Copenhague (Danemark).– Voyager au Danemark aujourd’hui, c’est comme faire un bond dans le monde de demain. Au restaurant, au cinéma, au musée… Pas d’aller et retour du masque sur le nez en fonction de l’endroit où l’on met les pieds. C’est simple, les masques ont presque disparu du paysage danois. À la place, avant d’entrer, un passe sanitaire est exigé depuis avril déjà.
Alors que la France vit sa quatrième vague de Covid-19, le petit royaume nordique a pour l’heure échappé à la troisième. Depuis le début de la pandémie, il a dénombré 2 500 morts du Covid-19… Contre 111 725 en France, dont la population est seulement douze fois plus importante.
Aujourd’hui, 61 personnes sont hospitalisées à cause du Covid-19 au Danemark, dont 10 en soins intensifs. La semaine du 19 juillet, Santé publique France a dénombré 7 196 patients Covid-19 en cours d’hospitalisation, dont 991 en soins intensifs.
Arpenter Copenhague, cependant, ce n’est pas retrouver le monde d’avant : les QR codes sont omniprésents dans ce pays hautement digitalisé. « Ici c’est Big brother, le paiement par téléphone, les banques, la sécurité sociale, le permis et maintenant le Coronapas… Tout est digitalisé et c’est bien accepté », assure Jan Pravsgaard Christensen, professeur d’immunologie des maladies infectieuses à la faculté de santé de l’université de Copenhague.
D’ailleurs, pour s’y rendre, il faut montrer patte blanche : une preuve de vaccination, un test négatif ou un certificat de rétablissement est requis à l’entrée de l’établissement. Le Danemark a été le premier pays d’Europe à instaurer le passe sanitaire le 6 avril, pour renouer petit à petit avec les libertés perdues pendant un long hiver, dans l’optique de limiter les dégâts de la deuxième vague… Et d’éviter la suivante.
Dans le train qui relie la Suède à Copenhague, Sara et Ulf, la cinquantaine, ont le sourire de ceux qui renouent avec les petits plaisirs et cela se voit : ils ne portent pas de masque.
Les transports sont le seul endroit public où le masque est encore obligatoire, mais seulement quand les passagers sont debout, pas une fois assis, à distance les uns des autres. Une telle règle paraît encore inimaginable dans le métro parisien bondé où la distance de sécurité n’est qu’illusoire. La densité de population est trois fois moindre à Copenhague… Et surtout, le virus, beaucoup moins présent.
Néanmoins, Jan Pravsgaard Christensen estime que « l’on devrait quand même garder le masque dans les transports publics quand il y a du monde. La décision n’a pas été prise sur des critères de santé, mais en fonction de la façon dont on envisage de vivre demain ».
C’est ce hygge de demain, l’atmosphère chaleureuse propre aux Danois, que Sara et Ulf sont venus chercher. Ils habitent une petite ville suédoise et dans l’ère pré-Covid, ils voyageaient entre cinq et dix fois par an pour profiter des restaurants et autres joyeusetés de la capitale danoise. Mais depuis un an, ils n’ont pas traversé la frontière.
La levée extrêmement progressive et étalée dans le temps des restrictions liées au Covid-19 a débuté en avril au Danemark, de pair avec le Coronapas. Alors Sara a attendu d’avoir reçu sa deuxième dose de vaccin, le 7 juillet, « pour profiter des bonnes tables des rues commerçantes de Copenhague sans avoir besoin de se faire tester ».
Seules quelques enseignes comme Lego, le royaume danois des jouets, recommandent le port du masque à ses employés en contact toute la journée avec une horde d’enfants encore non vaccinés. Ce sont quasiment les seuls à ne pas être libérés du masque dans l’artère commerciale de la ville, mis à part quelques touristes fraîchement débarqués, encore en phase de transition dans cette ville qui semble libérée du Covid-19. Les supermarchés ont conservé les caisses en plexiglass en guise de protection du personnel face au défilé journalier de clients non masqués.
Des cris s’échappent de la fête foraine à l’ancienne de Tivoli, devant la gare centrale de Copenhague. À l’aire de restauration du parc d’attractions, le masque a aussi disparu des visages des serveurs.
Le Coronapas n’est plus demandé en terrasse et beau temps aidant, finalement, il est exigé dans peu de lieux de restauration. Le risque de contagion est bien moindre en extérieur et l’objectif premier du passe sanitaire à la danoise est bien de réduire la transmission du virus en contrôlant sa diffusion. C’est ce qui a guidé l’exécutif danois au printemps. Et non pas l’incitation à la vaccination par la privation de libertés recherchée par Emmanuel Macron cet été.
