Le dimanche 11 juillet, des manifestations de rue ont éclaté à Cuba. Contrairement à la grande manifestation de rue qui a eu lieu en 1994 et qui s’est limitée au Malecón, la longue route à plusieurs voies de La Havane qui fait face au golfe du Mexique, la manifestation du 11 juillet était d’envergure nationale. Des manifestations ont eu lieu dans de nombreuses villes, notamment à Santiago de Cuba à l’est, à Trinidad au centre de l’île, ainsi qu’à La Havane à l’ouest. L’accès croissant aux médias sociaux sur l’île a joué un rôle important dans la propagation rapide des protestations ; il n’est pas étonnant que le gouvernement ait immédiatement suspendu l’accès à certains sites de médias sociaux et interrompu tous les appels téléphoniques en provenance de l’étranger.
La présence dans la rue et la participation des femmes et des hommes noirs étaient remarquables partout. Cela n’a rien d’étonnant puisque les Cubains noirs sont beaucoup moins susceptibles de recevoir des envois de fonds en devises fortes de l’étranger, même si plus de 50% de la population reçoit un certain soutien financier par ce biais. Ces envois de fonds sont devenus la clé de la survie à Cuba, notamment en raison de la diminution constante du nombre de produits disponibles dans le carnet de rationnement subventionné libellé en pesos. Les Noirs cubains ont également été victimes d’un racisme institutionnel dans l’industrie touristique en pleine croissance, où les emplois visibles de « première ligne » sont principalement réservés aux femmes et aux hommes blancs et à la peau claire, plus « attrayants ».
Les manifestant·e·s n’ont approuvé ni soutenu aucun programme ou idéologie politique, hormis la demande générale de liberté politique. La presse officielle cubaine affirme que les manifestations ont été organisées depuis l’étranger par des Cubains de droite. Mais aucune des revendications associées à la droite cubaine n’a été reprise par les manifestants, comme le soutien à Trump souvent entendu dans le sud de la Floride et dans certains milieux dissidents à Cuba. Et personne n’a appelé à l’« intervention humanitaire » épousée par les Plattistes (l’amendement Platt, approuvé par le Congrès en 1901 et aboli en 1934, donnait aux Etats-Unis le droit d’intervenir militairement à Cuba), comme l’a fait le biologiste Ariel Ruiz Urquiola [depuis Genève], lui-même victime de la répression gouvernementale pour son activisme écologique indépendant.
Les manifestant·e·s ont parlé de la pénurie d’aliments, de médicaments et de biens de consommation essentiels, ont qualifié le président Díaz-Canel de singao – une expression qui, à Cuba, se traduit en anglais par « fucked » mais qui désigne une personne méchante et mauvaise… et ont scandé « patria y vida » (patrie et vie). « Patria y Vida » est le titre d’une chanson rap très populaire et très soignée d’un groupe de rappeurs noirs cubains (disponible sur YouTube.) J’ai vu et entendu cette chanson plus d’une douzaine de fois pour l’apprécier ainsi que pour chercher ses significations explicites et implicites, y compris dans ses silences et ses ambiguïtés.
« Patria y Vida » s’oppose à l’ancien slogan du gouvernement cubain « Patria o Muerte » (« La patrie ou la mort »). Si ce slogan pouvait avoir un sens dans les années 1960, lorsque Cuba était confrontée à de véritables invasions, il frise l’obscénité lorsqu’il est prononcé par des bureaucrates de la deuxième génération. Il est certainement grand temps que le culte machiste de la violence et de la mort du régime soit remis en question, et cette chanson le fait très bien.
Mais que signifie le fait de répudier implicitement l’année 1959, la première année de la révolution réussie, comme le fait la chanson ? Il n’y avait pas de système de type soviétique à Cuba à l’époque et l’année 1959 n’est pas équivalente aux frères Castro. De nombreuses personnes aux convictions politiques très diverses ont combattu et sont mortes pour mener à bien la révolution qui a renversé la dictature de Batista. La chanson exprime effectivement de nombreux sentiments démocratiques importants contre la dictature cubaine actuelle, mais elle est malheureusement silencieuse sur l’alternative souhaitable, ce qui laisse la place aux pires éléments de droite et pro-Trump du sud de la Floride pour se rallier à elle comme si c’était la leur.
