Juste avant que l’Uganda Railway n’arrive à Nairobi, au tournant du XXe siècle, la région était à peu près déserte. Au début du XIXe siècle, la présence humaine dans la savane se résumait aux éleveurs nomades massaïs.
À l’époque, la zone située entre Rongai et Kiserian [au sud du pays, dans la vallée du Rift] était un couloir de migration emprunté par les éléphants, les buffles, les zèbres et les gazelles. Les animaux traversaient l’actuelle région du Kajiado pour rejoindre leurs aires de pâturage et de reproduction. Les lions, les léopards et les autres prédateurs suivaient leurs traces et prélevaient quelques-uns d’entre eux pour se nourrir. La nature vivait sa vie en toute quiétude.
Puis le Lunatic Express [le “Rapide des fous”, surnom de l’Uganda Railway] est arrivé, et le tableau a changé. Bientôt, la vaste savane a laissé la place au béton. Les immeubles, les routes et autres aménagements ont pris la place de la brousse naguère luxuriante.
En l’espace de cent ans, Nairobi a eu raison du milieu naturel – coupant les corridors écologiques, faisant partir la faune, rasant les forêts. Nairobi n’a plus grand-chose de “la ville verte au soleil” qu’elle était. Seules quelques poches de verdure éparses ont survécu, souvent dans des zones inconstructibles, protégées ou privées.
Inhabitable dans cinquante ans
Vieille d’à peine plus de 120 ans, Nairobi n’a rien à envier aux mégapoles les plus anciennes du continent. En comparaison du Vieux Caire (100 ap. J.-C.), de Kismayo (300 ap. J.-C.) et de Lagos (années 1500), la capitale du Kenya est une adolescente. Or la ville souffre déjà des effets d’une croissance exponentielle insoutenable, de la destruction de son environnement et du dérèglement climatique. À ce train-là, Nairobi pourrait bien devenir tout bonnement inhabitable dans cinquante ans, mettent en garde les experts.
Des années durant, c’était un vrai plaisir que d’emprunter l’Uhuru Highway [la voie rapide qui traverse Nairobi du nord au sud]. Ourlée d’arbres et d’un feu d’artifice annuel de fleurs blanches, roses ou violettes, elle offrait sur la ville un joli panorama. La plupart des arbres ayant été abattus pour laisser la place à de nouvelles infrastructures, notamment la Nairobi Expressway [la nouvelle voie rapide qui traversera Nairobi d’est en ouest], le tronçon évoque désormais un crâne ratiboisé à la hussarde.
Les chiffres font froid dans le dos : en l’espace de vingt-quatre ans, entre 1976 et 2000, le couvert forestier de Nairobi a fondu de 11 %, pour ne plus représenter aujourd’hui que 3 % de la superficie [de la ville]. Sur la même période, la brousse n’a pas été épargnée non plus, passant de 22 % à 13 %.
Mais c’est le massacre des îlots de verdure de la ville, ces dix derniers mois, qui a fait sortir les Nairobiens de leurs gonds. Les défenseurs de l’environnement sont montés au créneau, mais leur levée de boucliers n’a pas arrêté les pelleteuses, ni freiné les ardeurs des entreprises de BTP. Et puis les machines se sont tues. La ville est passée à autre chose. Au prochain massacre.
Hausse des températures
Stella Mulinge s’éponge le visage à tout bout de champ [au volant de sa voiture] en remontant Monrovia Street, dans le quartier des affaires. Il est 9 heures du matin, et elle est déjà moite de la tête aux pieds.
“J’ai toujours un haut de rechange. Un seul, ça ne suffit pas”, glisse-t-elle de la manière la plus naturelle du monde. Arrivée à [la banque] AmBank House, où elle travaille, Stella reste un moment dans sa voiture sur le parking, moteur coupé, vitres montées, pour se rafraîchir un peu avant de regagner son bureau. “Il fait de plus en plus chaud en ville depuis quelques années. Cela n’a pas toujours été comme ça”, fait-elle observer, sans s’étendre sur les raisons qui font grimper le mercure.
Ce microclimat porte un nom : l’îlot de chaleur urbain. Les températures y sont plus élevées que dans les zones avoisinantes, qui bénéficient encore de l’effet d’un couvert végétal. Ce phénomène se produit lorsque des surfaces imperméables comme le béton, le macadam ou le métal absorbent plus de rayonnement solaire qu’elles ne peuvent en réfléchir, explique Victor Ongoma, spécialiste de géographie physique.
C’est en général avec soulagement que les habitants de Nairobi quittent le centre-ville. [Hors du centre,] l’air est plus pur et plus frais. “Après Allsops [banlieue nord-est de Nairobi], je remonte les vitres pour le reste du trajet jusqu’à Ruiru [plus loin au nord-est]”, explique Stella.
L’après-midi, quand le soleil est de plomb, il n’est pas rare de voir des familles assises devant leur cahute dans les taudis de Kibera et de Mathare [dans le sud de la ville]. Le bon sens voudrait qu’elles s’abritent du soleil à l’intérieur, mais les cabanes sont en tôles et mal ventilées, si bien que rester à l’intérieur relève du suicide.
