Les agriculteurs ont bravé l’hiver indien avec défi. Ce qui les a provoqués, c’est l’adoption de trois lois en septembre 2020 qui ont fermement remis l’agriculture indienne entre les mains d’un petit groupe de méga-sociétés. Le Samyukta Kisan Morcha [Front uni des agriculteurs], composé de plus de quarante syndicats d’agriculteurs et de travailleurs agricoles, a appelé à la manifestation de juin. Leur slogan pour cette manifestation, Kheti Bachao, Loktantra Bachao [Sauvez l’agriculture, sauvez la démocratie], résume la lutte des agriculteurs.
Les agriculteurs et les travailleurs agricoles ont immédiatement su, lorsque le gouvernement de Modi a adopté ces lois, que les méga-entreprises prendraient le contrôle des mandis, le marché des produits agricoles. Ces lois ont affaibli l’intervention de l’Etat et ont confié les mécanismes de fixation des prix à de puissantes entreprises monopolistiques proches de Modi et de son parti. La survie de la vie agraire est en jeu. Il ne s’agit pas d’une exagération. Les agriculteurs connaissent l’impact de la politique néolibérale : depuis 1991, lorsque l’Inde a adopté de telles politiques dans tous les aspects de la vie économique, y compris pour l’Inde agraire, plus de 300 000 agriculteurs se sont suicidés. Ce mouvement de protestation, cette Commune Kisan, est un cri contre le suicide.
Selon le recensement de 2011, 833,1 millions de personnes sur une population de 1,2 milliard vivent en milieu rural en Inde, ce qui signifie que deux Indiens sur trois vivent à la campagne. Tous ne sont pas des agriculteurs ou des travailleurs agricoles, mais tous sont d’une manière ou d’une autre liés à la vitalité de l’économie rurale. Il y a des artisans et des tisserands, des travailleurs forestiers et des charpentiers, des mineurs et des travailleurs industriels. C’est tout un monde social fondé sur une économie agricole durable et saine qui risque d’être anéanti. C’est ce que savent les agriculteurs : l’attaque capitaliste va compromettre l’existence des travailleurs ruraux indiens et leur capacité à nourrir la population urbaine croissante du pays.
Deux mois après le début de la manifestation, les agriculteurs ont envahi Delhi. La date qu’ils ont choisie pour leur entrée dans la ville était le 26 janvier, jour officiel de la République, date à laquelle l’Inde nouvellement indépendante a adopté sa Constitution en 1950. Les agriculteurs ont conduit 200 000 tracteurs vers le cœur de la capitale, tandis que d’autres sont arrivés à cheval et à pied. La police les a arrêtés aux barricades le long des principales autoroutes. La bande sonore, en quelque sorte, de cet affrontement entre ceux qui nourrissent le peuple et ceux qui se nourrissent du peuple a été fournie en 1971 par le poète Sahir Ludhianvi dans sa méditation sur le Jour de la République :
« Qu’est-il arrivé à nos beaux rêves ?Lorsque la richesse du pays a augmenté, pourquoi cette pauvreté croissante ?Qu’est-il advenu du chemin vers une prospérité accrue pour les gens ordinaires ?Ceux qui avaient autrefois marché avec nous jusqu’à la potence,Où sont ces amis, ces compagnons, ces bien-aimés ?…Chaque rue est en feu, chaque ville est un champ de bataille.Qu’est-il arrivé à notre solidarité ?La vie nous entraîne dans les déserts de la morosité.Où est passée la lune qui se levait autrefois à l’horizon ?Si je suis un coupable, alors vous êtes aussi un pécheur.Dirigeants de notre pays, vous êtes aussi coupables. »
Tricontinental Research Services (New Delhi) publie un dossier remarquable, The Farmers’ Revolt in India (Dossier n° 41, juin 2021), qui pose des questions simples : qu’est-il arrivé à l’agriculture en Inde et pourquoi les agriculteurs se révoltent-ils ? Au cœur du dossier se trouve l’analyse de la crise agraire, un état chronique dont les symptômes sont variés : les aléas de l’agriculture, notamment les mauvaises récoltes, qui se traduisent par des revenus faibles à négatifs, l’endettement, le sous-emploi, la dépossession et le suicide des paysans. Les racines de cette crise ne sont pas naturelles, autrement dit inéluctables. Elles se trouvent dans la structure du régime colonial britannique, dans les échecs du nouvel Etat indien après 1947 (un Etat qui a capitulé devant la classe des propriétaires et de la bourgeoisie), et dans les échecs accélérés de la période néolibérale de 1991 à aujourd’hui.