Fidèle à lui-même, le président Díaz-Canel a appelé les « révolutionnaires » à se tenir prêts au combat et à sortir pour reprendre les rues aux manifestants. En fait, ce sont les policiers en uniforme, la Seguridad del Estado (la police secrète) et les Boinas Negras (bérets noirs, les forces spéciales) qui ont répondu par des gaz lacrymogènes, des passages à tabac et des centaines d’arrestations, dont plusieurs critiques de gauche du gouvernement. Selon un rapport de Reuters du 21 juillet, les autorités ont confirmé qu’elles avaient commencé les procès des manifestants accusés de divers délits, mais l’ont démenti selon un autre rapport de presse du 25 juillet. Il s’agit de procès sommaires sans la présence d’un avocat de la défense, un format généralement utilisé pour des violations mineures à Cuba mais qui, dans ce cas, implique la possibilité d’années de prison pour ceux qui sont reconnus coupables.
La plupart des manifestations ont été marquées par la colère, mais elles étaient généralement pacifiques et les manifestants ne se sont comportés violemment que dans quelques cas, comme lors de quelques pillages et du renversement d’une voiture de police. Cela contrastait nettement avec la violence dont faisaient souvent preuve les forces de l’ordre. Il convient de noter qu’en appelant ses partisans à descendre dans la rue pour combattre les manifestants, Díaz-Canel a invoqué la notion vieille de plus de 60 ans selon laquelle « les rues appartiennent aux révolutionnaires ». Tout comme le gouvernement a toujours proclamé que « les universités appartiennent aux révolutionnaires » afin d’expulser les étudiants et les professeurs qui ne suivent pas la ligne du gouvernement. Un exemple est celui de René Fidel González García, un professeur de droit expulsé de l’Université d’Oriente. Il s’agit d’un critique virulent des politiques gouvernementales qui, loin de renoncer à ses idéaux révolutionnaires, les a réaffirmés à de nombreuses reprises.
Mais pourquoi maintenant ?
Cuba traverse la crise économique la plus grave depuis les années 1990, lorsque, à la suite de l’effondrement du bloc soviétique, les Cubains ont souffert d’innombrables et longues coupures d’électricité dues à la grave pénurie de pétrole, ainsi que d’une malnutrition endémique avec les problèmes de santé qui l’accompagnent.
La crise économique actuelle est due au déclin du tourisme lié à la pandémie, combiné au désinvestissement en capital à long terme du gouvernement et à son incapacité à maintenir la production, même aux niveaux inférieurs des cinq dernières années. Le PIB (produit intérieur brut) de Cuba a chuté de 11% en 2020 et n’a augmenté que de 0,5% en 2019, l’année précédant le déclenchement de la pandémie. La récolte annuelle de sucre qui s’est terminée ce printemps n’a même pas atteint 1 million de tonnes, ce qui est inférieur à la moyenne de 1,4 million de ces dernières années et très loin des 8 millions de tonnes de 1989. La récente tentative du gouvernement d’unifier les différentes monnaies circulant à Cuba – principalement le CUC (« peso cubano convertible »), un substitut du dollar, et le peso – s’est retournée contre lui, entraînant une grave inflation qui avait été prédite, entre autres, par l’éminent économiste cubain Carmelo Mesa-Lago.
Si le CUC est effectivement en train de disparaître, l’économie cubaine a été pratiquement dollarisée avec la baisse constante de la valeur du peso. Alors que le taux de change officiel est de 24 pesos pour un dollar, le taux qui prévaut sur le marché noir est de 60 pesos pour un dollar, et la situation va empirer en raison du manque de dollars touristiques. Cette tendance à opter pour un dollar de plus en plus cher pourrait être quelque peu freinée par la récente décision du gouvernement de privilégier l’euro comme monnaie forte.