Viggo Andreasen, professeur d’épidémiologie mathématique à l’université de Roskilde, à l’ouest de Copenhague, a présenté une étude de modélisation au gouvernement danois avant qu’il ne joue les pionniers du passe sanitaire. Elle montrait que « la mise en application du Coronapas allait réduire la transmission du virus de 30 à 50 %. En réalité, on ne sait pas à quel point ce facteur a joué avec l’arrivée des beaux jours, mais le but premier a été atteint grâce à la capacité de tests mise en place en 2020 », assure le chercheur.
Quatre jeunes, la vingtaine, font une pause entre deux manèges. Trois d’entre eux sont entièrement vaccinés. « Avant, je faisais deux, trois tests antigéniques par semaine pour pouvoir aller où je voulais », témoigne Charly. Douloureux ? Chronophage ? « On s’y habitue et on a accès partout », dit-il simplement, lui qui a « eu la chance de se faire vacciner il y a deux mois. Je ne me suis pas posé la question, c’était synonyme de retour à la liberté ».
En face de lui, Alexandra est venue pour quelques jours de Stockholm pour rendre visite à ses amis danois. L’étudiante en marketing vit dans l’un des rares pays qui, même confronté à de sérieuses vagues de Covid-19, n’a pas opté pour le confinement. Elle aurait « eu du mal à le supporter tel qu’il a été mis en place à deux reprises au Danemark ».
La mise en application du Coronapas a permis de maîtriser la diffusion du Sars-CoV-2.
Jan Pravsgaard Christensen, professeur d’immunologie à l’université de Copenhague
En juin 2019, un gouvernement social-démocrate a pris le pouvoir au Danemark. Il demeure plus rigide que son voisin suédois, notamment sur les questions d’immigration. En revanche, « en Suède, mis à part quand on est cas contact, les tests PCR sont payants, de l’ordre de 120 à 140 euros », regrette Alexandra.
Emmanuel Macron a prévenu qu’à partir de l’automne, les tests dits « de confort » ne seront plus remboursés par la Sécurité sociale. « Ce n’est pas une bonne idée. Les gens vont moins se faire tester ou essayer de tricher en affichant le résultat d’un test qui n’est pas le leur, et on saura moins où le virus circule en France », juge Jan Pravsgaard Christensen. Il montre son application Coronapas sur son téléphone, qui indique clairement son nom, en même temps que l’heure qui défile.
Le but ? Éviter que des resquilleurs sans passe sanitaire ne présentent la capture d’écran d’un QR code qui n’est pas le leur au moment du contrôle. Or, davantage que le passe sanitaire en soi, c’est la remontée des cas contacts grâce à une politique de tests massifs – PCR et antigéniques, moins fiables mais plus rapides – qui semble avoir préservé les Danois d’une troisième vague.
Dès l’arrivée à l’aéroport, des panneaux proposent aux voyageurs qui viennent d’atterrir de se faire tester gratuitement, juste devant. « À l’automne 2020, nous avons éprouvé un système de tests massifs. Environ 10 % des Danois se faisaient tester chaque semaine et autant au printemps quand la circulation du virus a diminué. La mise en application du Coronapas a permis de maîtriser ainsi la diffusion du Sars-CoV-2 », assure Jan Pravsgaard Christensen devant le stand qui délivre des autotests gratuitement aux étudiants de l’université de Copenhague.
En plein été, elle est désertée… Comme elle l’a été quasiment toute l’année. Mais à partir du 1er septembre, les étudiants devraient faire leur vraie rentrée, après un an et demi de cours essentiellement à distance.
En attendant, ils profitent des vacances, mais pas des boîtes de nuit, « les premiers lieux fermés et les derniers à rouvrir car les études montrent que ce sont ceux où le risque de transmission du virus est le plus important », commente le professeur d’immunologie.
Le 1er septembre, ce sera aussi le jour de la réouverture des clubs, à condition de présenter un passe sanitaire. « Ce n’est pas prioritaire, et on ne saurait même plus comment s’y comporter ! », plaisante Charly avant de repartir fouler les allées du parc en plein air de Tivoli.
En France, les discothèques ont été les premiers lieux pour lesquels le passe sanitaire a été étendu à leur réouverture le 9 juillet. Le passe n’a pas empêché des foyers de contamination de s’y former.
