Pedro Castillo Terrones est loin d’être un messie, mais il est apparu « sorti de nulle part » dans la compétition électorale, comme s’il en était un. Avec les résultats de dimanche 6 juin, il est sur le point de devenir le président le plus improbable. Non pas parce qu’il est un outsider – le pays en est plein depuis que le « Chinois » [« Japonais »] Alberto Fujimori a pris le pouvoir en 1990, après avoir battu Mario Vargas Llosa – mais en raison de son origine de classe : c’est un paysan de Cajamarca, lié à la terre, qui – sans jamais abandonner ce lien avec la montagne [la ville de Cajamarca se situe à une hauteur de 2750 mètres] – a surmonté diverses difficultés. Il est devenu enseignant rural. Lors des débats présidentiels, il terminait ses interventions par la formule : « parole d’enseignant ».
Issu du corps enseignant, Pedro Castillo est arrivé sur la scène nationale en 2017, suite à une grève combative des enseignants contre la direction du syndicat. Un documentaire récent, intitulé précisément « Le professeur », donne plusieurs indications sur sa personne, sa famille et son environnement. Contrairement à Luis E. Valcárcel – dont l’indigénisme s’est inséré dans la querelle des élites : le Cuzco andin et le Lima « blanc » – Pedro Castillo vient d’un nord beaucoup plus marginal en termes de géopolitique péruvienne. Son identité est plus « provinciale » et paysanne que strictement indigène. A partir de là, il a conquis l’électorat du sud des Andes et a également attiré, bien que dans une moindre mesure, le vote populaire à Lima.
C’est pourquoi, lorsque Keiko Fujimori a accepté le défi d’aller débattre dans la ville de Chota [située au nord] et qu’elle a déclaré avec dégoût : « Il fallait que je vienne jusqu’ici », cette phrase est restée comme l’un des revers de sa campagne. Pedro Castillo a réussi à faire sortir la politique de Lima pour l’amener dans les coins les plus reculés et les plus isolés du pays qu’il a parcourus un par un au cours de sa campagne, un crayon géant à la main.
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L’irruption de Castillo au premier tour – avec près de 19% des voix – a suscité une véritable hystérie dans les secteurs aisés de la capitale. Conformément à la mode actuelle de l’anticommunisme zombie, elle s’exprimait par un « Non au communisme » généralisé, se manifestant même par des affiches géantes dans les rues. Le racisme ne manquait pas non plus. Le Pérou semble moins gêné de l’exprimer en public que ses voisins, l’Equateur ou la Bolivie.
Par exemple, le journaliste « controversé » Beto Ortiz a expulsé la députée de Perú Libre [parti qui présentait Pedro Castillo], Zaira Arias, de son émission télévisée, montrant ainsi que le « politiquement correct » n’atteint pas certains secteurs des élites de Lima. Il l’a ensuite traitée de « marchande de fruits et légumes » et s’est ensuite déguisé en Indien – selon sa singerie habituelle – pour accueillir avec sarcasme le « nouveau Pérou » de Pedro Castillo.
La candidature de Pedro Castillo a également été constamment victime du « terruqueo » (accusation de liens avec le terrorisme) en raison de ses alliances syndicales pendant la grève des enseignants et – étant donné son manque d’expérience préalable dans l’arène électorale – de ses propres faux pas lors des entretiens.
Comme l’a écrit Alberto Vergara dans le New York Times du 8 juin : « Ceux qui ont utilisé la politique de la peur de la manière la plus perfide sont ceux du camp pro-Fujimori, les classes supérieures et les grands médias. Les hommes d’affaires menaçaient de licencier leurs employés si Castillo gagnait ; les citoyens ordinaires promettaient de mettre leurs domestiques au chômage s’ils optaient pour le Perú Libre ; les rues étaient remplies de panneaux envahissants payés par les hommes d’affaires mettant en garde contre « une invasion communiste imminente ». Même Mario Vargas Llosa a abandonné son traditionnel anti-Fujimorismo – raison pour laquelle il avait même appelé à voter pour Ollanta Humala en 2011 – et a décidé de donner une chance à une candidate portant le nom de famille de Fujimori.
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Pedro Castillo est loin d’être issu d’une culture communiste. Il a passé plusieurs années dans la politique locale sous la bannière de Perú Posible, le parti de l’ancien président Alejandro Toledo (président de juillet 2001 à juillet 2006). Bien qu’il se soit présenté pour Perú Libre, il n’est pas un membre « organique » de ce parti qui est né à l’origine sous le nom de Perú Libertario. Perú Libre se définit comme « marxiste-léniniste-mariatéguiste », mais nombre de ses candidats nient être « communistes ».
