Arrêtée en 2018 à l’aéroport de Vancouver à la demande des États-Unis, Meng Wanzhou a quitté le Canada vendredi dans le cadre d’un accord passé avec les autorités judiciaires canadiennes et ses accusateurs américains. Quelques heures plus tard, les autorités canadiennes ont annoncé la libération de Michael Spavor et Michael Kovrig, accusés par Pékin d’espionnage la même année. Les deux citoyens canadiens ont été autorisés à prendre place dans un avion à destination du Canada pour y retrouver leur famille.
Pékin a toujours farouchement nié tout lien entre leur arrestation et celle de Meng Wanzhou. Mais ces démentis n’ont trompé personne : ces deux Canadiens étaient bel et bien devenus des otages, monnaie d’échange pour arracher aux gouvernements canadiens et américain la libération de Meng Wanzhou. Michael Spavor et Michael Kovrig ont eu beau clamer leur innocence, rien n’y a fait et la logique implacable d’une justice chinoise aux ordres du pouvoir les a maintenus dans leur cellule.
Mensonge reconnu
Dans les locaux de son avocat à Vancouver, Meng Wanzhou a attendu plus d’une heure vendredi que la juge américaine Ann Donnelly, en retard, commence enfin l’audience du tribunal fédéral de Brooklyn, à New York, qui allait ouvrir la voie à sa libération. Devant son écran, elle buvait du thé, souriait parfois, tentait de refaire la raie de ses cheveux, inspirait fortement, régulièrement, stressée de cette première rencontre officielle à distance avec la justice américaine. Puis les choses se sont précipitées : Meng Wanzhou a renoncé à ce que soit lu son acte d’accusation ; elle a d’abord plaidé non coupable de fraudes bancaire et aux transferts électroniques et de complot en vue de réaliser ces crimes.
Cependant, le procureur a présenté les termes de l’accord scellé avec elle. Le texte prévoit de suspendre les poursuites contre elle jusqu’au 1er décembre 2022 et de les abandonner définitivement si elle promet de respecter les termes d’un accord de bonne conduite. Principale exigence : ne pas contester le récit des faits qui raconte sur quatre pages comment Huawei, dont Meng Wanzhou était directrice financière, contrôlait de fait une filiale télécom en Iran baptisée Skycom et s’est arrangé pour lui faire obtenir du matériel interdit, en dépit des embargos américains*. Comme toujours, c’est l’usage du dollar (dans les transactions réalisées par HSBC, maintenu dans l’ignorance des faits) qui autorise la justice américaine à agir de manière supranationale chez des parties tierces.
Dans un communiqué, le parquet américain a triomphé, expliquant que Meng Wanzhou avait avoué ses torts, reconnaissant avoir sciemment menti à la banque HSBC sur la réalité du contrôle de Skycom par Huawei lors d’une présentation PowerPoint à Hong Kong en 2013. « Ses aveux confirment que Meng, en tant que directrice financière de Huawei, a fait de multiples fausses déclarations » pour « préserver la relation bancaire du groupe » avec HSBC, que la banque n’aurait pas maintenue si elle avait connu la réalité des liens avec l’Iran, a accusé la vice-procureure fédérale de Brooklyn Nicole Boeckmann. Désormais, la voie était libre pour Meng Wanzhou.
Meng avait été assignée à résidence dans sa luxueuse villa à Vancouver, libre de se déplacer dans la ville mais équipée d’un bracelet électronique à sa cheville. Cette assignation à résidence aura donc duré trois années. « Pendant plus de trois ans, ma vie était sens dessus dessous, a-t-elle déclaré, le sourire radieux, devant sa villa, avant de rejoindre l’aéroport de Vancouver. Je n’oublierai jamais tous les messages de soutien que j’ai reçus de personnes du monde entier. » Quelques heures plus tard, alors que son avion survolait l’Arctique, elle a envoyé un message sur WeChat : « Sous la conduite du Parti communiste chinois, notre mère-patrie marche d’un pas décidé vers la prospérité. Sans le soutien de la patrie où je suis née, je ne serais pas libre aujourd’hui. » L’entreprise Huawei a quant à elle publié un communiqué dans le lequel elle se félicite de ce que Meng retrouve sa famille.
