Le 8 avril, Maret Gadaeva reçoit un message vocal de son mari Magomed. Une seconde d’enregistrement qui évoque de sombres souvenirs. « On m’enlève à nouveau ! », lui crie-t-il, avant qu’on ne lui arrache son portable. À 14 heures, comme tous les jours, ce demandeur d’asile tchétchène de 36 ans était parti pointer au commissariat de Limoges (Haute-Vienne), dans le cadre de son assignation à résidence. Depuis décembre, il est sous le coup d’un arrêté préfectoral d’expulsion. Maret se précipite alors au commissariat avec son bébé de six mois et son fils, où elle attend trois heures. « Magomed n’y était déjà plus, raconte cette femme de 33 ans. J’ai immédiatement pensé : c’est le genre de chose qui arrive en Tchétchénie… » Là-bas, dans les années 2000, son époux a été enlevé plusieurs fois par les forces de l’ordre russes ou tchétchènes, avant d’être torturé. Ce 8 avril, sur décision du ministère de l’intérieur, Magomed est en train d’être renvoyé vers la Russie, qu’il a fuie 12 ans plus tôt.
Rencontrée à Limoges, Maret montre une photo de son mari sur son téléphone. © CM
Depuis l’expédition punitive menée par des Tchétchènes dans un quartier de Dijon en juin 2020, puis surtout l’assassinat terroriste de Samuel Paty par un réfugié tchétchène en octobre dernier, les expulsions visant des Tchétchènes se sont multipliées, dénoncent les associations. Y compris des expulsions de personnes bénéficiant jusque-là du statut de réfugié. Car l’institution chargée d’accorder l’asile en France (l’Ofpra), placée sous tutelle de l’intérieur, peut aussi le faire sauter, en cas notamment de « menace grave pour la sûreté de l’État », ou si la personne a été condamnée « pour un crime, un délit constituant un acte de terrorisme ou puni de dix ans d’emprisonnement [et que sa] présence constitue une menace grave pour la société française ». D’après les chiffres officiels, cette pratique vise en premier lieu les Tchétchènes : en 2020, sur 312 retraits, environ 23 % concernaient des ressortissants russes, pour l’essentiel tchétchènes.
Réfugiés ou non, combien de Tchétchènes exactement ont été renvoyés en Russie depuis 2020 ? Sollicité par Mediapart, le ministère de l’intérieur ne nous a pas répondu. D’après le Comité Tchétchénie, une dizaine au moins l’auraient été entre novembre 2020 et mai 2021. Deux d’entre eux,une fois en Russie, ont été soumis à des actes de torture. Plusieurs autres ont été victimes de disparitions forcées, avant de réapparaître. Mais ces chiffres pourraient être sous-estimés, puisqu’ils ne recensent pas les expulsés isolés ou qui n’ont pas accès à l’association.
« L’expulsion a de telles conséquences quand ces personnes rentrent chez elles que c’est une forme de condamnation », dénonce Pascale Chaudot, présidente du Comité Tchétchénie. Elles laissent aussi derrière elles des familles entières, souvent nombreuses, dans la précarité et l’angoisse. Deux épouses restées en France ont refusé de nous parler par peur des conséquences en Russie.
Magomed laisse ainsi cinq enfants, dont un fils issu d’une précédente union et sans représentant légal sur le territoire. « On sait que c’est dangereux pour nous en Tchétchénie, je ne supporte plus cette injustice. Quand les enfants dorment, je pleure toutes les nuits », se désespère Maret, rencontrée à Limoges dans l’une des trois petites chambres de l’hôtel social où elle est assignée à résidence. Dehors, ses enfants se chamaillent dans un mélange de français et de tchétchène. Après un premier refus de l’Ofpra de lui accorder l’asile en 2019, au motif qu’elle avait déjà obtenu le statut en Pologne, la famille est en attente du réexamen de sa demande en France – elle table sur le fait que les autorités polonaises ont depuis retiré l’asile à Magomed. Les Gadaev devaient justement défendre leur dossier en appel (devant la Cour nationale du droit d’asile), le 28 avril…
« Ne l’envoyez pas vers la mort »
Mais comme dans nombre de cas, Magomed a été visé par un arrêté d’expulsion pris au nom du ministre lui-même, en date du 8 avril, une procédure réservée à des cas « d’urgence absolue ». Magomed a été conduit dans un avion dans les heures qui ont suivi, sans qu’il puisse recevoir la visite d’un avocat ou d’une association.
