Alors que les combats se propagent dans toute la Birmanie, une vague inexorable de déplacés de l’intérieur converge vers la frontière avec la Thaïlande, une zone historiquement marquée par les conflits. Dans le nord de l’État de Kayah ainsi qu’à Pekon, dans le sud de l’État Shan, plus de 50 000 personnes venant de 150 villages différents auraient fui leur maison depuis fin mai.
Une dizaine d’organisations de minorités ethniques armées ont repris le combat contre l’armée birmane, la Tatmadaw, dirigée par le général Min Aung Hlaing. [La Tatmadaw a dirigé le pays entre 1962 et 2011, malgré l’opposition armée de minorités ethniques. En reprenant le pouvoir le 1er février, elle a clos une parenthèse démocratique de dix ans. Elle affronte depuis les opposants dans les villes, mais également dans les zones rurales.]
“Pour les réfugiés intérieurs, aucun lieu n’est sûr. Les soldats de la junte tirent même sur les églises où les gens se sont réfugiés et où flottent des drapeaux blancs”, explique un travailleur humanitaire au journal The Irrawaddy. [Le 15 juin, le village de Kin Ma, dans le centre du pays, a ainsi été incendié par l’armée.]
Une frontière avec la Thaïlande fermée
On estime que près de 44 000 personnes déplacées ont déjà trouvé refuge dans le nord de l’État Karen, fuyant les bombardements et des combats entre la Tatmadaw et l’Union nationale karen. “Je me souviens que, quand j’étais enfant, les Japonais nous ont envahis et nous avons dû nous réfugier dans la jungle. J’ai l’impression d’avoir passé toute ma vie à fuir – les Japonais ou bien les soldats birmans”, témoigne une grand-mère karen devant les membres de l’association chrétienne Free Burma Rangers.
Fin mars, puis fin avril, près de 3 000 personnes ont traversé le fleuve Salouen pour passer en Thaïlande, près de Mae Sam Laep. Tous ont été retenus sur place avant d’être refoulés vers la Birmanie une fois la situation jugée sûre. “On ne dénombre qu’un millier de réfugiés côté thaïlandais, car nombre d’entre eux ont repassé la frontière après l’arrêt des combats”, explique le général Anucha Uamcharoen, chef de la police de la province [thaïlandaise] de Mae Hong Son.
Il n’a probablement jamais été aussi difficile d’entrer en Thaïlande qu’aujourd’hui. Depuis plus d’un an, à cause de l’épidémie de Covid-19, aucun étranger n’est le bienvenu dans le royaume, quelles que soient les circonstances. Les frontières sont surveillées de près et l’industrie touristique – essentielle pour la Thaïlande – est à l’arrêt. Toutefois, dans les zones où la frontière est plus poreuse, certains lieux, dont des temples et des écoles, ont déjà été identifiés comme d’éventuels centres d’accueil, au cas où la situation se détériorerait. “Nous craignons que toujours plus de Birmans ne fuient les violences de leur pays et passent la frontière pour entrer en Thaïlande”, explique le général Sompong Chingduang, responsable des services de l’immigration.
Effondrement de l’économie, insécurité et conflit
Richard Horsey, conseiller de l’International Crisis Group pour la Birmanie, ne mâche pas ses mots :
“On doit s’attendre à une crise importante en Birmanie, liée à des déplacements massifs de population. Le conflit et l’insécurité sont clairement des facteurs à l’origine de réfugiés de l’intérieur. On observe un effondrement dramatique de l’économie et des destructions massives d’emplois, y compris dans l’économie informelle.”
Le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) a prévenu que jusqu’à 12 millions de personnes pourraient rejoindre la population pauvre, qui passerait ainsi à 25 millions, soit près de la moitié de la population birmane (54 millions). En 2020, 83 % des ménages indiquaient avoir vu leurs revenus “diminuer en moyenne de la moitié”, indiquait récemment le PNUD. Une évolution qui a donc effacé les formidables progrès économiques réalisés depuis 2005 – et qui rend les femmes et les enfants particulièrement vulnérables.
Alors que la devise nationale est au plus bas, les importations et le carburant coûtent de plus en plus cher et la pauvreté dans les villes pourrait être multipliée par trois. Dans les régions disputées, les champs sont laissés à l’abandon, notamment dans le sud-est du pays, où jusqu’à 59 % des 11,5 millions d’habitants vivent déjà sous le seuil de pauvreté.
Exode inéluctable ?
L’insécurité alimentaire devrait faire des ravages. Le Programme alimentaire mondial (PAM) estime que 3,4 millions de personnes, essentiellement dans les villes, connaîtront la faim dans les six prochains mois.
