Il y a vingt ans, il n’était pas nécessaire d’être un expert en géopolitique pour comprendre qu’après la chute du régime taliban, il était urgent et décisif, quel que soit le domaine d’action envisagé, de ne pas se concentrer sur Kaboul mais d’intervenir, en partenariat avec la population afghane, dans l’ensemble du pays.
Pourtant, le ministère français des Affaires étrangères de l’époque ne semblait voir que la capitale afghane. Pour ne prendre que l’exemple de l’aide éducative, il ne s’intéressait qu’à la réouverture des deux lycées franco-afghans, Esteqlal et Malalaï, situés en plein centre de Kaboul. L’idée d’aller reconstruire des écoles ailleurs lui était totalement indifférente. Il a fallu batailler ferme – je parle d’expérience – pour obtenir des financements du ministère de l’Education nationale, de l’Assemblée nationale, du Sénat et de quelques collectivités territoriales pour contribuer, en partenariat avec des associations et des ONG, à la réhabilitation d’écoles et de lycées aussi bien dans les banlieues de Kaboul qu’à Mazar i-Sharif, dans la vallée du Panshir qu’à Jalalabad, à Istalif qu’à Nahrin, à Charikar qu’à Pul i-Khumri pour ne citer que ces quelques lieux !
Il était aussi aisé de constater que, contrairement à ce que je lis et j’entends ici ou là depuis le retour au pouvoir des talibans, que les Afghans n’étaient pas ignorants de ce qu’était la démocratie. Sans doute pas tous mais beaucoup et pas seulement dans les grandes villes. Que de mépris dans la bouche ou sous la plume de ces donneurs de leçons qui expliquent doctement que l’Occident a voulu imposer modernité, démocratie, et droits de l’homme à des Afghans qui les ignoraient et qui même n’en voulaient pas.
Les institutrices qui avaient sous le régime taliban continué à enseigner aux filles, clandestinement et même au risque de leur vie, ne savaient-elles pas ce qu’était la liberté d’enseigner qui leur était interdite, ne savaient-elles pas aussi à quel point pour les filles, pour leur émancipation, cet enjeu de l’école était décisif, d’où leur désir de voir les écoles rouvrir le plus vite possible ? Avaient-elles besoin de recevoir des leçons de démocratie, celles qui, dès la fin de l’année 2001, ôtaient leur burka avec un soulagement et un bonheur qu’on pouvait lire immédiatement dans leurs yeux ?
Et pendant ces vingt années qui viennent de s’écouler, nombreux furent ceux et surtout celles qui ont tenté et souvent réussi de se construire une vie professionnelle ou personnelle libérée de traditions religieuses ou culturelles oppressives.
Pas toute la population, certes, mais une partie d’entre elle non négligeable. Alors dire, comme le font certains, à ces femmes et à ces hommes qu’ils font partie d’une « élite occidentalisée », qu’ils ne sont pas le peuple afghan, revient à leur adresser le même discours que celui des talibans qui eux aussi ne cessent de leur répéter qu’ils ne sont ni des bons musulmans ni de vrais Afghans.
« Démocratie imposée », disent-ils. Mais c’est plutôt le contraire qui s’est passé ces vingt dernières années car la caution continûment apportée à des gouvernements centraux et locaux corrompus n’a pas été, loin s’en faut, un apprentissage démocratique !
Les opposants de toujours à ce qui est improprement nommé « droit d’ingérence » ne se donnent même pas la peine de dissimuler leur contentement. On les trouve du côté des tenants des identités figées, des différences culturelles qui seraient inébranlables et du séparatisme qu’elles engendreraient inévitablement. « Chacun chez soi », avec ses traditions et sa culture, telle est depuis des décennies l’antienne de ce qui fut appelée la « Nouvelle Droite » et qui est aussi le refrain de l’extrême droite et d’une partie de la droite. Avec en prime l’idée qu’il y aurait des peuples perméables à la démocratie et d’autres qui ne le seraient pas !
Mais on les trouve aussi du côté des contempteurs de ce qu’ils appellent « l’impérialisme occidental », toute intervention étrangère étant considérée comme forcément impérialiste, colonisatrice, dictatoriale. Ce qui est faux. Le droit d’ingérence est mal nommé, parlons plutôt d’un droit et d’un devoir de solidarité, ce qui ne confond évidemment pas avec une intervention militaire.
Etre solidaire, ce n’est pas « dire à » c’est « dire avec », c’est-à-dire emprunter un chemin qui trace un universel. Certains affirment que la tragédie afghane signerait aussi la fin de l’universalisme. S’il s’agit de la fin d’un universalisme en surplomb, qui se donne comme une norme, comme un modèle, comme l’incarnation de ce qu’il y aurait de mieux au monde, faut-il le déplorer ?
Abandonner sans regret cet universalisme idéologisé, instrumentalisé, rabattu sur l’identité occidentale, ou européenne, ou française, pour dire oui à un universel en chantier, un universel sans cesse en construction, qui intègre les différences pour les dépasser, un universel qui est fait des luttes, pas toujours victorieuses mais sans cesse reprises, menées dans tant de pays. Cet universel-là, fait des principes politiques que sont l’égalité et la liberté, me paraît avoir le vent en poupe. Non pas parce que ces deux principes politiques triompheraient partout, loin s’en faut, mais parce que partout, oui, partout, des femmes et des hommes se battent pour les faire advenir. Et c’est à ce combat-là qu’il faut prendre sa part.
Martine Storti, Journaliste et écrivaine