Une quinquagénaire sort du bâtiment et hurle « révolution ! révolution ! révolution ! ». Encombrée par un carton contenant ses effets personnels, elle arrive tout de même à dresser le poing, mais son cri ressemble plus à un appel à l’aide qu’à une incitation à la révolte. En pleurs, elle finit par tomber à genoux, ses affaires s’éparpillant au milieu de la rue. Quelques compagnons d’infortune se précipitent, mais elle refuse de se lever. « Mon Dieu, avec qui es-tu ? », s’étrangle-t-elle. Un soldat se détourne et essuie une larme. Avec une solde équivalant à 70 dollars, conséquence de l’effondrement de la livre libanaise, sa situation matérielle n’est guère meilleure, mais lui et ses collègues obéissent aux ordres. Soucieuse d’éviter tout débordement, l’université a fait appel à un impressionnant dispositif de sécurité mobilisant l’armée et les forces antiémeutes. « Il fallait se prémunir contre de graves menaces extérieures », se justifie M. Fadlo Khouri, le président de l’établissement, tout en reconnaissant que les licenciements « auraient pu et dû être mieux gérés ».
Une grave crise économique [1], un chômage qui augmente en flèche, l’armée déployée pour empêcher la contestation sociale, une population confrontée à la multiplication des cas de Covid-19... Ainsi allait déjà le Liban avant le 4 août et la double explosion accidentelle du port de Beyrouth, au bilan catastrophique : près de 200 morts, 7 000 blessés, une bonne partie de la capitale détruite, 300 000 Beyrouthins n’ayant plus de logement, tandis que 70 000 perdaient leur emploi. Les espoirs nés du mouvement populaire du 17 octobre 2019 paraissent désormais bien lointains.
En moins d’un an, la donne a totalement changé. Le système politique honni que les jeunes manifestants appelaient à démanteler en scandant « tous, cela signifie [que] tous [doivent dégager] » est toujours en place. Et chaque jour, ou presque, apporte sa mauvaise nouvelle ou le signe d’une situation qui empire : reconfinement de la population avec couvre-feu à l’efficacité sanitaire incertaine, saturation des hôpitaux, pénuries alimentaires, agressions sordides pour quelques miches de pain, nouvel incendie au port en septembre et tractations politiques sans fin malgré l’« ultimatum » du président français Emmanuel Macron exigeant la formation, sans délai, d’un « gouvernement de mission » pour mener des réformes [2].
Loin de ces considérations politiques, l’une des préoccupations principales des Libanais reste l’argent et sa disponibilité. Rue Hamra à Beyrouth, les cambistes entendent la même question toute la journée : « À combien est la livre aujourd’hui ? » Comme un symbole du déclin d’un pays jadis vanté pour sa vie culturelle, la célèbre artère qui fut le cœur vivant de la capitale, avec ses cinémas, ses théâtres et ses cafés, est envahie par la fripe et les farfouilles à 1 dollar. Paradoxalement, le seul endroit de la rue qui renoue avec un passé d’engagements est le siège de la banque centrale ou Banque du Liban (BDL). C’est vers cet édifice, désormais protégé par des barrières de béton, que convergent les manifestants et les participants aux sit-in dénonçant la mainmise des banques sur le pays et leur collusion, tolérée par la BDL, avec les grandes fortunes qui pratiquent la fuite des capitaux. « Que tombe le régime des banques », proclame ainsi un slogan peint au pochoir et accompagné par le portrait de M. Riad Salamé, le gouverneur de la BDL, représenté sous les traits du diable.
Depuis décembre 2019, les établissements financiers appliquent un gel de facto des avoirs des particuliers, ces derniers ne pouvant retirer que des montants limités de leurs comptes, et plafonnent les retraits en dollars. Les restrictions se sont durcies depuis que le gouvernement a annoncé le 7 mars dernier un défaut sur le remboursement d’une partie de la dette extérieure (1,2 milliard de dollars, sur un total de plus de 90 milliards de dollars). Résultat, le pays fonctionne avec trois devises sur le marché. Outre la livre libanaise, il y a le dollar coté au taux officiel (1 dollar pour 1 507,50 livres) et dont la disponibilité demeure très faible, la banque centrale veillant à économiser ses réserves de change. Et il y a aussi le billet vert acquis au marché noir suivant un cours fluctuant, mais toujours plus onéreux que le taux officiel (1 dollar pour 8 000 livres en moyenne).