Comme beaucoup de réfugiés tchétchènes, la famille Gadaev est arrivée en Europe par la Pologne à la fin des années 2000, pour fuir la guerre mais surtout le régime de Ramzan Kadyrov, qui terrorise la population avec l’aval de Moscou. Combattant dès 16 ans contre les forces russes, Magomed passe cinq mois en 2009 dans une cave des forces de sécurité tchétchènes, où il est torturé, une expérience dont il ne parle jamais. « Moins tu en sais, mieux tu dormiras la nuit », répétait-il à Maret. Un fois sorti, il s’enfuit vers la Pologne.
« Aussi loin que je puisse me souvenir, on n’a connu que la guerre, confie Maret. On pensait qu’en Pologne on pourrait enfin vivre sereinement. » Mais, en 2010, Magomed devient un témoin clé dans l’unique procès contre la torture en Tchétchénie. Il doit fuir la Pologne pour la France afin d’éviter les agents de Kadyrov. « Je n’arrive pas à croire qu’il est aujourd’hui dans leurs mains », répète Maret tout au long de l’interview, se prenant le visage dans les mains.
Comme Maret, de nombreuses femmes se retrouvent à porter à bout de bras leur famille, entre les rendez-vous chez les avocats, avec les associations et les médias russophones. « Il faut être forte pour deux », confie à Mediapart Diana Ismailova, réfugiée au Mans depuis 13 ans. Son mari Mansour, père de cinq enfants, a été renvoyé en Russie le 12 mai, malgré des problèmes de santé liés à une greffe de foie. Il est un des rares à ne pas être emprisonné (regardez notre reportage vidéo).
Maret et Diana racontent pendant des heures leur histoire car « il faut » bien, pour aider leurs maris. À des centaines de kilomètres l’une de l’autre, elles racontent les horreurs de la guerre, de l’exil et maintenant leur situation kafkaïenne. « Je me suis habituée », estime Maret. Mais les mêmes larmes incontrôlables font irruption quand elles parlent de leurs enfants. « On cherchait la sécurité et l’éducation qu’on n’a pas pu avoir nous-mêmes », abondent-elles.
« Ils me demandent : “Maman, quand est-ce qu’on aura une maison, qu’on sera enfin tranquilles ?” », souffle Maret en séchant ses larmes, alors que ses filles entrent dans la chambre. Depuis des années, ils sont baladés d’hôtel social en hôtel social. Une petite friteuse et une plaque dans l’une des douches font office de cuisine.
Après l’expulsion des pères, certaines familles, souvent sans papiers ou en attente de l’asile, se retrouvent dans une précarité économique extrême. « C’est très dur car souvent elles perdent non seulement leur proche mais aussi leur source de revenus, car le père travaillait légalement ou au noir », déplore Kristina Gancarova, chargée de mission accès aux droits à Habitat Cité. Spécialisée dans l’accompagnement en Île-de-France de réfugiés et demandeurs d’asile d’Europe de l’Est, cette association apporte de l’aide administrative et alimentaire à deux familles tchétchènes. Dont celle de Madame A., qui a souhaité rester anonyme pour des raisons de sécurité, et qui vit dans un squat en Seine-et-Marne, avec ses huit enfants, en majorité nés en France. « On a embarqué son mari sans rien dire, alors qu’il pointait au commissariat [dans le cadre de son assignation à résidence – ndlr], pour la famille, ça a été un grand choc », déplore la salariée, qui se souvient d’avoir « regardé sur Internet le vol partir, en pleurant avec elle ». L’école maternelle de la commune, où deux de ses enfants sont scolarisés, s’est mobilisée et a organisé une collecte de vêtements, de couches et de matériel scolaire.
Pas de suivi des enfants
« Comment expliquer ça aux enfants, la lutte contre la radicalisation à la française ?, s’indigne Kristina Gancarova. Leur père est désormais en prison en Russie, torturé. Forcément, ils vont se demander où il est quand ils grandiront, et pourquoi il a été renvoyé sans passer par la justice. » À la connaissance des multiples associations et avocats interrogés, aucune famille n’a eu de suivi de prévention de la radicalisation. « Tout ça participe de la même volonté de ne surtout pas penser notre responsabilité sociale, économique, géopolitique [dans le processus de radicalisation – ndlr], déplore Lucie Simon. On crée plutôt un “monstre”, quelqu’un qu’il faut mettre à l’écart et là, c’est les Tchétchènes. »
Dans l’arrêté d’expulsion de Magomed, comme dans d’autres documents consultés par Mediapart, les éléments qui lui sont reprochés remontent à plusieurs années et sont tirés de « notes blanches » rédigées par les services de renseignement. Actif dans l’association politique indépendantiste et d’entraide entre Tchétchènes Bart Marsho (« Unité et liberté », en tchétchène), Magomed se voit reprocher d’avoir entretenu des contacts avec la « mouvance islamiste radicale tchétchène » et « pro-djihadiste », d’avoir voulu partir en Syrie.
