ils ont notamment forcé des civils à travailler comme porteurs, à transporter du bois et à réparer les routes dans la zone du gazoduc, et ont commis des actes de torture et des exécutions extrajudiciaires.
En dépit de son bilan en matière de droits humains, les travailleurs birmans ont continué à chercher des emplois chez Total dans les années 2000 car il y avait très peu d’emplois bien rémunérés dans le pays, avant que la précédente junte militaire ne remette la plupart des institutions de l’état au gouvernement nominalement civil du Président Thein Sein en 2011.
En 2000, la Birmanie était l’un des pays les plus pauvres du monde en raison d’une situation générée par une mauvaise gestion, une inflation galopante, la corruption et le manque d’investissements étrangers. Une série de crises bancaires au début des années 2000 a encore affaibli la monnaie de la Birmanie et provoqué une flambée des prix des produits de base.
Fin 2007, la forte hausse des prix du carburant, du riz, des œufs et de l’huile de cuisson a déclenché la révolution de safran pro-démocratie à Rangoun, au cours de laquelle les forces de sécurité ont tué au moins 31 personnes et arrêté des milliers de manifestants, dont des dizaines de moines bouddhistes.
Comme aujourd’hui, de nombreux travailleurs ont regretté que leur travail ait permis l’enrichissement de la Tatmadaw et financé ses opérations meurtrières.
« À l’époque, il était difficile de trouver un emploi et les gens devaient prendre ce qui se présentait. Bien sûr, nous savions tous que les revenus allaient au gouvernement militaire avant 2010. La plupart des gens n’aiment pas travailler pour des entreprises qui financent les militaires, mais nous n’avions pas beaucoup de choix » explique Alex*, qui travaillait pour Total E&P Myanmar dans les années 2000.
Après avoir passé un accord financier avec les huit travailleurs qui l’accusaient d’abus à leur encontre en 2005, Total a nié toute implication dans le travail forcé. La société a également déclaré que la cessation de ses opérations en Birmanie aggraverait la situation dans le pays.
Total semble adopter aujourd’hui une position semblable. Le 4 avril, le PDG de Total, Patrick Pouyanné, a publié une lettre ouverte mentionnant les appels publics à « arrêter de financer la junte militaire ». Dans sa lettre, Pouyanné a annoncé que Total annulerait un prochain projet d’exploration de gaz sur le champ gazier de Yadana et cesserait les opérations de forage en Birmanie.
La déclaration de Total suggérant que son personnel pourrait subir des représailles si les versements à MOGE s’arrêtaient confirme effectivement que les versements s’assimilent à de l’extorsion.
Cependant, Pouyanné a également reconnu que le seul moyen de mettre fin à tous les versements financiers à la junte serait de cesser de produire du gaz, ce que, selon lui, l’entreprise ne ferait pas pour trois raisons : premièrement, le gaz que Total produit fournit de l’électricité à des millions de personnes à Rangoun et en Thaïlande ; deuxièmement, la cessation des opérations pourrait pousser l’armée à forcer les travailleurs de Total à produire sous la contrainte ; et enfin, Total peut continuer à produire du gaz en toute sécurité car « ses installations ne sont pas affectées par les événements dramatiques qui se déroulent à terre ».
Ces arguments sonnent creux pour Hein Ko. « S’il veut protéger le personnel, j’aimerais lui dire de nous protéger en respectant les institutions démocratiques » dit-il.
Ben Hardman, conseiller juridique et politique pour EarthRights International, affirme que Total est bien conscient que ses contrats avec le gouvernement de la Birmanie comportent des clauses sur les troubles politiques qui permettraient à l’entreprise de suspendre les paiements.
« Total ne nie pas avoir le pouvoir de suspendre ses versements sur des comptes contrôlés par l’armée. Faciliter les versements sur ces comptes, alors qu’ils sont désormais contrôlés par ce qui est essentiellement un gang criminel armé, enfreint probablement à la fois les lois birmanes sur la corruption et les lois américaines sur le blanchiment d’argent », a déclaré Hardman à New Naratif.
