En tant que jeune socialiste dans l’Italie de l’après-guerre, Livio avait vu ce problème se cristalliser dans ce qu’on appellera « la guerre froide ». S’il ne raconte pas dans ce livre comment il s’est radicalisé au moment où le régime fasciste de Mussolini s’effondrait entre 1943 et 1945, puis au cours de la montée révolutionnaire, c’est qu’il a traité ces thèmes dans un autre livre, encore inédit en français : La strada percorsa – Dalla resistenza ai nuovi movimenti : lettura critica e scelte alternative (Le chemin parcouru – De la résistance aux nouveaux mouvements : lecture critique et choix alternatifs, Massari Editore 2002). Lorsqu’il rencontre la IVe Internationale à Paris, en avril 1947, il décide de consacrer sa vie à faire de la perspective de la démocratie socialiste une véritable alternative politique pour les militants qui cherchent une issue au dilemme « Washington ou Moscou ». Cet engagement, il le respectera toute sa vie.
Ce qu’il fallait, pensait-il, ce n’était pas seulement des livres passionnants, comme la Révolution trahie de Trotski, mais un réseau de militants organisés à l’échelle mondiale et partageant des informations, des analyses et, parfois, un coup de main. Lorsqu’il a rejoint la mêlée, le mouvement socialiste mondial était incarné presque exclusivement par des États (URSS, Yougoslavie, Chine) dont les dirigeants se disaient communistes, et par de grands partis sociaux-démocrates prêts à gérer les États capitalistes engagés dans la guerre froide. Ces « directions traditionnelles » ont déployé une énergie considérable pour attirer, contrôler à leur avantage et parfois réprimer les mobilisations populaires. Elles se sont présentées au monde comme des communistes et des socialistes poursuivant une lutte séculaire.
Bien sûr, par leurs recherches ou leur expérience des luttes, des individus comprenaient périodiquement que la doctrine et la pratique de ces partis étaient incompatibles avec le socialisme prôné par les fondateurs et les dirigeants du mouvement socialiste avant les années 1920. Mais ces découvertes étaient lentes, douloureuses, incomplètes, souvent incapables d’atteindre un large public, et ne pouvaient être testées, même à une petite échelle, par la pratique d’une action collective. Combien plus rapide et plus profond serait ce processus d’apprentissage s’ils pouvaient rencontrer une organisation qui transmettrait les leçons tirées par d’autres comme eux et apporterait réconfort et assistance pour continuer la lutte. Telle était la fonction qu’il attribuait à la IVe Internationale.
Dans ses mémoires, Livio utilise souvent le terme « nous » pour la IVe Internationale : nous avons décidé, nous avons envoyé, nous avons réagi, nous nous sommes trompés. Il ne traite pas spécifiquement de la question de « l’Internationale » en tant qu’intellectuel collectif formulant la volonté collective de l’humanité consciente. Mais en lisant page après page, j’ai été amené à faire une analogie avec le concept d’Antonio Gramsci du parti comme « intellectuel collectif » de la classe ouvrière et des couches opprimées d’un pays, saisissant la totalité de la situation et formulant la volonté collective pour le bien commun. Peut-on transposer ce concept du contexte territorial pour lequel il a été conçu, à la planète entière ?
Maitan décrit comment son regroupement international a recueilli des informations tant auprès de la presse que des militants, suivi des situations, débattu des interprétations, produit des analyses, les a testées, élaboré des bilans, envoyé des émissaires pour vérifier, publié et diffusé ses conclusions, coordonné des actions, élu et remplacé des dirigeants. Les circonstances (guerres, répression, démoralisation, divisions culturelles) ne rendent pas toujours un tel processus réaliste, mais il a été possible dans les années couvertes par le livre, même si ce n’est parfois qu’à très petite échelle, mettant à rude épreuve les ressources matérielles et l’endurance humaine. Ce mécanisme international a fonctionné et a produit un cadre permettant de comprendre la réalité mondiale et d’agir. Il constitue aujourd’hui un héritage essentiel. Pour moi, c’est très différent d’un ensemble d’individus radicaux qui enquêtent sur les dynamiques sociales dans le contexte du monde universitaire, des médias, des banques ou des administrations officielles. Il pourrait y avoir des solutions intermédiaires, comme des cercles d’intellectuels et de militants produisant un journal, ou un·e journaliste activement engagé·e dans une organisation révolutionnaire. Mais ce que le témoignage de Maitan nous fait découvrir est tout à fait différent : comment agit un individu en tant que membre dirigeant d’un réseau de groupes révolutionnaires dans vingt à cinquante pays – une expérience rare et d’un grand intérêt.