« Sort extrêmement difficile »
Prenant la parole devant la presse, le Premier ministre canadien Justin Trudeau a expliqué que les « deux Michael » avaient connu « un sort extrêmement difficile ».
« Ces mille derniers jours, ils ont fait preuve de courage, de persévérance et de résilience. Ils sont une inspiration pour nous tous. » Les deux hommes devaient arriver au Canada dans la matinée de ce samedi 25 septembre. Ils sont accompagnés par Dominic Barton, l’ambassadeur du Canada en Chine.
Michael Kovrig est un ancien diplomate employé par International Crisis Group, un think tank base à Bruxelles. Michael Spavor, quant à lui, est membre fondateur d’une organisation spécialisée dans le conseil pour faciliter les échanges commerciaux et culturels avec la Corée du Nord. En août dernier, un tribunal chinois avait condamné Michael Spavor à onze ans de prison pour « espionnage ». Le jugement de Michael Kovrig n’avait pas encore été rendu.
Dans un communiqué, le secrétaire d’Etat américain Anthony Blinken a déclaré que son pays était « heureux » de la décision chinoise, ajoutant toutefois que les deux hommes avaient souffert « pendant plus de deux ans et demi d’une détention arbitraire ».
Pas le début d’une nouvelle ère entre Pékin et Washington
Meng Wanzhou est la fille aînée de Ren Zhengfei, fondateur de Huawei en 1987. Membre du Parti, ce dernier est aussi un ancien officier supérieur de l’Armée populaire de libération (APL), qu’il a quitté en 1983. Ce sont précisément ses liens avec l’APL qui ont conduit l’administration américaine à adopter des sanctions contre Huawei, l’un des plus grands équipementiers de télécommunication du monde. Washington a accusé Huawei d’espionnage grâce à des « portes dérobées » (« backdoors ») dans ses équipements permettant de donner accès à des données confidentielles de ses utilisateurs. Des accusations que le groupe a toujours niées avec véhémence.
En 2019, le gouvernement américain a placé Huawei sur une liste noire, interdisant l’exportation des matériels de la firme chinoise sur le sol américain. Le Royaume-Uni, la Suède, l’Australie, le Japon, Israël, puis la France, l’Inde et de nombreux autres pays lui ont depuis emboîté le pas.
Huawei était jusqu’à une période récente le plus grand équipementier mondial de réseaux télécoms et, récemment encore, le plus grand fabricant chinois de smartphones. L’entreprise a son siège à Shenzhen, à vingt kilomètres au nord de Hong Kong. Les difficultés se multipliant, Huawei a été récemment contraint de vendre Honor, sa marque de téléphones portables d’entrée de gamme, et d’orienter ses activités vers de nouveaux domaines tels que le cloud ou les voitures intelligentes.
Rappelons que la commercialisation des smartphones représente l’essentiel du chiffre d’affaires de Huawei qui s’est élevé à 36,5 milliards de dollars au premier semestre 2020, loin devant les équipements de télécommunications, dont ceux utilisés par les réseaux de la 5G. Du fait des sanctions américaines, « Huawei va, selon toute vraisemblance, perdre beaucoup de ses ventes de smartphones », estimait le 19 août 2019 Greg Austin, chercheur à l’Institut d’études stratégiques de Singapour, cité par le South China Morning Post.
Le dénouement de cette affaire apaisera-t-il quelque peu les relations entre la Chine et les États-Unis ? Ceci au moment où ces relations se sont tendues un peu plus encore avec l’accord tripartite Aukus entre Américains, Australiens et Britanniques. Conclu la semaine dernière, celui-ci vise à contrer le militarisme chinois avec l’acquisition par Canberra de sous-marins à propulsion nucléaire.
Il apparaît clairement en tous cas que cette affaire qui vient de trouver son issue a fait l’objet de négociations entre Pékin et Washington. Mais la libération concomitante de Meng Wanzhou et des deux Canadiens semble davantage le fruit d’un compromis diplomatique entre Washington et Pékin que le début d’une nouvelle ère dans leurs relations, qui n’ont jamais été aussi tendues depuis la décision du gouvernement de reconnaître la Chine populaire en 1979.
Pierre-Antoine Donnet