Il ajoute : « La déclaration de Total suggérant que son personnel pourrait subir des représailles si les versements s’arrêtaient confirme effectivement que ses versements constituent de l’extorsion ».
Le Prix du Sang
Fin mars, le Département du Trésor des États-Unis a annoncé l’adoption de sanctions contre Myanmar Economic Holdings Limited (MEHL) et Myanmar Economic Corporation (MEC), deux sociétés holding appartenant à l’armée et qui dominent de nombreux secteurs de l’économie de la Birmanie, notamment le commerce, les ressources naturelles et l’alcool, les cigarettes et les biens de consommation.
Selon les juristes, ces sanctions laissent intacte une source de financement vitale pour la Tatmadaw.
« Le pétrole et le gaz financeront la junte à moins que Total, Chevron et PTTEP ne prennent les mesures exigées par la population de la Birmanie et suspendent leurs versements » affirme Yadanar Maung, une représentante de Justice for Myanmar.
« Il est urgent que la communauté internationale sanctionne MOGE, qui est aujourd’hui l’entreprise la plus lucrative de l’armée et qui vole des biens qui appartiennent à la population de la Birmanie » dit-elle.
Tom Andrews, le rapporteur spécial des Nations Unies sur la situation des droits humains en Birmanie, a réitéré ces appels à « réduire le flux de revenus alimentant les coffres de la junte illégale » à travers des sanctions multilatérales coordonnées « contre les hauts dirigeants de la junte et leurs principales sources de revenus, y compris les entreprises détenues et contrôlées par l’armée et l’entreprise pétrolière et gazière de la Birmanie ».
Pourquoi un groupe de défense des droits humains prendrait-il leur argent, taché du sang de notre peuple ?
Même avant le coup d’État, MOGE était notoirement opaque. L’entreprise ne publie pas ses comptes et n’a pas de site officiel. Bien que le gouvernement nominalement civil d’Aung San Suu Kyi se soit engagé à réformer les entreprises publiques du pays et à en accroître la transparence, ces efforts ont été interrompus lorsque son gouvernement a été renversé, ce qui a entraîné la suspension du pays de l’Initiative pour la transparence des industries extractives en février.
La Tatmadaw a déjà commencé à profiter de ce nouveau manque de transparence.
Le même mois, la Commission d’investissement de la Birmanie a approuvé 527 millions de dollars de nouveaux investissements étrangers, dont 26% sont allés au secteur pétrolier et gazier. Singapour, la Chine et la Thaïlande sont désormais les principales sources d’investissement étranger de la Birmanie.
Pouyanné, PDG de Total, s’est engagé à « faire un don aux associations œuvrant pour les droits de l’homme en Birmanie, l’équivalent des impôts que nous devrons effectivement payer au gouvernement de la Birmanie ».
Selon Yadanar Maung, l’offre « est une tentative flagrante de Total de blanchir sa complicité dans des crimes atroce ».
« Pourquoi un groupe de défense des droits humains prendrait-il leur argent, taché du sang de notre peuple ? », explique Yadanar Maung.
Incapables de se mettre en grève sans risquer une arrestation, de nombreux employés de Total sont pessimistes sur les chances de libérer la Birmanie du régime militaire.
« Je serais prêt à rejoindre le mouvement de désobéissance civile si le flux d’argent cessait d’aller vers la junte », dit Lwin Oo. « Je gagne ma vie de mon travail et je donne [au mouvement] autant que je le peux. Je dois survivre et faire survivre ma famille ».
Les autres travailleurs préféreraient cesser leur collaboration avec l’entreprise, s’ils avaient d’autres moyens de subvenir à leurs besoins.
« Actuellement, ce qui me préoccupe est la situation dans le pays. Je suis suffisamment stressé. Je me fiche du reste », dit Thiha Kyaw. « Je suis prêt à arrêter ».
*Les noms des travailleurs présents et passés de Total ont été modifiés par souci de ne pas les exposer à des représailles.
L’article a été traduit par des membres de La Communauté Birmane de France (CBF).
Nay Paing
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