Le pire de tout, c’est la pénurie généralisée de nourriture, même pour ceux qui ont des divisas, le terme générique pour les devises fortes. Les réformes agricoles de ces dernières années visant à augmenter la production nationale n’ont pas fonctionné car elles sont inadéquates et insuffisantes, ce qui empêche les agriculteurs privés et les usufruitiers (agriculteurs qui louent des terres au gouvernement pour des périodes de 20 ans renouvelables pour 20 autres années) de nourrir le pays. Ainsi, par exemple, le gouvernement accorde arbitrairement des crédits bancaires aux agriculteurs pour certaines choses, mais pas pour d’autres, comme le défrichage du marabout, une mauvaise herbe envahissante dont l’élimination est coûteuse, mais qui est essentielle à la croissance des cultures. Acopio, l’agence d’Etat chargée de collecter la part substantielle de la récolte que les agriculteurs doivent vendre à l’Etat à des prix fixés par le gouvernement, est notoirement inefficace et gaspilleuse, parce que les camions d’Acopio n’arrivent pas à temps pour collecter leur part, ou à cause de l’indifférence et de la négligence systémiques qui imprègnent les processus d’expédition et de stockage. Cela crée d’énormes pertes et gaspillages qui ont réduit la qualité et la quantité de marchandises disponibles pour les consommateurs. C’est pour de telles raisons que Cuba importe de divers pays 70% des denrées alimentaires qu’elle consomme, dont les Etats-Unis (une dérogation au blocus a été accordée en 2001 pour l’exportation illimitée de denrées alimentaires et de médicaments vers Cuba, mais avec la sérieuse restriction que Cuba doit payer en espèces avant que les marchandises ne soient expédiées sur l’île).
L’économiste cubain Pedro Monreal a attiré l’attention sur les millions de pesos que le gouvernement a consacrés à la construction d’hôtels touristiques (pour la plupart dans le cadre de coentreprises avec des capitaux étrangers) qui, même avant la pandémie, étaient remplis bien en dessous de leur capacité, tandis que l’agriculture est privée d’investissements publics. Ce choix unilatéral des priorités par l’Etat à parti unique est un exemple de ce qui résulte de pratiques profondément antidémocratiques. [1] Il ne s’agit pas d’un « défaut » du système cubain, pas plus que la recherche incessante du profit n’est un « défaut » du capitalisme des Etats-Unis. Tant la bureaucratie et l’absence de démocratie à Cuba que la recherche acharnée du profit aux Etats-Unis ne sont pas des défauts mais des éléments constitutifs des deux systèmes.
De même, le pétrole est devenu de plus en plus rare à mesure que les livraisons de pétrole vénézuélien en échange de services médicaux cubains ont diminué. Il ne fait aucun doute que le renforcement du blocus criminel par Trump, qui est allé au-delà du simple renversement de la libéralisation d’Obama pendant sa deuxième période à la Maison Blanche, a également gravement nui à l’île, entre autres parce qu’il a rendu plus difficile pour le gouvernement cubain d’utiliser des banques à l’étranger, étatsuniennes ou non, pour financer ses opérations. En effet, le gouvernement américain punit les entreprises qui font des affaires avec Cuba en les empêchant de faire des affaires avec les Etats-Unis. Jusqu’aux événements du 11 juillet, l’administration Biden avait laissé intactes presque toutes les sanctions de Trump. Depuis, elle a promis de permettre des transferts de fonds plus importants et de fournir du personnel au consulat américain à La Havane.
Si le blocus criminel a été très réel et sérieusement dommageable, il a été relativement moins important dans la création de ravages économiques que ce qui se trouve au cœur même du système économique cubain : le contrôle et la gestion bureaucratiques, inefficaces et irrationnels de l’économie par le gouvernement cubain. C’est le gouvernement cubain et ses alliés de « gauche » dans le Nord mondialisé, et non le peuple cubain, qui continuent, comme ils l’ont fait pendant des décennies, à blâmer uniquement le blocus.
Dans le même temps, la classe ouvrière des zones urbaines et rurales n’a ni incitations économiques ni incitations politiques sous la forme d’un contrôle démocratique de ses lieux de travail et de la société pour s’investir dans son travail, réduisant ainsi la quantité et la qualité de la production.
Situation sanitaire à Cuba
Après le déclenchement de la pandémie de Covid-19 au début du printemps 2020, Cuba s’est relativement bien comportée pendant la première année de la pandémie par rapport aux autres pays de la région. Mais au cours des derniers mois, la situation à Cuba, pour des raisons encore peu claires si ce n’est l’entrée du variant Delta dans l’île, s’est brusquement détériorée, et ce faisant, a sérieusement aggravé les problèmes économiques et politiques du pays. Ainsi, comme l’a noté Jessica Domínguez Delgado dans le blog cubain El Toque (13 juillet), jusqu’au 12 avril, soit un peu plus d’un an après le début de la pandémie, 467 personnes étaient décédées parmi les 87 385 cas qui avaient été diagnostiqués comme ayant le Covid-19. Mais seulement trois mois plus tard, le 12 juillet, le nombre de personnes décédées était de 1579 pour 224 914 cas diagnostiqués (soit 2,5 fois plus qu’au cours de la période précédente, beaucoup plus longue).