Dans ce contexte, collecter des dollars est affaire de patience et de sacrifices. Mme Hala Zaidan, 54 ans, change ainsi au noir une partie de son salaire perçu en livres libanaises. « J’ai réussi à mettre de côté trois mois d’allocation pour mon fils, qui fait ses études à Moscou, explique-t-elle. Je ne lui ai pas permis de rentrer cet été à cause de l’épidémie de Covid-19, mais aussi pour ne pas avoir à débourser le prix trop élevé de son billet d’avion. » Pour nombre de Libanais, cette quête de billets verts est un révélateur de leur statut social. Percevoir son salaire en devises étrangères, c’est la garantie d’un enrichissement ou, du moins, d’un maintien de son train de vie. À l’inverse, être payé en livres libanaises, comme c’est le cas pour nombre de fonctionnaires et d’agents du service public, c’est avoir les yeux rivés sur les abysses dans lesquelles plonge la monnaie nationale.
Il y a encore un an, Habib F., universitaire beyrouthin, gagnait l’équivalent de 3 000 dollars par mois. Aujourd’hui, son salaire ne vaut que 450 dollars, un cas emblématique de l’érosion avancée des revenus de la classe moyenne. Le 19 août, la Commission économique et sociale des Nations unies pour l’Asie occidentale (ESCWA), dont le siège se situe à Beyrouth, publiait une étude indiquant que le nombre total de Libanais pauvres est passé de 28 % en 2019 à 55 % en mai 2020 (2,7 millions d’individus), c’est-à-dire avant la catastrophe du port [3]. Toujours selon le même document, le pays du Cèdre affiche également l’un des plus hauts niveaux mondiaux d’inégalités, 10 % des plus riches y concentrant 70 % des richesses.
Atteint par des éclats lors de l’explosion du 4 août, M. Emmanuel Alkek témoigne de son déclassement. « Mon salaire a perdu 80 % de sa valeur, mais je tremble à l’idée que mon entreprise ferme. Sans mon fils, qui vit à l’étranger, je ne pourrais pas m’acheter mes médicaments. Et encore, je suis désormais obligé de me rationner. Au lieu d’une pilule quotidienne, je n’en prends qu’une tous les deux jours. » On lui demande s’il a consulté un médecin pour ça. « J’ai plutôt demandé l’avis de mon portefeuille », nous répond-il. Nous retrouvons le même ton sarcastique chez Mme Dalal F., qui a deux emplois mais gagne moins de 100 dollars par mois — « la somme de deux demi-salaires », dit-elle. Pour elle, il n’est plus question que ses deux fils retournent dans leur école privée à 8 000 dollars par an, et la perspective de les inscrire à l’école publique, démunie de moyens, ne l’enchante guère. « L’entreprise de mon mari a fait faillite. Et la solution de l’enseignement à distance est impossible à mettre en œuvre. Il faudrait investir dans un ordinateur, payer pour Internet et, quand bien même cela serait possible, il y a la question de l’électricité. » Trente ans après la fin de la guerre civile, faute de nouvelles centrales, le Liban souffre toujours d’un approvisionnement électrique chaotique, avec plusieurs coupures par jour. « Nous payons deux notes d’électricité. Une pour nous raccorder au réseau public, et l’autre pour se brancher sur un générateur privé. En août, avec les dix-huit heures de coupure quotidienne en moyenne, la moitié de mon salaire a été consacrée au paiement de la facture du générateur. » La « mafia » des propriétaires — privés — de ces appareils est régulièrement dénoncée au pays du Cèdre. Selon un rapport datant de 2016, leurs bénéfices annuels atteindraient 2 milliards de dollars [4]. Une manne qui expliquerait pourquoi le pays s’avère incapable de moderniser son réseau électrique et d’en finir avec les coupures à répétition.
