Au fil de vos recherches sur le statut de l’animal d’élevage et sur son « bien-être », enregistrez-vous une évolution ?
Florence Burgat - Je constate une détérioration dans la condition des animaux et une évolution dans les débats. Il y a dix ans, le sujet prêtait à l’ironie. Depuis que l’on a montré des images de la réalité de l’élevage industriel, le problème a été jugé sérieux. Cette réflexion a contribué à mettre en cause la tradition de l’humanisme juridique, qui considère que seuls les êtres de raison ont des droits et qu’il n’y a pas de droits sans devoirs. Dans ces conditions, ceux qui ne veulent pas ou ne peuvent pas « passer contrat » - c’est le cas des animaux - sont exclus de la sphère morale et juridique. Mais, dans ce cas, et c’est une objection qui a très tôt été soulevée, qu’en est-il de l’idiot, du fou ou de l’enfant ? Ne risquent-ils pas tout autant d’être mis de côté ?
Une autre tradition, marquée entre autres par la pensée de Rousseau, s’interroge sur le critère pertinent d’un point de vue moral : à quelle condition un être doit-il être traité comme une fin et jamais simplement comme un moyen ? Est-ce parce qu’il est rationnel, ou est-ce parce qu’il est sensible ? Rousseau voit dans le sentiment de compassion une épreuve de réalité. Ce qui nous appelle au fond de nous, c’est la souffrance d’autrui, fût-il, comme l’écrit Claude Lévi-Strauss commentant Rousseau, « le plus autrui de tous les autrui », c’est-à-dire un animal.
Que répondez-vous à ceux qui voient dans l’empathie pour les animaux une forme de sensiblerie ?
Si l’empathie est une sensiblerie, la vie en société est mal partie. Rétorquer ainsi est une attitude typique du refus de s’interroger. Nous ne devons pas nous fermer les yeux sur la souffrance et la compassion est là pour nous le rappeler. Cela dit, il est aussi capital de légiférer pour améliorer la condition animale.
Certains semblent craindre qu’en valorisant l’animal on rabaisse l’humain, en faisant référence parfois au régime nazi...
Il est faux de dire que le IIIe Reich défendait les animaux. La loi signée par Hitler et à laquelle on se réfère, qui du reste ne donne pas des droits aux animaux, reprend les termes d’un texte bien antérieur. L’historienne Elisabeth Hardouin-Fugier a rétabli la vérité sur ce sujet. N’est-il pas étonnant qu’on ne parle jamais de l’euthanasie systématique des animaux de compagnie des juifs, dont on trouve un témoignage poignant dans le Journal du philologue Viktor Klemperer (1881-1960) ? Le terme vivisection a été banni, dans un souci de propagande. Mais, bien sûr, l’expérimentation sur les animaux s’est poursuivie et, comme on le sait, l’expérimentation sur l’homme a été perpétrée par les médecins nazis.
En réalité, le premier texte de protection des animaux est anglais. Il s’agit du Martin’s Act de 1822, qui s’applique aux animaux d’élevage.
Cette crainte face à une égale dignité des êtres vivants n’est-elle pas aussi d’ordre métaphysique, un peu comme les réactions hostiles engendrées par les découvertes de Darwin ?
Oui, c’est une blessure narcissique. Pourtant, le fait pour l’humanité de prendre soin des plus faibles l’honore. Je ne vois pas en quoi le souci porté aux animaux pourrait diluer les droits de l’homme, lequel y trouverait plutôt un surcroît de responsabilité. Mais cette perspective remet en question le statut de dominant, des habitudes, certaines pratiques. Du coup, les résistances sont très fortes.
Ce que résume la boutade « les animaux sont-ils des femmes comme les autres ? »
En effet. Par analogie, quand les femmes ont eu le droit de vote, ce fut sûrement aussi une grande secousse. Mais je ne pense pas que la voie, assez répandue chez les biologistes, qui consiste à dire « l’homme est un animal comme les autres » nous aide à sortir de l’impasse. Cela ne les empêche d’ailleurs pas de faire deux poids deux mesures, car ils ne se prononcent pas pour un meilleur statut des animaux. Il faudrait considérer la grande richesse qu’ils représentent dans les manières d’être au monde et de se comporter, et chaque espèce devrait être considérée dans sa singularité et pour elle-même.
Où en est la réflexion de l’Institut national de recherche agronomique (INRA) sur le bien-être animal ?
D’abord, ses travaux sur les animaux d’élevage sont conduits par des biologistes. Pour certains éthologues, la compréhension du comportement passe par l’observation dans un environnement non contraint. D’autres étudient les animaux dans des conditions - celles de l’élevage industriel - qui ne permettent justement pas aux comportements de s’exprimer.