Sans doute le pire endroit où vivre au Kenya
La destruction de l’écosystème local n’épargne pas non plus les ressources en eau. Sous-dimensionnés et trop pollués pour un usage domestique, les cours d’eau de Nairobi ne permettent pas de répondre à la demande journalière de la ville, qui se monte à 810 millions de litres. Ce sont donc les comtés voisins de Murang’a et de Kiambu qui abreuvent la ville.
Pour remettre en état les cours d’eau de la ville, le gouvernement a lancé l’année dernière le Programme de réhabilitation de la ville de Nairobi, qui prévoit la création de nouveaux réseaux d’assainissement et la rénovation des anciens pour éviter la contamination des cours d’eau par les eaux usées.
La capitale kényane est l’une des villes au monde qui affichent la plus forte croissance démographique. Les progrès technologiques, la mise en place d’infrastructures modernes et la présence d’une classe moyenne diplômée expliquent l’essor fulgurant de Nairobi, devenue désormais métropole internationale.
Pourtant, selon les critères de la Banque mondiale mesurant la qualité de vie, à savoir la qualité de l’air et l’accès à l’eau potable, au logement et à la sécurité, la ville est sans doute le pire endroit où vivre au Kenya. Les autres paramètres permettant d’évaluer la qualité de vie sont l’emploi, l’environnement et les risques naturels. Dans ces domaines, Nairobi affiche des résultats au mieux médiocres.
En premier lieu, plus de 60 % des habitants vivent dans des quartiers informels. Un rapport de 2005 [du programme] ONU-Habitat révélait que 75 % de la croissance démographique de Nairobi était absorbée par ces quartiers.
Intitulé “Physionomie du secteur urbain de Nairobi”, ce rapport prédisait que plus de la moitié de la population de la ville vivrait dans des bidonvilles ou d’autres quartiers informels à l’horizon 2021. Signalons au passage que ces quartiers ne représentent que 5 % de la superficie totale habitée de Nairobi. Le quartier de Kibra concentre ainsi 170 000 habitants sur 2,5 km2, selon le recensement national de 2019, soit une densité de 68 000 personnes au km2 – c’est 715 fois plus que la moyenne kényane, qui est de 95 habitants au km2.
Ensuite, les familles les plus démunies de Nairobi, qui n’ont pour la plupart pas accès à l’assainissement et vivent avec moins de 100 shillings [80 centimes d’euro] par jour, sont les plus exposées aux catastrophes naturelles. Lorsque des inondations éclair ont frappé Nairobi en mai, c’est le bidonville de Kibera qui a été le plus touché, déplorant quatre personnes disparues, des dizaines de familles déplacées et des dégâts qui se chiffrent à plusieurs millions.
Sans surprise, les espaces verts sont les premiers à disparaître sous le béton, le bruit et la cohue. Et, bien souvent, les cris d’alarme des habitants se retrouvent noyés dans le tohu-bohu de l’aménagement tous azimuts.
Cohabiter avec la faune locale
Dans la décharge de Dandora, hommes et charognards furètent au milieu des monceaux d’immondices à longueur de journée, se disputant des miettes, fidèles à la lutte immémoriale entre l’homme et la nature. L’invasion de ces oiseaux pose problème depuis une dizaine d’années. À l’époque, ils nichaient dans les arbres bordant le stade de Nyayo et la Harry Thuku Road [au nord du centre]. Aujourd’hui, ils pullulent dans toute la ville.
En 2009, l’Office kényan de la biodiversité (KWS) a prié les habitants d’apprendre à vivre avec ces charognards après un mouvement de protestation, alors même que l’Autorité nationale de gestion de l’environnement (Nema) attribue leur prolifération à “un changement structurel des conditions écologiques”. Ornithologue au KWS, Alfred Owino estimait à l’époque que c’étaient les nouveaux quartiers sortis de terre autour des zones de nidification traditionnelles des oiseaux qui les avaient contraints à partir et à nicher dans les rares poches de forêts subsistantes.
Alfred Owino ajoutait qu’il n’y avait pas de “remède miracle” face au fléau des marabouts. Dix ans plus tard, aucune solution ne semble avoir été trouvée, et le nombre de charognards atteint un niveau alarmant. La disparition des espaces verts en ville perturbe l’équilibre de la biodiversité en déplaçant la faune indigène qui assurait cet équilibre, comme les chauves-souris frugivores, les primates et les pollinisateurs, estime Éric Fèvre, spécialiste des maladies infectieuses des animaux à l’université de Liverpool :
“Résultat, les espèces sauvages qui cohabitent avec les humains – comme les rats, les oiseaux charognards ou granivores – pullulent, surtout dans les quartiers pauvres, plus densément peuplés.”
Qualifiées d’anthropophiles, ces espèces [qui côtoient les hommes] véhiculent des germes responsables de zoonoses, des plus bénignes aux plus dangereuses, comme le Covid-19.. Classé zoonose par l’Organisation mondiale de la santé, le Covid-19 a ainsi fait le tour du globe, contaminant 164 millions de personnes et tuant 3,5 millions d’autres.
Dans certains quartiers informels, les humains côtoient de près les marabouts et d’autres charognards attirés par les immondices, faute de collecte. En cas d’épizootie aviaire, les virologues avertissent que ces quartiers paieront le prix fort.
James Kahongeh
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