La province de Matanzas et sa capitale du même nom, située à 100 kilomètres à l’est de La Havane, sont devenues l’épicentre de l’expansion soudaine de la pandémie à Cuba. Selon le gouverneur de la province, il manquait 3000 lits à la province de Matanzas par rapport au nombre de patients qui en avaient besoin. Le 6 juillet, un ami personnel qui vit dans la ville de Matanzas m’a écrit pour me parler de la situation sanitaire désastreuse dans la ville, avec un manque de médecins, de tests et d’oxygène au milieu d’hôpitaux qui s’effondrent. Mon ami m’a écrit que le gouvernement national s’était montré incapable de contrôler la situation jusqu’au jour même où il a finalement formulé un plan d’action pour la ville. Le gouvernement a finalement pris un certain nombre de mesures, y compris l’envoi d’un nombre important de personnel médical supplémentaire, bien qu’il soit trop tôt pour dire, au moment où j’écris ces lignes, avec quels résultats.
Les scientifiques et les instituts de recherche cubains ont beaucoup de mérite pour le développement de plusieurs vaccins anti-coronavirus. Cependant, le gouvernement est responsable du retard excessif et inutile dans la vaccination de la population de l’île, aggravé par sa décision de ne pas se procurer des dons de vaccins de l’étranger ni de se joindre au programme Covax (Covid-19 Vaccines Global Access) de 190 pays, parrainé par plusieurs organisations internationales dont l’Organisation mondiale de la santé (OMS), une organisation avec laquelle le gouvernement cubain entretient de bonnes relations. Actuellement, seuls 16% de la population ont été entièrement vaccinés et 30% ont reçu au moins une dose du vaccin.
La crise médicale dans la province et la capitale de Matanzas s’inscrit dans un schéma plus général de pénurie et de délaissement des soins médicaux, le gouvernement cubain ayant accéléré l’exportation de personnel médical à l’étranger pour renforcer ce qui est depuis quelque temps son exportation numéro un. C’est pourquoi le précieux programme de médecins de famille introduit dans les années 1980 s’est sérieusement détérioré. Alors que le gouvernement cubain applique un barème dégressif (incluant un certain travail bénévole) à ses clients gouvernementaux étrangers, les médecins cubains reçoivent en moyenne 10 à 25% de ce que les clients étrangers versent au gouvernement cubain. Il va sans dire que le personnel médical cubain ne peut pas organiser de syndicats indépendants pour négocier avec le gouvernement les conditions de leur emploi. Néanmoins, partir à l’étranger est une mission souhaitée par la plupart des médecins cubains, car ils gagnent une quantité importante de devises fortes et peuvent acheter des biens étrangers. Toutefois, s’ils ne rentrent pas à Cuba à la fin de leur mission, ils sont sanctionnés administrativement (c’est-à-dire pas judiciairement) par un exil forcé d’une durée de huit ans.
Le contexte politique
Au début de cette année, la vieille garde dirigeante, qui a combattu le régime de Batista et qui est âgée de plus de 80 ans et de moins de 90 ans, s’est retirée de ses fonctions gouvernementales pour laisser la place à la nouvelle direction composée de Miguel Díaz-Canel (né en 1960) comme président et de Manuel Marrero Cruz (né en 1963) comme premier ministre. Cette nouvelle direction poursuit la politique de libéralisation économique et sociale de Raúl Castro, sans démocratisation. Par exemple, en 2013, le gouvernement a libéralisé les réglementations qui contrôlaient la circulation des personnes afin de permettre à la plupart des Cubains de voyager plus facilement à l’étranger.
Cependant, dans le même temps, le gouvernement a rendu pratiquement impossible la sortie du pays pour de nombreux dissidents, en retardant par exemple leur départ pour qu’ils ne puissent pas arriver à temps aux conférences organisées à l’étranger, et en créant une liste de quelque 200 « regulados » (personnes soumises à des dispositions réglementaires) qui ne sont pas du tout autorisées à quitter le pays. Il est important de souligner que, comme dans le cas d’autres mesures adoptées par le gouvernement cubain mentionnées précédemment, ces actions s’inscrivent dans la continuité des politiques de Fidel et Raúl Castro, dans lesquelles les décisions politiques et administratives sont prises en dehors du système judiciaire propre au régime. Il en va de même pour les centaines de détentions relativement brèves que le gouvernement de Raúl Castro effectuait chaque année, notamment pour tenter d’entraver les manifestations publiques non contrôlées par le gouvernement (une méthode policière qui ne fonctionne que pour les manifestations politiques préalablement planifiées, contrairement à celles qui ont eu lieu le 11 juillet).