Concentration de la propriété terrienne
C’est une chose de reconnaître la révolte des agriculteurs ; leur présence active dans les faubourgs de New Delhi ne peut être totalement ignorée. C’en est une autre d’essayer de comprendre pourquoi ils sont là, de comprendre les racines profondes de la crise à laquelle ils répondent avec tant de courage. Ce dossier élargit les points de vue des syndicats de paysans et fournit une évaluation sommaire de l’abandon total par le gouvernement Modi à la classe des milliardaires – en particulier à ses plus proches acolytes, les familles Adanis et Ambanis – de l’économie indienne. En janvier 2020, Oxfam a signalé que les 1% les plus riches de l’Inde possédaient quatre fois plus de richesses que celle totale des 953 millions de personnes, soit les 70% les plus pauvres de la population, dont la plupart vivent dans des zones rurales.
Cette inégalité n’a fait que s’aggraver pendant la pandémie. Entre mars et octobre 2020, Mukesh Ambani, l’homme le plus riche de l’Inde, a vu sa fortune doubler pour atteindre 78,3 milliards de dollars, faisant de lui la sixième personne la plus riche du monde. En quatre jours, Ambani a gagné plus que le total des salaires de ses 195 000 employés. Au cours de cette période, le gouvernement de Modi a alloué à peine 0,8 à 1,2% du PIB à sa population pour une aide de le cadre de la pandémie. Les agriculteurs et leurs familles répondent à cette lutte des classes en forgeant leur inflexible Commune Kisan.
Modi : l’homme des firmes agroalimentaires
Modi ne peut pas facilement revenir sur son engagement envers les mégacorporations, et les agriculteurs et les travailleurs agricoles ne peuvent pas renoncer à leur vie. Il n’y a pas d’issue facile à cette impasse. Une grande partie de la population urbaine a de la sympathie pour ceux qui la nourrissent. L’application de la force, souvent masquée sous le prétexte de faire respecter le confinement, a été tentée, mais elle a échoué. Le gouvernement de Modi prendra-t-il le risque de recourir à une plus grande force ? S’il le fait, le public le tolérera-t-il ? Il n’y a pas de réponse facile à ces questions.
Une importante étude de la Society for Social and Economic Research, réalisée par Vikas Rawal et Vaishali Bansal, montre que l’agriculture indienne est en proie à une inégalité économique massive. Plus de la moitié des ménages de l’Inde rurale sont sans terre, tandis que quelques propriétaires terriens possèdent non seulement les plus grandes superficies, mais aussi les meilleures terres. Vikas Rawal et Vaishali Bansal démontrent que la privation de terres et l’inégalité d’accès à la terre se sont accrues au cours des dernières décennies et que les relations de location précaires sont devenues plus courantes. Les campagnes indiennes, montrent-ils, « sont caractérisées par une vaste masse de paysans et de travailleurs ruraux qui vivent dans une pauvreté abjecte, n’ont pas accès à une éducation et à des soins de santé décents. Ils n’ont pas accès aux services collectifs de base pour vivre une vie décente. » C’est la raison pour laquelle ils protestent. C’est pourquoi, selon Vikas Rawal et Vaishali Bansal, les réformes agraires sont une condition préalable à leur liberté.
Les photographies de cet article sont tirées du dossier. Elles ont été réalisées par Vikas Thakur, qui est membre du département artistique de Tricontinental : Institute for Social Research. A propos de ses photos, Vikas écrit : « Ce sont des portraits d’êtres humains avec des noms, des luttes, des aspirations, un mode de vie. Ce sont les portraits d’une classe. Ce sont les portraits d’une protestation historique. »
Vijay Prashad est un historien, éditeur et journaliste indien. Il est écrivain et rédacteur en chef de Globetrotter, un projet de l’Independent Media Institute. Il est l’éditeur en chef de LeftWord Books et le directeur de Tricontinental : Institute for Social Research.
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