Sous pression depuis le coup de force de Kaïs Saïed, le parti d’inspiration islamiste cristallise ouvertement le mécontentement populaire.
« Les gens qui traînent toute la journée dans ce café, c’est parce qu’ils n’ont pas de travail », se désole Ibrahim en regardant la grappe de jeunes qui enchaînent les cigarettes et fixent le poste qui crache en boucle le journal d’Al-Jezira. « C’est la faute des hommes politiques d’Ennahdha, tous des gangsters ! » lâche son ami Mohammed. Rengaine populaire dans les rues de Tunis.
Depuis le coup de force du président Kaïs Saïed (indépendant), le 25 juillet, le mouvement d’inspiration islamiste cristallise la colère populaire. En quinze jours, le parti, membre de toutes les coalitions gouvernementales depuis dix ans et principal bloc politique au Parlement, est devenu le bouc émissaire de la Tunisie.
Au sein même de sa base, Ennahdha ne fait plus l’unanimité. Ibrahim et Mohammed avaient voté pour le parti musulman conservateur aux élections législatives post-révolution, en 2011 puis en 2014. « Après avoir dégagé Ben Ali, on a cru aux promesses d’Ennahdha, qu’ils nous donneraient des services publics et du travail. Ils se présentaient comme des sauveurs et on les a crus bêtement », souffle Ibrahim.
Les deux quinquagénaires s’assoient toujours entre le comptoir carrelé en damier et la porte d’entrée, de façon à observer les allées et venues d’El-Kabaria, dans la banlieue sud de Tunis. Construit dans les années 70, ce quartier conservateur concentre l’un des plus forts taux de chômage, de criminalité et de déscolarisation de la capitale.
Ibrahim travaille sur le marché de fruits et de légumes d’El-Kabaria. « En dix ans, je n’aurais jamais cru que ma vie se serait autant dégradée. Mon pouvoir d’achat a chuté avec l’inflation. Et pendant ce temps, on a vu les parlementaires comme ceux d’Ennahdha s’en mettre plein les poches et ne pas travailler. Ils vivent de la corruption pendant que le peuple souffre », peste-t-il. Ces derniers jours, le pôle financier du parquet de Tunis a ouvert une enquête visant le parti islamiste, issu de la matrice du mouvement des Frères musulmans, pour des soupçons de « financement étranger » de leurs campagnes électorales en 2019.
« Dans la même merde »
Son compère Mohammed est au chômage depuis deux ans. Sur les marchés, il réparait et revendait du matériel électronique acheté en Libye et en Algérie. Mais la guerre civile libyenne et la dépréciation du dinar tunisien, qui a perdu plus de 50 % de sa valeur en une décennie, ont mis un coup d’arrêt à son activité. Aujourd’hui, la famille vit du maigre salaire de 400 dinars (123 euros) de sa femme, vendeuse sur les marchés de fripes.
« Depuis qu’il est au pouvoir, Ennahdha ne s’est jamais soucié de nous, les pauvres. Nous l’avons aidé par le passé, mais ça, c’est terminé, jure-t-il. Ceux qui les soutiennent toujours sont des gens diplômés, qui ont réussi à avoir un poste dans le service public ou dans une entreprise grâce à leurs relations avec le parti. »
Les deux hommes approuvent aujourd’hui la manœuvre du président Kaïs Saïed, qui s’est octroyé les pleins pouvoirs et a gelé les activités du Parlement il y a quinze jours.
« Donner sa confiance à un député, ce n’est pas un chèque en blanc. Ennahdha nous a trahis. On n’a pas réussi à dégager ce gouvernement corrompu par nous-mêmes, alors Kaïs Saïed l’a fait par la force, commente Mohammed. Dans notre quartier, les gens d’Ennahdha font profil bas, maintenant. C’est un peu la honte de les soutenir publiquement vu ce qu’ils ont fait au pays. »
Adossé à la rambarde d’un étal de poissons frais, Hassan regarde les familles défiler dans l’allée boueuse du marché d’El-Kabaria. « J’aimerais fonder une famille moi aussi. Mais avec 440 dinars par mois, c’est impossible », lâche l’homme de 30 ans. Cet employé dans une biscuiterie de Tunis a été condamné pour braquage il y a dix ans.