L’Etat-parti unique
L’Etat-parti unique continue de fonctionner comme sous le règne de Fidel et Raúl Castro. En réalité, cependant, le Parti communiste cubain (PCC, son acronyme espagnol) n’est pas vraiment un parti – ce qui impliquerait l’existence d’autres partis. Le PCC n’est pas non plus principalement un parti électoral, bien qu’il contrôle fermement depuis le sommet les prétendues élections périodiques qui aboutissent toujours à l’approbation unanime de la ligne politique suivie par les autorités.
Parfois, les personnes désabusées par les partis corrompus existants en Amérique latine et même aux Etats-Unis réagissent avec indifférence, voire avec approbation, à l’Etat cubain à parti unique, car elles considèrent que les élections renforcent les systèmes corrompus. Ces personnes pensent donc qu’il vaut mieux avoir un parti politique honnête qui fonctionne qu’un système multipartite corrompu qui ne fonctionne pas. Le problème avec ce type de pensée est que les systèmes bureaucratiques à parti unique ne fonctionnent pas bien du tout, sauf peut-être pour réprimer complètement toute opposition. De plus, la corruption fait tôt ou tard son chemin dans le système à parti unique, comme l’histoire l’a montré à plusieurs reprises. Dans le cas de Cuba, Fidel Castro lui-même a averti dans un célèbre discours du 17 novembre 2005 que la révolution risquait davantage de périr à cause de la corruption endémique qu’à cause des actions des contre-révolutionnaires.
Le monopole organisationnel du PCC – explicitement sanctionné par la Constitution cubaine – affecte bien plus que les élections. Il étend son pouvoir de manière très autoritaire pour contrôler la société cubaine par le biais des organisations dites de masse qui fonctionnent comme des courroies de transmission des décisions prises par le Bureau politique du PCC. Par exemple, la CTC, le syndicat officiel, est la courroie de transmission qui permet à l’Etat cubain de maintenir son monopole sur l’organisation des travailleurs cubains. Au-delà de l’application de l’interdiction des grèves, la CTC n’est pas une organisation de défense des intérêts de la classe ouvrière tels que déterminés par les travailleurs eux-mêmes. Elle a plutôt été créée pour promouvoir ce que les dirigeants du PCC au pouvoir considèrent comme les meilleurs intérêts des travailleurs et travailleuses.
Les mêmes mécanismes de contrôle s’appliquent à d’autres « organisations de masse » telles que la Fédération des femmes cubaines (FMC) et à d’autres institutions telles que les maisons d’édition, les universités et le reste du système éducatif. Les médias de masse (radio, télévision et journaux) continuent d’être sous le contrôle du gouvernement, guidés dans leur couverture par les « orientations » du Département idéologique du Comité central du PCC. Il existe toutefois deux exceptions importantes au contrôle de l’Etat sur les organes de presse : la première concerne les publications internes de l’Eglise catholique. Néanmoins, la hiérarchie catholique cubaine est extrêmement prudente, et la diffusion de ses publications est de toute façon limitée à ses paroisses et autres institutions catholiques. Une exception bien plus importante est l’Internet, que le gouvernement n’a pas encore réussi à placer sous son contrôle absolu et qui reste le principal véhicule des voix critiques et dissidentes. C’est précisément ce contrôle moins que complet d’Internet qui a rendu possibles les explosions politiques nationales du 11 juillet.
Où va Cuba ?
Sans le bénéfice de la présence de Fidel Castro et du degré de légitimité conservé par le leadership historique, Díaz-Canel et les autres nouveaux dirigeants du gouvernement ont été durement touchés politiquement par les événements du 11 juillet, même s’ils ont reçu le soutien honteux de la plus grande partie de la gauche internationale. Le fait que les gens ne semblent plus avoir peur constitue peut-être la plus grande menace pour le gouvernement issu des événements du 11 juillet. Malgré ce coup dur, la nouvelle direction est en passe de poursuivre l’orientation de Raúl Castro visant à développer une version cubaine du modèle sino-vietnamien, qui combine un haut degré d’autoritarisme politique avec des concessions aux capitaux privés et surtout étrangers.