La paupérisation des Libanais pourrait s’aggraver si les autorités abandonnaient les subventions aux importations, comme l’affirment d’insistantes rumeurs. Depuis octobre 2019, date à laquelle la livre a commencé à dévisser, la banque centrale a mis en place un taux de change spécial pour que les importateurs de produits stratégiques puissent obtenir des dollars soit au taux officiel, soit à un taux intermédiaire (3 900 livres pour 1 dollar) afin de payer leurs commandes de carburant, de blé, de médicaments, de matériel médical et de produits alimentaires de base. Selon les évaluations qui circulent, les réserves de change de la BDL (20 milliards de dollars), obligée de maintenir une réserve obligatoire de 17,5 milliards de dollars, ne lui permettraient pas de maintenir ces subventions au-delà de la fin de l’année. Sauf à obtenir un prêt du Fonds monétaire international (FMI), lequel, bien entendu, ne veut pas entendre parler du maintien de ces subventions. Dans un pays qui consacre 6 % de son produit intérieur brut aux importations de produits alimentaires — l’un des plus importants taux de dépendance dans le monde —, l’abandon de tels soutiens engendrerait pourtant des pénuries et une augmentation de l’inflation, qui atteint déjà 100 % pour certains produits alimentaires.
Comme ce fut le cas à des périodes tendues de l’histoire du pays, nombre de Libanais choisissent de partir pour l’étranger, notamment vers le Canada. D’autres se contentent de quitter Beyrouth, devenue hors de prix. « Je suis retourné dans mon village parce que mon loyer dans la capitale a augmenté quatre fois à cause de l’effondrement de la livre », explique M. Hanna D., chauffeur de taxi. Ce sexagénaire travaillait comme comptable dans un grand hôtel avant d’être congédié à la suite du mouvement populaire d’octobre 2019. « La direction a commencé par nous verser la moitié du salaire, puis ils nous ont mis à la porte. Pas de touristes, pas d’argent. Je ne peux pas les blâmer », poursuit celui qui, confronté à l’absence de clients dans son village, va tous les jours à Beyrouth pour glaner quelques courses. Sous-développé, disposant de peu d’infrastructures, encore plus pénalisé par le manque d’électricité et la difficulté d’accéder à Internet, le Liban de l’intérieur ne saurait toutefois constituer une solution de rechange acceptable pour la jeunesse du pays. Dès lors, la seule échappatoire pour elle est d’opter pour l’émigration illégale. Il s’avère ainsi que nombre de disparus recensés après le drame du 4 août n’ont pas été tués par la double explosion. « Ils ont “glissé” vers l’Europe, probablement un peu avant la catastrophe », confie le parent de l’un d’eux.
Tous les témoignages sur les départs à l’étranger insistent sur un point majeur. Celui qui émigre ne le fait pas pour lui seul. Arrivé à bon port, il aidera ceux qui restent. Cela vaut pour les réfugiés palestiniens, qui continuent de subir une stigmatisation, soixante-dix catégories d’emploi leur étant toujours interdites. Dans le camp de Mar Elias, dans le sud-ouest de Beyrouth, le fatalisme est de mise. « En ce moment, les classes populaires libanaises souffrent bien plus que nous, affirme M. Abou Ibrahim, boucher. La pauvreté, on la connaît depuis bien plus longtemps qu’eux, mais notre avantage est que nos organisations et les institutions qui s’occupent de nous paient en dollars et non en livres libanaises. Mais surtout, il n’y a pas une famille ici qui ne reçoive pas d’argent d’un expatrié, fût-ce quelques dizaines de dollars. » Signe des temps et du manque de confiance à l’égard des institutions, ces envois de fonds ne transitent plus par les circuits habituels, mais « par le sac », de la main à la main.
L’appauvrissement général des Libanais va-t-il les pousser à réoccuper la rue, une fois dissipée l’épidémie de Covid-19 ? L’écrivain Hassan Ezzein en est persuadé, lui qui a participé à la plupart des protestations populaires au cours des vingt dernières années. Mais son pronostic est loin d’être optimiste. Pour lui, la contestation butera contre les ingérences étrangères, qui ne visent qu’à maintenir en l’état le système politique libanais, quitte à le dépoussiérer un peu. Surtout, juge-t-il, « le pays ne s’en sortira pas si les Libanais ne construisent pas une opposition claire au régime, avec un vrai programme politique. Sinon, ce sera le chaos ».
Doha Chams
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