Depuis le XIXe siècle, les mouvements sociaux de différentes nations ont organisé des congrès internationaux et élu des organes de coordination permanents. Les militant·es politiques se sont regroupés pour former la Première, la Deuxième, la Troisième et la Quatrième Internationale, chacune ayant des fonctions et des formes d’organisation différentes. Les syndicats ouvriers, les organisations de femmes, les mouvements de défense des droits civiques, de la paix et de l’environnement se sont également regroupés au-delà des frontières nationales. Aujourd’hui, Greenpeace, Amnesty International, les coalitions anti-guerre, les grèves scolaires pour sauver la planète ont clairement besoin de coordonner leur action dans plusieurs pays. Ces organisations internationales sont inévitablement confrontées aux questions des modalités de représentation des délégations nationales, d’élection des responsables internationaux, du financement des activités communes, de la traduction non seulement des mots mais aussi des cultures et expériences nationales pour les rendre compréhensibles aux autres, du règlement des différends, de l’éradication de la corruption dans leurs propres rangs, de la recherche des compromis. L’histoire racontée par Livio Maitan fournit de nombreuses études de cas de tels problèmes, des solutions appliquées et de leurs résultats.
La IVe Internationale était déjà passée par différentes phases avant que Livio ne la rejoigne et elle allait passer par au moins trois phases au cours de la période décrite dans son livre :
– de 1945 à 1968, une chaîne d’organisations principalement petites espérant une percée ;
– de 1968 à 1985, une croissance rapide menant à un centre international plus fort ;
– de 1985 à 2000, une adaptation aux revers et à la réduction des effectifs.
L’auteur ne prétend pas écrire une histoire complète ni même schématique de l’Internationale au cours de ces années, mais seulement une contribution basée sur ce qu’il a trouvé de plus significatif à travers sa propre participation aux organes de direction et à des tâches spécifiques. Mais c’est déjà énorme : il offre des comptes rendus détaillés des événements majeurs, des problèmes qu’ils ont posés aux révolutionnaires et des efforts d’organisation déployés pour y répondre.
Les pays qui font l’objet d’une attention soutenue sont :
– dans le « bloc de l’Est », l’Union soviétique et la Fédération de Russie, la Yougoslavie, la Chine, la Pologne ;
– dans le « sud », l’Argentine, la Bolivie, le Mexique, le Nicaragua, l’Algérie, Ceylan (Sri Lanka) ;
– dans le « nord », l’Espagne, le Portugal, la France.
En outre, des éclairages intéressants sur des épisodes particuliers concernent la Tchécoslovaquie, l’Allemagne, Cuba, le Pérou, le Chili, l’Uruguay, le Brésil, la Colombie, le Salvador, le Vietnam, l’Indonésie, la Grèce, la Turquie, l’Iran, l’Afghanistan. Enfin, l’Inde, le Pakistan, le Japon, les États-Unis, le Canada, l’Irlande et la Grande-Bretagne sont mentionnés de manière intéressante.
Les discussions sur le renouveau des thèmes féministes apparaissent après 1968 et les préoccupations environnementales émergent dans les années 1980. Le livre est émaillé d’impressions de première main, telles que les scrupules d’une organisation ayant obtenu une représentation parlementaire et invitée à rejoindre un gouvernement de gauche (le Lanka Sama Samajama Party de Ceylan 1963-65), ou de militants ayant gagné une influence massive dans les syndicats et les ligues paysannes et se préparant à participer à des manifestations interdites par l’armée (Bolivie). Plus généralement, les intérêts spécifiques de Livio se manifestent dans l’analyse des contradictions des systèmes bureaucratisés (URSS, Chine, Yougoslavie), du potentiel et des limites des courants maoïstes et castristes, des basculements du « centre de gravité de la révolution mondiale ».
Pour qui cherche à comprendre les caractéristiques fondamentales de la politique mondiale de la fin de la Seconde Guerre mondiale au nouveau siècle, ce livre fournit un cadre et de nombreux exemples importants.