Dans le même temps, les dirigeants du gouvernement cubain continueront à suivre des politiques incohérentes de réforme économique, voire contradictoires, par crainte de perdre le contrôle au profit du capital privé cubain. Le gouvernement a récemment autorisé la création de PYMES (petites et moyennes entreprises privées), mais il ne serait pas du tout surprenant que nombre de ces PYMES nouvellement créées finissent entre les mains d’importants fonctionnaires de l’Etat devenus capitalistes privés. Il existe une importante strate gouvernementale, notamment dans l’armée, composée de chefs d’entreprise et de techniciens ayant une grande expérience dans des secteurs tels que le tourisme. Le plus important d’entre eux est le général Alberto Rodríguez López-Calleja, 61 ans, ancien gendre de Raúl Castro, qui est le directeur de GAESA, l’énorme conglomérat d’entreprises militaires, qui comprend Gaviota, la principale entreprise touristique de l’île. Il est significatif qu’il soit récemment devenu membre du Bureau politique du PCC.
Peut-être cette jeune génération d’hommes d’affaires, de militaires et de bureaucrates civils essaiera-t-elle de surmonter la mentalité de rentier que 30 ans d’ample assistance soviétique ont créée chez les dirigeants cubains, comme en témoigne l’incapacité à moderniser et à diversifier l’industrie sucrière (comme l’a fait le Brésil) pendant les années relativement prospères qui ont pris fin en 1990. Il est certain que le blocus économique américain a contribué à la mentalité de rentier en encourageant une attitude de survie économique au jour le jour plutôt que d’augmenter la productivité de l’économie cubaine pour permettre un avenir plus prospère.
Enfin, qu’en est-il des Etats-Unis ? Joe Biden ne fera probablement pas grand-chose au cours de son premier mandat pour modifier les politiques impérialistes des Etats-Unis à l’égard de Cuba, qui ont été considérablement aggravées par Trump. La question de savoir si une éventuelle deuxième administration démocrate à Washington à partir de 2025 fera quelque chose de différent reste ouverte.
Il existe toutefois un paradoxe sous-jacent à la politique cubaine du gouvernement des Etats-Unis. Si, à l’heure actuelle, la politique étatsunienne n’est pas principalement motivée par les intérêts de la classe dirigeante mais plutôt par des considérations électorales, notamment dans l’Etat très contesté de Floride, elle n’est pas pour autant nécessairement moins dure ou, ce qui est plus alarmant, moins durable. La Chambre de commerce des Etats-Unis, probablement l’institution commerciale la plus active politiquement aux Etats-Unis, préconise depuis de nombreuses années la reprise de relations commerciales normales avec Cuba. Thomas J. Donohue, son directeur de longue date qui a pris sa retraite au début de l’année, s’est rendu à Cuba à de nombreuses reprises et y a rencontré des dirigeants gouvernementaux. Les grandes entreprises agroalimentaires sont également intéressées à faire des affaires avec Cuba, tout comme les intérêts agricoles et commerciaux du Sud, du Sud-Ouest et des Etats montagneux (Arizona, Colorado, Montana, Nevada, Nouveau-Mexique, Utah, Wyoming, Idaho), représentés par des politiciens républicains et démocrates. Toutefois, il est peu probable qu’ils soient enclins à dépenser beaucoup de capital politique pour atteindre cet objectif.
Cela impose à la gauche américaine un lourd fardeau supplémentaire pour sortir de l’impasse – que favorise clairement la poursuite indéfinie du blocus – par le biais d’un nouveau type de campagne qui se concentre sur la grave agression et l’injustice commises contre le peuple cubain sans pour autant se faire l’apologiste des dirigeants politiques de l’Etat cubain.
Quoi qu’il en soit, les gens de gauche aux Etats-Unis ont deux tâches essentielles. Premièrement, ils doivent s’opposer fermement au blocus économique criminel de Cuba. Deuxièmement, ils doivent soutenir les droits démocratiques du peuple cubain plutôt qu’un Etat policier sclérosé, de la même manière qu’ils ont soutenu la lutte pour les droits de l’homme, la démocratie et le changement social et économique radical en Amérique latine, en Colombie et au Chili, ainsi qu’au Myanmar et à Hongkong, en Asie.
Samuel Farber