On aimerait rêver un peu à Katmandou et dans les autres villes du Népal, ce pays pauvre de 29 millions d’habitants, accroché à la chaîne himalayenne entre l’Inde au sud et la Chine au nord. Après deux mois de strict confinement sur fond de catastrophe sanitaire, le gouvernement a décidé, jeudi 17 juin, d’alléger un lockdown qui a mis à l’arrêt tout le pays. Les activités essentielles pourront reprendre, ainsi que le bâtiment et une large partie de l’industrie.
Cet allègement dit « intelligent », qui vise officiellement « à faciliter la vie du peuple », ne convainc pas grand monde. Car la mousson arrive, qui, avant chaque été, emporte routes, ponts, hameaux et peut faire des morts par centaines.
Cette année, elle est prévue comme particulièrement violente. Selon The Himalayan Times, une centaine de villages sont déjà menacés par les crues et les avalanches de boue dans le petit district de Bajura (135 000 habitants, au nord-ouest du pays). Au confluent de deux rivières descendant du massif de l’Annapurna et du Mustang, la ville de Beni Bazaar (35 000 habitants) s’attend à une submersion partielle, plusieurs digues ayant été emportées par les crues.
La mousson s’annonce comme un obstacle majeur à une reprise de contrôle de l’épidémie de Covid-19. Relativement épargné jusqu’au printemps, le Népal a connu une deuxième vague terrible en avril et surtout le mois dernier. À la mi-mai, selon une note du bureau des Nations unies à Katmandou, « le nombre de cas a bondi à un niveau sans précédent, le Népal fait partie des dix pays ayant la plus forte augmentation et il a le taux de reproduction le plus élevé au monde ».
Le pic de la vague semble avoir été atteint fin mai et les chiffres paraissent s’améliorer un peu depuis. Ces statistiques sont fortement contestées. Peu de tests sont pratiqués et le système de santé est totalement débordé. Selon les données du ministère de la santé ce jeudi 17 juin, sur 12 484 tests effectués en 24 heures, 2 607 ont été positifs. Le pays a enregistré près de 9 000 morts depuis le début de la pandémie, un chiffre largement sous-estimé, estiment la plupart des organisations médicales.
À ce défi sanitaire s’ajoute une nouvelle crise politique : la Chambre des députés a été dissoute, les factions maoïstes au pouvoir se déchirent, le gouvernement fait mine d’exister. « Le seul variant népalais dont nous devrions nous inquiéter, c’est celui d’une classe politique incapable et mutante », note l’hebdomadaire Nepali Times, qui souligne que « le premier ministre a nommé cinq ministres de la santé en trois ans, dont trois depuis le début de la pandémie ».
« Mon hôpital, c’est comme une zone de guerre »
La société népalaise, et sa myriade d’associations, a appris de longue date à faire sans le gouvernement. De spectaculaires chaînes de solidarité se sont ainsi organisées en avril et mai quand les dispensaires et hôpitaux se sont retrouvés à court d’oxygène et de ventilateurs, incapables de prendre en charge les malades. Cinq personnes sont ainsi mortes asphyxiées en une semaine dans un même hôpital du sud du pays. Très vite, des bonbonnes d’oxygène sont arrivées en masse, envoyées par les ONG, l’aide étrangère et la diaspora. Encore fallait-il correctement les distribuer aux différents établissements…
L’incurie du pouvoir a laissé des traces, en particulier chez les personnels soignants. Amnesty International, qui vient de publier un long rapport sur la crise majeure du mois de mai, a interviewé plusieurs médecins et infirmières. Sangita, qui travaille dans un hôpital gouvernemental de Katmandou, décrit son établissement « comme une zone de guerre ». « Il n’y a plus un seul lit de disponible à Katmandou. »
Le docteur Krishna explique que la « situation est bien pire qu’en 2015 », lorsqu’un tremblement de terre avait ravagé une partie du pays. « Le Népal n’a jamais fait face à une crise pareille. Ce gouvernement n’a pas de plan, le système s’est effondré et ils ne savent pas quoi faire maintenant », ajoute-t-il.
« Nous avons au Népal la même situation désespérée que celle que nous avons vécue en Inde ces derniers mois. Le système de santé du pays vacille, les hôpitaux atteignent leur pleine capacité et le personnel désespérément sous-financé est incapable de répondre à une demande écrasante », déclarait le mois dernier Yamini Mishra, directrice d’Amnesty International pour la région Asie-Pacifique.
L’épidémie, qui était surtout concentrée dans la vallée très peuplée de Katmandou, a maintenant diffusé dans tous les districts du pays. Que se passe-t-il dans les vallées et régions de montagne, difficilement accessibles, encore plus en période de mousson, et où les équipements sanitaires sont presque inexistants ? Les témoignages publiés par la presse népalaise sont alarmants, qui signalent des contaminations sans doute galopantes, faute de dépistages et de vaccins.
Il est impossible à ce jour de mesurer l’impact de la saison des trekkings et des grandes ascensions qui s’est achevée vers le 15 mai. Mais des centaines de porteurs mobilisés pour ces expéditions sont retournés dans leurs villages, circulant dans presque tout le pays. Or, il est par exemple avéré que le camp de base de l’Everest, qui accueillait près de 2 000 personnes début mai, s’est transformé en un gigantesque cluster. Les alpinistes étrangers malades (qui paient jusqu’à 50 000 dollars des sociétés commerciales pour tenter l’ascension) ont été évacués par hélicoptère. Les porteurs, eux, sont redescendus à pied…
Dans le district de Mugu, 55 000 habitants, à la frontière avec le Tibet, les officiels s’inquiètent d’un « taux d’infection élevé », citant des familles où « quatre membres sur cinq sont contaminés », selon un article du Katmandu Post. En début de semaine, la Commission nationale des droits humains a tenté de secouer le gouvernement en lui demandant plus de tests, des vaccins et surtout des moyens exceptionnels pour les zones rurales et montagnardes.
Une vaccination aujourd’hui en panne
Le pouvoir l’a-t-il entendue ? Mercredi 16 juin, le premier ministre a annoncé l’achat de quatre millions de doses de vaccin à la Chine, précisant que le contrat ne serait pas rendu public, ce que la réglementation impose normalement. La Chine avait déjà fourni gratuitement 1 million de doses. Une nouvelle campagne devrait donc démarrer à la mi-juillet. Les États-Unis doivent également donner 7 millions de doses à un groupe de 17 pays d’Asie du Sud-Est, dont le Népal.
Le Népal avait été un des premiers pays d’Asie du Sud-Est à démarrer la vaccination en janvier, en utilisant le vaccin indien Covieshield. Puis, faute de doses, la campagne s’est quasiment interrompue. 690 000 personnes sont aujourd’hui vaccinées et près de 2,5 millions ont reçu une dose. La mousson et le grand désordre gouvernemental ne devraient guère permettre à ces chiffres d’augmenter.
François Bonnet