Les événements décisifs pour le rapport de forces entre les classes à l’échelle mondiale sont le sujet principal mais pas unique de ces mémoires. Livio traite également des difficultés des petites organisations révolutionnaires à fonctionner de manière pluraliste et démocratique. La source principale de ces problèmes est identifiée comme étant le poids des facteurs objectifs : la capacité du capitalisme à surmonter sa crise, la richesse et le pouvoir des bureaucraties étatiques, le petit nombre d’individus prêts à donner la priorité à la lutte pour l’émancipation, les effets de la propagande ennemie et de la répression, l’isolement et la fatigue des militant·es les plus éclairé·es et les plus dévoué·es.
Mais l’histoire de Maitan met en évidence un autre facteur : l’atmosphère sociale et les styles de leadership qui peuvent se développer dans ces groupes. Pour Livio, le « courant principal » ou la « majorité » de la IVe Internationale, à laquelle il appartenait, échappait à la principale déviation des régimes autoritaires ou dictatoriaux. Il faisait partie de plusieurs équipes, dont l’une était surnommée « la troïka » : Ernest Mandel, Pierre Frank et Livio Maitan, à la direction respective des sections belge, française et italienne. Le fait est qu’il n’y avait pas de leader unique prééminent dans ce courant dominant. Il a toujours réuni des représentants de plusieurs pays sur la base du pluralisme, de la libre discussion, d’une représentation équitable et de l’inclusion des minorités dans les organes de direction. Il mettait l’accent sur la dimension démocratique du centralisme démocratique.
La seule véritable exception a eu lieu en 1952-53 lorsque Pablo a voulu imposer sa ligne internationale à la majorité de la section française, qui s’y était opposée. Des tentatives furent faites relativement rapidement pour réparer la scission qui s’ensuivit, mais l’explosion avait déclenché une dynamique et des récriminations amères qui ne pouvaient plus être surmontées. Le principal résultat en sera la formation d’un courant dissident en France, qui sera connu sous le nom de « lambertisme » et refusera la réunification internationale en 1963.
Il est intéressant de souligner qu’en dépit de l’attention considérable portée à l’analyse de l’Union soviétique et aux transformations sociales en Europe de l’Est et en Chine, puis à Cuba, la IVe Internationale n’a pas considéré que les « divergences sur la question russe » justifiaient une organisation distincte. Diverses analyses de la question ont coexisté et évolué en son sein et dans ses sections. Des tentatives ont été faites pour surmonter la scission de 1939 au sein du SWP américain entre les partisans de James P. Cannon et ceux de Max Shachtman et des scissions similaires dans quelques autres pays. La question a resurgi après 1989, avec la désintégration du bloc soviétique : en réfléchissant aux forces et faiblesses des différentes approches analytiques – « collectivisme bureaucratique », « capitalisme d’État », « États ouvriers dégénérés et déformés », « stalinisme », « sociétés de transition bureaucratisées » – la seule question était : laquelle pouvait le mieux expliquer ce qui se passait et guider l’action des promoteurs de la démocratie socialiste ?
Livio s’intéresse plus particulièrement à trois cas de dirigeants centralistes autoritaires qui ont émergé au sein de la IVe Internationale et qui l’ont quittée : Michel Pablo, Juan Posadas et Nahuel Moreno.
Pablo semble avoir développé un style autoritaire non pas à partir d’une base nationale (Grèce ou France) mais en considérant en des temps très difficiles (1949-1953), que l’Internationale avait besoin d’un secrétaire résolu qui puisse prendre la place de son regretté fondateur, Léon Trotski. Selon Livio, cette tendance a été contenue par Mandel, Frank, lui-même et d’autres jusqu’à ce que Pablo soit accaparé par le soutien matériel à la lutte de libération algérienne, qu’il voyait comme une future base potentielle pour un mouvement révolutionnaire beaucoup plus large, centré sur la révolution coloniale. La réunification avec le SWP américain s’est faite sans lui et en 1965 Pablo a quitté l’Internationale avec très peu de militant·es.
Sur Posadas, le récit de Livio est précieux. Ce qui en ressort, c’est le portrait d’un homme convaincu de sa propre importance et prêt à intimider ses plus proches collaborateurs et à subvertir les procédures démocratiques. Posadas et Nahuel Moreno ont tous deux utilisé l’Argentine comme base pour amener d’autres sections latino-américaines dans leur orbite et prétendre représenter la révolution coloniale contre ce qu’ils considéraient comme le courant dominant eurocentrique de la IVe Internationale. Posadas avait créé le Bureau latino-américain (BLA) et Moreno le Secrétariat latino-américain du trotskisme orthodoxe (SLATO). « L’idée de la section-guide était bien présente et se traduisait par des attitudes et des pratiques récurrentes, liées à des prétentions culturelles » (p. 306).