Selon le document, « il s’est rendu à plusieurs reprises en Belgique chez un individu appartenant à la mouvance radicale tchétchène et soupçonné d’être à la tête d’un réseau d’acheminement de velléitaires djihadistes vers la zone syro-irakienne en 2014 ». Jamais nommé, il s’agirait d’un membre de sa famille, selon son avocat. En 2015, son assignation à résidence avait été renouvelée, au motif « qu’il existait des raisons sérieuses de penser qu’il assurait un rôle de soutien à des volontaires souhaitant s’engager comme combattants en Syrie », ce que son avocat, Me Arnaud Toulouse, conteste.
Depuis la fin des années 2000, une partie de la résistance tchétchène s’est rapprochée du salafisme djihadiste et de nombreux Tchétchènes sont partis en Syrie pour combattre ou pour se cacher du régime. Mais aucune preuve n’est ici avancée, dénonce Me Toulouse, et tout est extrait de « notes blanches » auxquelles personne n’a accès. Si des condamnations sont citées dans l’arrêté d’expulsion, il s’agit d’infractions de droit commun (violences, notamment sur sa première épouse). « On est sur une volonté politique de les renvoyer de façon systématique », s’insurge Me Toulouse.
« Les raisons pour lesquelles on a octroyé le statut de réfugié à ces personnes-là deviennent aujourd’hui des motifs de renvoi, notamment leur appartenance religieuse qui était appartenance politique contre Kadyrov [chef de la République de Tchétchénie –ndlr], et qui leur a valu des persécutions », regrette Lucie Simon, avocate qui défend plusieurs Tchétchènes récemment expulsés.
Dans son arrêté, le ministère justifie la procédure d’urgence en rappelant la série d’attentats survenus récemment. « La seule urgence ici, c’est que la famille risquait d’obtenir l’asile le 28 avril », estime son avocat. Dans
« Quand bien même la personne serait radicalisée, la renvoyer ailleurs n’arrête pas sa dangerosité, ça déplace le problème », estime Pascale Chaudot, qui suit aujourd’hui une vingtaine de personnes en procédure d’expulsion. Les associations dénoncent une politique en fait dictée davantage par les échéances électorales que la gestion du danger pour la société.
À des milliers de kilomètres de la France et de ses élections, le mari de Madame A. aurait été torturé. Il n’a de contact ni avec ses proches ni avec un avocat. De son côté, Maret a éteint son téléphone de peur de mauvaises nouvelles. Elle n’a pas pu parler à Magomed depuis son arrestation par les forces de sécurité tchétchènes, quelques jours après son arrivée et son emprisonnement dans la foulée, sans accès à un avocat indépendant. Son avocat en France affirme avoir depuis porté plainte contre le ministère de l’intérieur, Gérald Darmanin, et le préfet de la Sarthe, pour mise en danger de la vie d’autrui, complicité de disparition forcée, de détention arbitraire et de torture.
Quelques semaines avant son expulsion, Magomed Gadaev avait déclaré, interviewé depuis la France par le média Kavkaz Realii (la branche caucasienne de Radio Free Europe, financée par le Congrès américain) : « Je préfère mourir ici, plutôt que d’être renvoyé en Russie. » Ajoutant : « Les agents de Kadyrov me [puniraient] pour chaque mot que j’ai dit, pour chaque post sur Facebook. Ils diront : “Ils [les Français – ndlr] vous ont renvoyés, vous [pensiez] que l’Europe vous protègerait ?” »
Mardi 8 juin, il a été condamné à un an et demi de prison, pour détention d’armes. On les aurait retrouvées dans sa maison de Tchétchénie, où il n’a pas mis les pieds depuis 11 ans. Une peine faussement légère. « Personne ne garantit qu’il ne disparaisse pas dans un an, quand la pression médiatique sera retombée », pointe Pascale Chaudot. Maret, elle, se dit soulagée car elle « ne pensait même pas qu’il resterait vivant ». Elle attend maintenant la décision pour elle-même de la cour nationale du droit d’asile, prévue en juillet, consciente qu’elle risque un renvoi avec ses enfants en Pologne, si ce pays accepte de les recevoir tous.
Clara Marchaud