La Turquie a été non seulement l’hôte enthousiaste des négociations de la Convention il y a dix ans – principalement grâce aux campagnes de sensibilisation et aux mobilisations sociales du mouvement des femmes – mais aussi le premier signataire et, en fait, le premier pays à la ratifier par son parlement national, en 2012, et cela en la prolongeant par une législation conforme : la loi n° 6284. Etre le seul pays à se retirer de la Convention à ce jour est donc aussi ironique que tragique : car c’est mettre en péril la loi promulguée en référence à la Convention, mais désormais une loi confusément présentée comme une alternative.
Un objectif populiste
Il existe des preuves que la Convention apporte des changements positifs, comme le financement de refuges pour les femmes fuyant la violence entre partenaires et de lignes d’appel à l’échelle nationale. Son champ d’application s’étend aux droits des enfants et des personnes LGBT+, dans le contexte des inégalités entre les sexes et de la violence sexiste. Ces dernières années, la Convention est devenue une cible pour les dirigeants populistes de droite, parallèlement aux attaques contre d’autres droits concernant le genre et à l’affaiblissement de la démocratie.
Annonçant sa décision de se retirer en mars, la présidence turque a affirmé, de manière roublarde, que l’intention initiale de la Convention, qui était de promouvoir les droits des femmes, avait été « détournée par un groupe de personnes tentant de normaliser l’homosexualité », la rendant « incompatible » avec les « valeurs sociales et familiales » du pays. La déclaration présidentielle fait aussi référence à six Etats membres de l’UE qui n’ont pas ratifié la Convention (Bulgarie, Hongrie, République tchèque, Lettonie, Lituanie et Slovaquie) et à la Pologne qui a pris des mesures pour se retirer, après avoir détecté une prétendue tentative « de la communauté LGBT+ d’imposer ses idées sur le genre à l’ensemble de la société ».
Recep Tayyip Erdogan s’intéresse depuis un certain temps aux questions liées au genre, commentant sans relâche la façon dont les femmes ne sont « pas aptes à exercer des emplois masculins » et sont « incomplètes si elles rejettent la maternité » ; une période de maternité durant laquelle elles « devraient avoir au moins trois enfants ». La centralité de la famille en tant que fondement supposé de la société et la glorification des rôles traditionnels des hommes et des femmes et des valeurs prétendument islamiques ont été les caractéristiques de l’idéologie conservatrice d’Erdogan – et de son Parti de la justice et du développement (AKP) – dans les domaines sociaux et culturels.
Une idéologie institutionnalisée
Ces dernières années, cette idéologie a été institutionnalisée et encouragée par le ministère de la Famille et des Services sociaux – qui a subi une transformation remarquable, passant d’un ministère des femmes à un ministère de la « famille » – ainsi que par des organisations non gouvernementales organisées par le gouvernement (des CONGO), par la Direction des affaires religieuses et par divers médias pro-gouvernementaux promouvant les croyances islamiques. Le lobbying des groupes religieux, avec leurs puissantes relations au sein du gouvernement, a apparemment eu une influence sur la décision de se retirer de la Convention.
Une GONGO de femmes, Kad ?n ve Demokrasi Dernegi (KADEM, l’Association Femmes et Démocratie), fondé par Sümeyye, la fille d’Erdogan, a même introduit une élaboration essentialiste et islamique de la « justice de genre », par opposition à l’égalité de genre à l’« occidentale ». Bien que faisant partie de la réaction anti-genre, sa position à l’égard de la Convention différait de celle de ceux qui affirmaient qu’elle sapait la famille (en encourageant le divorce) et les valeurs sociales traditionnelles. KADEM a soutenu la Convention comme un outil nécessaire pour prévenir les violences contre les femmes. Toutefois, après la décision du gouvernement, KADEM a déclaré que la Convention était « devenue un sujet de tension sociale », ce qui montre que même la frange la plus modérée du gouvernement ne peut maintenir une position autonome sur les questions relatives aux femmes.
L’influence croissante de la croisade anti-genre dans l’agenda public s’est manifestée dans les indicateurs sociaux. Dans le dernier rapport du Forum économique mondial sur l’écart entre les sexes, la Turquie se classe 133e sur 156 pays. Alors que le ministre turc de la Famille et des Services sociaux – seule femme membre du cabinet actuel – a qualifié de « tolérable » l’augmentation de la violence à l’égard des femmes pendant la pandémie, un récent rapport de la plateforme Nous mettrons fin au féminicide a révélé qu’il y avait eu au moins 300 féminicides, ainsi que 171 décès suspects de femmes, rien qu’en 2020.
Une tempête de controverses
La décision de mars a déclenché une vive polémique. Les mouvements féministes et LGBT+ ont organisé des manifestations massives dans plusieurs villes. Les avocats spécialisés dans la défense des droits de l’homme ont fait valoir que les accords internationaux ne pouvaient être dénoncés par un simple décret présidentiel. Les partis d’opposition, les associations d’avocats et la Plate-forme des femmes pour l’égalité – une coalition composée de plus de 300 organisations féminines et LGBT+ – ont demandé au Conseil d’Etat d’annuler la décision.
Après une longue attente, le Conseil d’Etat a rejeté le recours, mardi 29 juin. La plus haute juridiction administrative de Turquie a affirmé que le « pouvoir » de ratifier et d’annuler les traités internationaux appartenait au président, et non au parlement, ce qui a immédiatement suscité un débat sur la capacité du pouvoir judiciaire à demander des comptes aux autorités exécutives et législatives.
De sévères critiques internationales ont été formulées par le président des Etats-Unis, Joe Biden, le haut représentant de l’Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, Josep Borrell, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, et la secrétaire générale du Conseil de l’Europe, Marija Pejcinovi ? Buri ?. Ces manifestations d’inquiétude ne se sont toutefois pas traduites par des sanctions ou d’autres actions contre la Turquie.
Au plan intérieur, pendant ce temps, les sondages d’opinion indiquent que la majorité de la population ne soutient pas la décision de retrait de la Convention. Dans un sondage réalisé en mars 2021, 52,3 % des personnes interrogées la désapprouvaient. Un autre sondage a confirmé le soutien du public à la Convention, tout en révélant que l’opinion sur les questions relatives aux femmes se libéralisait au fil du temps.
Dans un contexte plus large, l’accumulation de la récession suite à la pandémie, la hausse du chômage et la perte de confiance dans le système judiciaire et les institutions démocratiques ont renforcé les forces d’opposition en Turquie. Les élections locales de 2019 et les résultats de récents sondages confirment que l’AKP a perdu une partie de son soutien.
Les droits des femmes et des LGBT+ ont fait l’objet d’attaques constantes en Turquie. Pourtant, le pays possède une dynamique sociale et historique unique, quelles que soient les tendances illibérales et l’hostilité populiste du gouvernement actuel à l’égard de l’égalité des sexes. L’annulation de la Convention d’Istanbul, qui prend effet aujourd’hui 1er juillet, est un résultat inattendu mais non surprenant des politiques autoritaires et conservatrices de l’AKP, qui ont pris de l’ampleur au cours de la dernière décennie. Les réactions de la société et des groupes d’opposition ont toutefois redonné l’espoir d’un changement, la démarche d’Erdogan ayant unifié autour d’un même objectif le mouvement des femmes et des LGBT+ en Turquie qui comprend des groupes fragmentés aux vues très différentes. ()
Elifcan Celebi et Ebru Ece Özbey