Deux mois après son coup de force du 25 juillet, le président tunisien Kais Saied a publié, mercredi 22 septembre, un décret-loi dans lequel il concentre désormais les pouvoirs législatif et exécutif, sans recours possible.
« Ce n’est pas à cet âge [63 ans – ndlr] que je vais commencer une carrière de dictateur », lançait Kais Saied à une journaliste du New York Times, reçue à la présidence, cinq jours après avoir pris fin juillet des mesures exceptionnelles en décrétant le gel du Parlement et le limogeage du chef du gouvernement.
En citant le général de Gaulle, le président tunisien assurait vouloir s’inscrire dans une démarche similaire au chef d’État français : être le sauveur d’un pays confronté « à un péril imminent », victime de blocages politiques à répétition et d’un mécontentement grandissant de la population à l’égard de la classe dirigeante.
Deux mois après son coup de force anti-démocratique selon ses détracteurs, Kais Saied ne cache plus ses ambitions messianiques : gouverner seul et sans aucun contre-pouvoir, sans mentionner une échéance à ce nouveau régime supposé être « exceptionnel et provisoire ». Mercredi 22 septembre, le président tunisien a encore renforcé ses pouvoirs.
Dans un décret présidentiel qui prolonge l’état d’exception décrété le 25 juillet et détaille les mesures d’exception face au « péril imminent » désormais
« réel » selon le texte, il justifie le monopole sur le pouvoir sur la base de la souveraineté du peuple consacré par l’article 3 de la constitution, qui « n’a pas pu exprimer sa volonté et exercer sa souveraineté (...) » en plus d’avoir « exprimé à plusieurs reprises son rejet des mécanismes relatifs à l’exercice de la souveraineté », à savoir le rejet du Parlement,selon le décret. En résulte un « président omnipotent » selon le politologue Selim Kharrat, « qui décrète une réorganisation des pouvoirs publics sans aucune soupape pour ses adversaires politiques ». Les Tunisiens sont en effet privés, selon le texte, de tout recours possible dans ce régime qui va être légiféré dorénavant par décret-loi, tout en préservant « les droits et libertés ».
Les réactions politiques se sont multipliées depuis cette annonce.
– Le parti Ennahdha - la formation islamiste en grande partie responsable de l’impasse politique tunisienne - continue de parler de « coup d’État », une ligne défendue depuis le 25 juillet. Le leader du parti islamiste et président du Parlement Rached Ghannouchi, qui parle aussi d’un retour à la dictature, a déclaré que le parti allait se joindre « à toute mobilisation pacifique visant à remettre la Tunisie sur les rails de la démocratie ».
– D’autres partis à droite comme à gauche ont dénoncé une « violation de la constitution qui a fait perdre à Kais Saied sa légitimité », selon un communiqué de plusieurs partis centristes.
– La députée Abir Moussi (ancienne responsable du parti de Ben Ali - note ESSF) et présidente du Parti destourien libre, fervente opposante à Ennahdha, a aussi dénoncé « un pouvoir individuel absolu ». Elle est l’une des seules politiques à être encore en tête des sondages d’opinion dans le cas d’éventuelles élections législatives, malgré une idéologie très opposée à celle de Kais Saied, notamment dans le déni de la révolution.
C’est en effet un tournant qu’a pris Kais Saied ce 22 septembre. Lui qui disait vouloir respecter la constitution après son coup de force a changé son fusil d’épaule, en parlant d’amender le texte début septembre puis de changer de régime dans sa dernière allocution télévisée, le lundi 20 septembre, à Sidi Bouzid, le berceau de la révolution d’où l’étincelle est partie le 17 décembre 2011. Sans compter son report incessant de la nomination d’un chef du gouvernement qu’il avait pourtant promise. Désormais, le seul slogan qui revient dans son discours est « le peuple veut ».
« Ce qui est inquiétant, c’est son isolement. On le voit dans sa communication catastrophique avec son allocution à Sidi Bouzid où la télévision nationale est prévenue à la dernière minute pour faire une retransmission en direct, qui en plus a été entrecoupée de pannes techniques, mais aussi dans son discours de plus en plus belliqueux à l’égard des politiques et de ceux qu’il qualifie de “traîtres” et de “voleurs” », analyse le politologue Selim Kharrat.
Son entourage proche, constitué de son frère, Naoufel Saied, d’une de ses anciennes étudiantes et désormais ministre conseillère, Nadia Akacha, et de Walid Hajjem, un autre conseiller, défend, pour certains d’entre eux sur les réseaux sociaux et dans les médias, les positions du président, sans réellement donner d’informations ou se rejoindre sur une ligne commune.
D’autres de ses soutiens refusent tout simplement de parler au nom de Kais Saied et apparaissent peu dans les débats médiatiques.
À ce manque de communication s’ajoute l’absence de dialogue avec les instances syndicales ou associatives, qui en dit long sur sa vision et son estime des corps intermédiaires. Il les avait pourtant reçues au Palais quelques jours après son coup de force.