Le leader du parti, Vladimir Cerrón, a défini le mouvement qui s’est rangé derrière Pedro Castillo comme une « gauche provinciale », par opposition à la gauche « caviar » de Lima. Pedro Castillo est un catholique « évangélique compatible » : sa femme et sa fille participent activement à l’Eglise évangélique du Nazaréen et lui-même se joint à leurs prières. Pendant la campagne, il s’est positionné à plusieurs reprises contre l’avortement ou le mariage pour tous. Cela, bien qu’aujourd’hui plusieurs de ses techniciens et conseillers viennent de la gauche urbaine, dirigée par Verónika Mendoza [franco-péruvienne, elle s’est présentée au premier tour sur la liste de gauche Juntos por el Perú ; elle a appelé à voter pour Pedro Castillo face à Keiko Fujimori], avec des visions sociales progressistes. Il faudra voir comment ces tendances coexisteront dans le futur gouvernement de Pedro Castillo, ce qui ne devrait pas être facile.
Castillo se définit également comme un « rondero » [un membre des rondes paysannes], en référence aux groupes de paysans créés au nord, dans les années 1970, pour lutter contre le vol de bétail. Ces groupes ont ensuite été développés dans le pays, durant les années 1980, pour faire face à la guérilla du Sentier lumineux. Ils font souvent office d’autorité de référence dans les campagnes.
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L’incertitude d’un futur gouvernement Castillo n’a pas à voir, précisément, avec la constitution d’une « expérience communiste » de quelque nature que ce soit. Une « vénézuélianisation » telle qu’annoncée par ses détracteurs semble également très improbable. Les forces armées ne semblent pas facilement maîtrisables ; le poids parlementaire du « castillisme » est limité ; les élites économiques sont plus résistantes que dans un pays purement pétrolier comme le Venezuela ; la structuration du mouvement social n’annonce pas un « nationalisme révolutionnaire » de type chaviste ou cubain.
Les déclarations du « professeur Castillo » témoignent d’un certain mépris plébéien pour les institutions, d’un manque de clarté quant à l’orientation du gouvernement et de visions de la répression de la criminalité qui favorisent l’extension de la « justice à la rondera » au reste du Pérou (un type de justice qui impose souvent divers types de punitions à ceux qui commettent des délits). Mais elles incluent également des discours renvoyant à une poigne de fer, comme on l’a vu lors des débats électoraux.
La présence au gouvernement de « l’autre gauche » – urbaine et cosmopolite – peut fonctionner comme un équilibre vertueux entre le progressiste et le populaire. Néanmoins, elle sera aussi une source de tensions internes. Certains comparent Castillo à Evo Morales. Il existe sans aucun doute une symbologie et des histoires partagées. Mais il y a aussi des différences. L’une d’entre elles est purement anecdotique : plutôt que d’exagérer ses réalisations en termes de méritocratie, Evo Morales affirme ne pas avoir terminé ses études secondaires (bien que certains de ses professeurs prétendent le contraire). L’autre est plus importante pour les objectifs du gouvernement : l’ancien président bolivien est arrivé au Palacio Quemado en 2006, après huit ans à la tête du bloc parlementaire du Mouvement vers le socialisme (MAS) et suite à l’expérience d’une campagne présidentielle en 2002, en plus d’avoir derrière lui une confédération de mouvements sociaux ayant un fort poids territorial, articulée au MAS. Pedro Castillo a, pour l’instant, un parti qui n’est pas le sien et un soutien social–électoral encore diffus.
La « peur blanche » de Castillo est liée, plus qu’à un réel danger de communisme, à la perspective d’une perte du pouvoir dans un pays où les élites ont évité le virage à gauche de la région et coopté ceux qui ont gagné avec des programmes réformistes, comme Ollanta Humala (président de 2011 à 2016). Pour le dire d’une manière plus « ancienne » : la « peur blanche » est la perspective d’un affaiblissement du « gamonalismo », comme on appelait au Pérou le système de pouvoir construit par les propriétaires d’haciendas avant la réforme agraire, et qui a perduré sous d’autres formes dans le pays. Personne ne sait si les élites seront, également, en mesure de coopter Pedro Castillo. Toutefois dans ce cas, le fossé de classe est plus profond que par le passé et le scénario est en général moins prévisible. La « surprise Castillo » est trop récente et, à bien des égards, il est un inconnu, même pour ceux qui seront ses collaborateurs.
Il est possible que la « tempête électorale » en annonce d’autres à venir si les élites veulent continuer à gouverner comme elles en ont pris l’habitude.
Pablo Stefanoni dirige la revue Nueva Sociedad
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