Prenons l’exemple des veaux en case. Ces animaux sont, de la naissance à l’abattage, maintenus dans le noir, exclusivement nourris au lait, en vue d’obtenir une viande blanche, anémiée ; ils sont privés de la liberté de mouvement et de tout contact, tant avec leur mère qu’avec leurs congénères. Le chercheur qui part du principe que le bien-être est équivalent à l’adaptation, elle-même équivalente à l’absence de stress, dont la présence est attestée par une hormone, considérera que l’absence de cette hormone dans le sang de l’animal est la preuve que son bien-être n’est pas affecté. On peut se demander s’il a utilisé les bons outils pour répondre à la question.
La tentation est très forte, pour la biologie, de s’aligner sur les méthodes des sciences physico-chimiques, qui font une grande part à la quantification, à la mesure. Ces chercheurs utilisent des critères tout à fait insuffisants, sinon inadéquats, pour répondre à une question aussi complexe que le bien-être. Si l’on observait les animaux dans un environnement où les comportements peuvent se déployer, on parviendrait à de tout autres conclusions.
Vous appartenez vous-même à l’INRA. Y faites-vous office d’alibi ?
Ce serait un bien faible alibi ! J’ai été recrutée pour travailler sur les questions d’éthique concernant les biotechnologies animales et les systèmes d’élevage. Une grande partie du problème tient dans le regard des chercheurs de l’INRA sur le comportement animal. C’est sur ce point que je fais actuellement porter mon travail.
Vous soulignez la rupture entre le sens commun et les critères scientifiques.
C’est frappant. Le scientifique ne s’éloigne-t-il pas dangereusement du sens commun lorsqu’il met en place des expérimentations pour savoir si la castration, l’arrachage des molaires ou la section de la queue des porcelets sont plus douloureux sans anesthésie - c’est ainsi que l’on procède dans certains élevages - qu’avec anesthésie ? Il pense avoir une attitude d’autant plus scientifique qu’il met de côté une partie non seulement de sa sensibilité, mais de sa réflexion. On peut en effet se donner à l’infini pour tâche de prouver des évidences - je veux parler de la souffrance.
L’INRA n’est-il pas piégé par son statut d’organisme de recherche finalisée ?
L’INRA est historiquement lié à des filières agricoles : il y a soixante ans, on sortait d’une période de privation. Et c’est dans une certaine euphorie que l’on s’est lancé dans la mise au point de systèmes capables de décupler la production, et ce sans aucun souci pour la sensibilité des animaux. Or, aujourd’hui, la donne a changé. L’accroissement de la productivité n’est plus le but que doit se donner l’élevage. Rappelons-nous la prime Hérode, en 1997, qui consistait à offrir des subventions aux éleveurs qui faisaient tuer les veaux à la naissance. Nous avons aussi évoqué ces veaux « blancs », dont l’élevage sert à absorber les excédents laitiers sous forme de lait en poudre. Il y a quelque chose d’aberrant dans ce système qui aboutit à la surproduction et vit de subventions. Quant à l’exportation de ces systèmes dans des pays qui souffrent de la faim, elle peut ainsi les mettre en état de dépendance. Il faut se méfier des arguments humanitaires avancés pour la défense de l’élevage industriel.
Les écologistes français évoquent peu ces questions.
Ils s’intéressent plus aux grands équilibres qu’à la sensibilité et aux droits des individus animaux. Au contraire, l’écologie profonde, la deep ecology, s’extrait d’une posture où l’animal est à notre disposition. Elle défend l’idée d’une préservation de la nature en excluant la présence humaine. En France, l’écologie est plus anthropocentrée. On n’entend pas les écologistes - du moins ceux qui ont la parole - s’émouvoir du sort des animaux.
Vous n’avez pas évoqué les éleveurs. Souffrent-ils ?
Un argument des promoteurs de l’élevage intensif est qu’il a libéré l’éleveur d’un travail pénible. Ma collègue Jocelyne Porcher a montré qu’au contraire, bien souvent, l’éleveur supporte mal, d’un point de vue psychologique, le mode d’existence et les traitements qu’il inflige aux animaux. L’argument présentant l’élevage intensif comme une contribution à l’humanisme en sort très affaibli.
L’élevage extensif peut-il constituer une alternative ?
Sans parler de la pêche, de la chasse, de l’expérimentation, de la fourrure, des combats d’animaux, 1,036 milliard d’animaux de boucherie sont tués en France chaque année. En extensif, on ne pourrait pas obtenir de telles productions.
Ne reste donc que la justification économique ?
Je n’en vois guère d’autre. C’est un système qui permet de produire beaucoup de viande à un coût très bas, mais au prix d’une souffrance inimaginable pour les animaux. Est-ce cela le bonheur de l’humanité ?