– La puissante centrale syndicale UGTT, qui alerte sur les « dangers d’une concentration des pouvoirs », a une fois de plus appelé au dialogue.« Kais Saied accapare l’amendement constitutionnel, ce qui représente un danger pour la démocratie », peut-on lire dans le communiqué. « Aucune issue pour sortir de la crise, sauf par le biais du dialogue et de la démarche participative, sur fond des principes nationaux, et de la souveraineté de la Tunisie. »
– La société civile, elle, va se positionner samedi 25 septembre et avance avec prudence selon Selim Kharrat : « Personne ne pensait qu’il allait aller aussi loin dans le dépassement des lignes rouges. En 2011, lors de la période qui avait précédé l’élection d’une constituante, le gouvernement par intérim ne s’était pas approprié de cette façon les pleins pouvoirs lors de l’organisation des pouvoirs publics, il y avait des instances de contrôle et une démarche plus participative même si elle n’était pas parfaite. »
D’autres pointent aussi une société civile désespérée par la profonde crise économique et sociale et fracturée. « Beaucoup de Tunisiens estiment qu’il vaut mieux une dictature que le bordel, un peu comme en Égypte en 2013 » , pointe un observateur.
Dans cette période inédite, les débats journalistiques et juridiques continuent librement et sans censure comme en témoignent les chroniques de Haythem El Mekki, journaliste, présent dans le paysage médiatique et personnalité influente sur les réseaux sociaux depuis la révolution. « Pour moi, le plus grand problème, c’est qu’il n’est plus du tout question de l’urgence économique dans sa rhétorique alors que concrètement, c’est cette crise qui est le plus inquiétant actuellement », avance Haythem El Mekki qui débat tous les jours des mesures de Kais Saied sur la première radio du pays, Mosaïque FM. « Nous savons qu’il va passer à la vitesse supérieure, démanteler le système politique et les partis pour mettre en place son projet politique mais qui va s’occuper de l’économie ? », questionne-t-il.
Le nouveau décret présidentiel mentionne bien un chef du gouvernement mais dont la fonction s’apparente plus à un chef de cabinet ou secrétaire d’État puisqu’il est mentionné dans le texte que le Président de la République « est assisté » d’un chef du gouvernement. « Le Président de la République représente l’État et oriente sa politique générale et ses choix fondamentaux », ajoute le texte.
Les ministres sont aussi désormais nommés par la présidence, une parade nécessaire pour éviter le scénario prévu par la Constitution de 2014, qui obligeait Kais Saied à repasser devant le Parlement pour faire voter la confiance du chef du gouvernement et de son équipe ministérielle.« C’est en ça que l’on peut dire qu’il est complètement sorti du cadre constitutionnel pour éviter le piège dans lequel il s’était mis le 25 juillet, où, en gelant le Parlement, il savait qu’il devrait lui faire reprendre ses activités à un moment s’il voulait rester dans un cadre légal », explique Selim Kharrat.
Désormais, le président est seul maître à bord.
Pour le moment, aucun signe de retour autoritaire dans les rues tunisiennes.
– Le couvre-feu en vigueur depuis près d’un an à cause de la situation sanitaire va être levé samedi 25 septembre ;
– Le premier député arrêté après la levée de l’immunité parlementaire fin juillet, Yassine Ayari, poursuivi par la justice militaire, a été libéré après les deux mois de prison qu’il devait purger .
– Les appels à manifester contre Kais Saied et ses mesures exceptionnelles sont pour le moment acceptés dans l’espace public.
Difficile de savoir quel tournant prendra ce nouveau régime d’exception « mais nous sommes passés de dix ans d’apprentissage des recours et garants possibles pour préserver la démocratie à la loi de la jungle concrètement », assène Selim Kharrat qui estime que « le temps de la rue n’est pas celui du politique ».
La popularité du président tunisien jusque-là inébranlable dans les sondages d’opinion pourrait être mise à mal si la crise économique et sociale le rattrape.
« Les Tunisiens attendent des solutions à la crise. Mais de cela, Kais Saied ne parle pas, il n’a pas de programme.
Les Tunisiens l’attendent aussi pour lutter contre la corruption. Concrètement, qu’entend- il faire ? », abonde l’universitaire Khadija Mohsen-Finan.
Khadija Mohsen-Finan voit « non pas une hyperprésidentialisation mais un vrai glissement autocratique » : « Kais Saied concentre désormais tous les pouvoirs et ne rendra de compte à personne. Le rôle du chef de gouvernement qu’il promet sera de manger dans sa main. » « On dérive vers la dictature d’un seul homme, il faut lire le décret présidentiel. Jamais ni Bourguiba ni Ben Ali ne se sont octroyé un tel pouvoir".
"C’est la première fois depuis l’indépendance », renchérit l’historienne Sophie Bessis. « Si je prends l’exemple de Ben Ali, qui était un dictateur classique, il n’a jamais cherché à mettre à bas l’État tunisien, poursuit la chercheuse. Il gouvernait avec un parti-État qui faisait canevas, relais dans tout le pays, avec des structures de manière autocratique. Là, c’est un homme seul qui va gouverner par décret-loi sur tous les aspects de la vie du pays. »
Seul en son palais, Kais Saied enterre définitivement en un décret la Constitution de 2014, l’héritage historique de la révolution de 2011 qui valait à la Tunisie, seule rescapée des soulèvements arabes, d’être régulièrement citée comme une « exception », le petit « laboratoire de la démocratie » du monde arabo-musulman.