« Les tests ne sont pas parfaits et quelques personnes vaccinées peuvent quand même attraper le virus. Nous avons aussi eu quelques clusters après des soirées dans des bars ou des grands rassemblements », témoigne Jan Pravsgaard Christensen en montrant le site de la chaîne TV2 qui les recense sur une carte. Le tout, c’est de les contenir.
« Quand 3 % des habitants d’un quartier ou d’une ville sont testés positifs, nous refermons tout jusqu’à ce que le virus n’y circule plus : les écoles, les restaurants… C’est mieux que de bloquer tout dans tout le pays plus tard ! », considère-t-il.
Avec les déplacements estivaux des populations, est-ce tenable ? « Nous avons eu le cas d’un cluster dans le nord du pays dans un restaurant dont les clients vivaient pour la plupart à Copenhague. Ils ont rapidement été tracés, contactés, testés et les positifs se sont isolés le temps de l’infection, c’est tout », expose simplement Jan Pravsgaard Christensen.
Le débat sur les mesures coercitives envisagées en cas de non-respect de la quarantaine des personnes testées positives qui a agité le Parlement français étonne au Danemark. « Quand on est testé positif, on compte sur la responsabilité de chacun pour s’isoler le temps de l’infection, c’est une question de confiance », estime Ole Olesen, professeur associé en santé mondiale à l’université de Copenhague.
Le Danemark fait partie des pays au monde où le Covid-19 a le moins fait de dégâts. Sa population se montre aussi particulièrement résiliente face aux contraintes instaurées pendant la pandémie. La recette danoise ? D’abord, de strictes mesures de restrictions des libertés décidées tôt, puis leur levée très progressive et étalée dans le temps, avec des jauges et des plages horaires augmentées au rythme de la décroissance de la circulation du virus et de l’arrivée des doses de vaccin. Ensuite, sa politique efficace de traçage des cas contacts.
Seules quelques centaines de « Men in black » ultra-minoritaires ont protesté au Danemark contre les restrictions des libertés liées à la crise sanitaire et le Coronapas, sans parvenir à se faire entendre. Même dans le quartier autonome de Christiana, où il fait bon vivre au grand air autour de quelques maisonnettes et échoppes en bois, le passe sanitaire n’est pas au cœur des préoccupations.
En guise de haie d’honneur à l’entrée de cet ancien quartier militaire squatté et autogéré, un alignement de stands de vente de marijuana. Quelques centaines de mètres plus loin, Anne, 51 ans, son fils Tobias, 18 ans, et sa nièce, Caroline, 17 ans, sont attablés en terrasse d’un restaurant végétarien autogéré : pour payer, c’est en espèces ou en ligne, via le téléphone portable. La famille Mette Ehlers vit à deux kilomètres et adore « l’atmosphère du quartier », s’enthousiasme Anne.
Tous sont pleinement vaccinés. Avant, les adolescents réalisaient trois autotests par semaine à l’école, alors ils avaient hâte de recevoir leur injection pour « se faciliter la vie et en finir avec le Covid-19 ». Pas un pour s’offusquer du Coronapas près de quatre mois après son entrée en vigueur.
« Les autorités publiques ont fait preuve d’une grande transparence depuis le début de cette pandémie, ce qui a joué dans la confiance que la population leur porte, de même que le taux d’adhésion à la vaccination, même s’il a toujours été élevé au Danemark, contrairement à la France », compare Ole Olesen, directeur exécutif danois de l’association à but non lucratif European Vaccine Initiative. Avant même cette crise sanitaire, la France faisait déjà partie des pays les plus vaccino-sceptiques.
« Les scientifiques qui conseillent le gouvernement font œuvre de pédagogie et sont écoutés par l’exécutif malgré la pression de l’opposition de droite qui pousse continuellement à rouvrir tout toujours plus vite dans un objectif économique et non sanitaire », complète le professeur Pravsgaard Christensen.
« Nous avons les meilleurs services sociaux du monde », soutient aussi Lotti, 86 ans, résidente des beaux quartiers autour du Palais royal. Alors que la relève de la garde a lieu, elle se bat avec deux gros paquets de gâteaux apéritifs qu’elle tente de caler sur son déambulateur, bien décidée à recevoir prochainement sa famille.
« Je n’ai jamais arrêté de voir mes proches, même si nous ne faisions pas la fête avant que la plupart soient vaccinés », raconte Lotti. Comme elle, tous ses amis sont vaccinés. 100 % des plus de 80 ans ont été vaccinés, contre 82 % en France : il s’agit pourtant de la population qui risque le plus de contracter une forme grave de Covid-19 et donc de déferler dans les hôpitaux.