Libéré quelques mois après la révolution, il a voulu profiter du bouleversement politique de 2011 pour « repartir de zéro » : « J’ai eu beaucoup d’espoir quand je suis sorti de prison car Ennahdha est venu voir les jeunes du quartier en disant : “Nous sommes des hommes pieux et droits. Avec nous, vous aurez du travail et une vie meilleure.” On les a crus et on a voté pour eux. Aujourd’hui, on vit toujours dans la même merde et ils n’ont jamais écouté les jeunes, encore moins ceux de mon quartier », dit-il, en colère.
Entre 2011 et 2019, l’électorat d’Ennahdha a été divisé par trois, passant de 1,5 million de voix au premier scrutin post-révolution à environ 500 000 au dernier scrutin législatif.
Demande indécente
Au siège officiel d’Ennahdha, dans le centre de Tunis, Ahmed Fellah, l’un des leaders de la jeunesse du parti, dit évidemment tout l’inverse. « Ennahdha a toujours œuvré pour améliorer le pouvoir d’achat des Tunisiens. Nous avons été un acteur majeur dans le processus démocratique et nous sommes au service du peuple et de la jeunesse sur le plan social, politique et économique », déroule-t-il.
Un discours rodé qui a pourtant tendance à s’effriter, même au sommet du parti. Jawhara Tiss, ancienne membre de l’Assemblée nationale constituante (2011-2014) et ex-cadre d’Ennahdha, a claqué la porte en novembre après des désaccords sur « la gestion non démocratique » de la formation islamiste par son leader de toujours, Rached Ghannouchi, 80 ans.
« Je ne peux pas blâmer les Tunisiens qui sont en colère contre Ennahdha car le parti s’est fait élire sur la promesse d’améliorer leur quotidien. En réalité, il a mis toute son énergie à normaliser sa présence dans la sphère politique, en étant à la tête des ministères ou en s’alliant à d’autres partis pour former des coalitions au Parlement », explique la professeur agrégée de 36 ans. En s’efforçant de légitimer sa place en politique, ils se sont éloignés des aspirations des gens. Ils ont échoué sur le plan économique et social. Pourtant, c’était sur ça que les Tunisiens les attendaient. »
Dans la commune populaire de La Goulette, qui accueille le plus grand port de Tunis, un groupe de trentenaires enchaînent les bières sur la plage. Huda garde un œil sur son fils de 3 ans qui dort dans la poussette. La jeune femme est masseuse dans un hôtel de Gammarth, un quartier huppé de la banlieue de la capitale.
Depuis le début de la pandémie, elle travaille à temps partiel et n’arrive plus à joindre les deux bouts. « Comme moi, beaucoup de Tunisiens nourrissent leur famille grâce au tourisme. Avec la crise sanitaire, on a tout perdu et c’est en grande partie la faute d’Ennahdha. Ils avaient le pouvoir de [la] gérer et ils n’ont rien fait », peste-t-elle.
L’image du parti s’est encore un peu plus dégradée début juillet, en plein rebond épidémique de Covid-19, lorsque l’un des dirigeants d’Ennahdha, Abdelkarim Harouni, a lancé un ultimatum au gouvernement pour réclamer le dédommagement des victimes de la dictature – en premier lieu les anciens militants clandestins d’Ennahdha, traqués par la police de Ben Ali. Une demande jugée indécente par de nombreux Tunisiens au regard de la crise sanitaire.
Après avoir initialement dénoncé un « coup d’Etat » du président Kaïs Saïed, puis échoué à mobiliser sa base militante dans la rue, Ennahdha fait désormais le dos rond. Le parti joue même la carte de l’apaisement et appelle à « un dialogue national » avec l’exécutif et les différentes forces politiques du pays. Son conseil de la Choura – l’instance principale du mouvement – s’est réuni mercredi. Il s’est dit prêt à une « autocritique » et à des « excuses ».