Mais il existe d’autres figures du même type. Dans le SWP américain, « Barnes et son groupe ont provoqué une grave détérioration de la vie interne du mouvement, surtout en utilisant de façon systématique la catégorie arbitraire de “déloyauté” vis-à-vis du parti... » (p. 461). Livio ne traite que des personnes qu’il a rencontrées dans l’Internationale, mais ses idées pourraient inspirer des analogies avec les tentatives de construction d’organisations internationales en dehors de l’Internationale par des leaders charismatiques tels que Gerry Healy, Ted Grant et Tony Cliff en Grande-Bretagne, Pierre Lambert et « Hardy » (Robert Barcia) en France ainsi que d’autres ayant formé des courants internationaux plus ou moins importants.
Livio pense que la participation à une Internationale démocratique et pluraliste peut être un contrepoids aux tentations « autoritaires ». Cependant, ceci est plus facile à accepter dans un petit pays comme la Belgique que dans un grand centre impérialiste. Dans le cas des États-Unis, Livio identifie un argument qui sous-tendait l’option de James P. Cannon en 1953 et de Jack Barnes dans les années 1970 et 1980 : « À l’origine, il a l’idée incontestable en soi : le sort de la bataille pour le socialisme dans le monde se décidera, en dernière analyse, dans le bastion suprême du capitalisme, aux États-Unis. Ceci est à l’origine de la propension à considérer comme primordial le rôle du SWP… » (p. 372). À mon avis, cet argument n’explique ni la relation dominante que la direction de Barnes a imposée à ses alliés au Canada, en Australie, en Nouvelle-Zélande et en Grande-Bretagne, ni le conformisme monolithique qu’elle a exigé de ses propres membres au cours de ses zigzags. Mais les États-Unis ne sont pas l’un des sujets sur lesquels Livio a le plus travaillé au cours de son long engagement et on peut lui être reconnaissant pour l’interprétation lucide de ce dont il a été témoin.
Dans son introduction, l’auteur regrette que ni Ernest Mandel ni Pierre Frank n’aient écrit d’autobiographie politique et annonce que son texte ne sera pas une histoire de l’Internationale mais un témoignage personnel. Outre l’omission de l’Italie, des sujets importants ne sont pas développés soit parce que la IVe Internationale dans son ensemble ne les a pas traités en profondeur, soit parce que, bien qu’elle y ait consacré beaucoup de temps, dans la division du travail au sein des organes de direction ils ne lui ont pas été attribués, soit parce qu’il a fait le choix de ne pas en parler. Ainsi, on trouve très peu de choses sur l’Europe du Nord (Irlande, Grande-Bretagne, Scandinavie, Suisse, Belgique et Hollande), les États-Unis et le Canada, des parties importantes du Moyen-Orient (Égypte, Irak, Syrie, péninsule arabique), le Japon, l’Inde et l’Australie. L’attention croissante accordée bien avant 2000 par l’Internationale ou ses sections au mouvement des femmes, aux questions d’anti-guerre et d’écologie, aux secteurs immigrés ou sous-prolétaires, aux mouvements gays est sous-représentée. Nous ne pouvons qu’espérer l’accumulation de mémoires, de témoignages oraux, d’archives de différents pays et des tentatives de synthèse pour avoir une idée plus précise du bilan de la IVe Internationale pour cette période.
Mais le livre de Livio souligne certaines des réalisations fondamentales de l’Internationale : maintenir une analyse marxiste révolutionnaire de la réalité mondiale, détailler la perspective de la démocratie socialiste, surmonter l’isolement des socialistes révolutionnaires opérant dans un seul pays, et produire une analyse des événements majeurs dans le monde depuis 1945 montrant à la fois leur potentiel pour le socialisme et les obstacles qui doivent être surmontés pour atteindre ce but. La nouvelle génération de révolutionnaires entend trop souvent dire qu’une démocratie socialiste avec des valeurs féministes et écologiques serait utopique et qu’ils doivent choisir entre des États-providence capitalistes injustes profondément corrompus et une dictature bureaucratique (« modèle » chinois). L’histoire récente présentée par Livio Maitan montre pourquoi ça vaut la peine de se préparer à ouvrir des brèches dans ces deux systèmes et de lutter pour le socialisme.
John Barzman
* Livio Maitan, Pour une histoire de la Quatrième Internationale – Itinéraire d’un communiste critique, La Brèche-IIRE, Paris-Amsterdam 2021, 14,00 €