“L’exode va certainement être une façon de faire face à la crise, continue Richard Horsey. Il y a déjà des dizaines, voire des centaines de milliers de gens qui quittent les zones périurbaines pour retourner dans leur famille à la campagne, autant pour des raisons économiques que de sécurité.”
Quoi qu’il en soit, les opportunités économiques sont rares en ce moment dans le pays.
“Cela va pousser les gens à chercher du travail à l’étranger. À cause des restrictions liées au Covid-19, ils devront probablement passer par des réseaux dangereux de trafiquants et de passeurs.”
La Thaïlande dénombre dès à présent plus d’un million de travailleurs migrants birmans. Et le royaume a déjà accueilli plus de 92 000 réfugiés, essentiellement membres des ethnies shan et karen, après une offensive de la Tatmadaw en 1984 ; ils sont aujourd’hui répartis entre neuf camps.
120 000 réfugiés depuis janvier
L’explosion du nombre de personnes déplacées et le risque d’un afflux de réfugiés aggravent une situation déjà difficile. La Birmanie se place en cinquième position des pays du monde les plus fuis, après la Syrie (6,6 millions de réfugiés), le Venezuela (3,7 millions), l’Afghanistan (2,7 millions) et le Soudan du Sud (2,2 millions), indique le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR).
La péninsule indochinoise est une région en paix. Mais, avant même le coup d’État de février, 1,1 million de Birmans s’étaient réfugiés en dehors de ses frontières. En outre, début 2021, l’UNHCR estimait à 1,9 million le nombre de Birmans vivant dans une situation préoccupante, notamment les déplacés internes.
Fin mai, selon plusieurs sources, on estime qu’entre 100 000 et 120 000 personnes étaient venues s’ajouter au bilan du mois de janvier. Quelques semaines avant le coup d’État, l’UNHCR dressait également un sombre constat sur le sort des Rohingyas. Cette minorité essentiellement musulmane, autrefois concentrée dans l’État d’Arakan, dans le nord-ouest du pays, représente à présent 78 % des réfugiés birmans. Selon le rapport de l’organisation, des lois discriminatoires “ont déchu la presque totalité des Rohingyas de leur nationalité”.
Situation bloquée pour les Rohingyas
En Arakan, il ne reste plus que 600 000 Rohingyas,, dont 144 000 répartis dans 21 camps de déplacés. Près de 886 000 autres – dont 52 % d’enfants – s’entassent dans 34 camps de réfugiés, la plupart à Teknaf et Ukhia, des quartiers de la ville de Cox’s Bazar, dans l’une des régions les plus pauvres du Bangladesh.
“Si vous regardez sur les deux dernières années, vous verrez que les aides financières étrangères ont fondu, et les agences internationales n’ont versé que 36 % des 943 millions de dollars nécessaires pour nourrir et accueillir les réfugiés rohingyas pour l’année”, déclare le ministre des Affaires étrangères bangladais, A. K. Abdul Momen. Les aides internationales sont distribuées au compte-gouttes, une méthode “inefficace et peu viable, car il y a un effet de lassitude”.
Une solidarité mise à l’épreuve
Le ressentiment envers certains réfugiés, en raison de différences de traitement, pourrait également être source de tensions. Les communautés bangladaises qui accueillent ces réfugiés ont elles aussi besoin d’aide, et la pandémie de Covid-19 les a frappées encore plus durement que les réfugiés. Le 22 mars, trois camps de réfugiés rohingyas ont été victimes d’incendies,, peut-être volontaires, obligeant des milliers de personnes à trouver refuge ailleurs.
Pour autant, les politiques strictes émanant de Bangkok, Dacca et Delhi ne trouvent pas toujours un écho dans ce qui se passe réellement à la frontière. Car, sur ces frontières, les communautés d’habitants sont souvent liées et solidaires.
Reste à savoir combien d’autres réfugiés devront être accueillis par les voisins de la Birmanie. En Inde, il est possible d’obtenir le statut de réfugié auprès du HCR. Ce qui n’est pas le cas en Thaïlande.
“Le gouvernement thaïlandais ne souhaite pas voir un nombre important de réfugiés s’installer sur son territoire, résume Phil Robertson, directeur adjoint pour l’Asie de l’ONG Human Rights Watch. S’il réfléchit bien, il devrait maintenir la frontière relativement perméable afin de laisser passer l’aide humanitaire. Mais ce n’est pas le cas en ce moment, et la junte birmane considère toute forme d’assistance à la population de ces régions comme un soutien à ses ennemis.”
Les voisins de la Birmanie doivent s’attendre à subir les retombées des désordres et de la violence qui se répandent. D’autant que l’histoire montre que la Tatmadaw ne s’est jamais souciée du sort des réfugiés et des personnes déplacées.
Dominic Faulder
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