Dans l’Hexagone, 5 millions de personnes vulnérables ne sont toujours pas vaccinées, selon l’assurance-maladie. Au Danemark, les anciens qui ne peuvent pas se rendre dans un centre de vaccination proche de chez eux comme Lotti reçoivent leur injection à domicile.
Elle a eu ses deux doses d’AstraZeneca cet hiver, avant que le pays décide de suspendre définitivement l’utilisation de ce sérum britannico-suédois impopulaire du fait de ses rares effets secondaires. Les pouvoirs publics français, eux, l’ont poussé jusqu’au bout… Sans succès. 50 000 doses ont même été jetées, arrivées à leur date de péremption avant de trouver preneurs.
« Les Danois ont confiance en leur gouvernement qui a fait attention à s’assurer que les risques des vaccins contre le Covid-19 utilisés au Danemark soient très faibles et les bénéfices très élevés, ce qui est moins le cas s’agissant du vaccin AstraZeneca », approuve Lone Simonsen, professeure de santé publique de l’université de Roskilde.
La plupart des Danois reçoivent leurs piqûres dans des vaccinodromes. Derrière la gare centrale, l’ancien quartier des abattoirs de Vesterbro réhabilités en bars à cocktail et restaurants branchés est devenu un repaire de hipsters, de joyeuses tablées qui profitent de l’été.
Dans l’allée d’à côté, un immense bâtiment en brique s’est reconverti, lui, en méga-centre de vaccination. Des Danois y défilent jusqu’à 22 heures, la plupart pour y recevoir leur deuxième dose. En tout, 80 % des Danois ont reçu au moins une injection, contre 62 % en France, et près de 59 % sont complètement vaccinés, contre 52 % dans l’Hexagone.
Avec cette progression de la vaccination et la maîtrise de la circulation du virus, le Danemark entre dans une nouvelle phase à compter du 1er août : celle de la levée progressive de l’obligation de présenter un passe sanitaire dans les cinémas, théâtres et musées.
Au Cinemaxx de Copenhague, l’odeur du pop-corn n’attire pas les foules. « Ce n’est pas tant du fait du Coronapas que du beau temps », soutient une ouvreuse chargée de scanner les QR codes. À l’extérieur, des Copenhagois plongent depuis le ponton sous un soleil de plomb.
L’ouvreuse ne sait pas encore que dans quelques jours, elle n’aura plus à contrôler le statut sanitaire des clients. C’est que la liste des lieux soumis au passe sanitaire a beaucoup évolué selon les courbes de l’incidence du virus et de la montée en puissance de la vaccination.
Au départ, tous les commerces sauf ceux vendant de la nourriture y étaient soumis, même les petits. Cela n’est plus le cas. Aucun laissez-passer n’est exigé dans le mall adjacent.
Lykke, 30 ans, vient de recevoir sa première injection. En attendant la levée du Coronapas au musée le 1er août, elle a réalisé un test pour visiter le Statens Museum for Kunst. La routine pour cette professeure des écoles qui y passe tous les trois jours.
Son amie, Trine, appréhenderait presque la levée progressive du passe sanitaire. « Je me sens davantage en sécurité quand je vais dans des lieux où le Coronapas est demandé », témoigne-t-elle en présentant son QR code à l’entrée du musée. Des anciens, eux, tendent la version papier.
« Au fur et à mesure, tous les Danois les plus vulnérables au Covid-19 ont été vaccinés, ce qui permet la levée progressive des restrictions. Néanmoins, le combat n’est pas terminé. Le virus saura trouver les personnes non vaccinées et même les plus jeunes ont à y perdre. Ils risquent notamment de souffrir d’un Covid long. Plus il y aura de personnes vaccinées, plus le Covid-19 pourra être appréhendé comme une grippe saisonnière », prévoit Lone Simonsen, chercheuse à l’université de Roskilde.
« Atteindre l’immunité collective estimée autour de 85 % sera difficile, à moins de vacciner aussi les enfants. Toutefois, ne serait-ce que le fait de s’en approcher réduit considérablement la circulation du virus », rappelle son collègue Viggo Andreasen. Dans cette optique, le gouvernement a prévu de lever le Coronapas le 1er octobre dans l’espoir d’ouvrir ainsi un autre chapitre, celui du monde d’après-demain.
Rozenn Le Saint