“On a plus de chances d’être pris sur un projet avec des mannequins blancs et blonds qu’avec des mannequins noirs”, affirme Karina. Cette graphiste a eu l’occasion de travailler pour différentes entreprises du ministère du Tourisme (Mintur) de Cuba, et en particulier avec des entreprises appartenant à Gaesa, la holding des forces armées, comme Gaviota, sa branche Tourisme. À en croire Karina, le racisme y est presque “gravé dans le marbre”.
La graphiste raconte :
“De temps en temps, on vous demande d’inclure une personne noire dans le visuel, mais c’est très rare, c’est presque pour la forme, pour se dédouaner. Quand on ne vous le demande pas, il vaut mieux éviter de le faire, parce que sinon le travail va toujours vous être refusé, jusqu’à ce que vous finissiez par mettre des mannequins blancs. […] Ils ne vous avoueront jamais que c’est pour ça, ils diront que ça n’a pas plu, mais on sait bien de quoi il s’agit.”
Rafael, lui aussi graphiste, a vécu des expériences analogues : non seulement on lui a refusé des travaux où apparaissaient des Noirs, mais lui-même s’est senti victime de discrimination en tant que Noir, même s’il n’apparaissait dans aucune des images des documents de promotion.
En effet, il a décroché en 2014 son diplôme de graphisme avec de bonnes notes, mais il n’a jamais été embauché par les deux agences de tourisme (Palmares et Turarte) où il a travaillé pendant sa période obligatoire de service social, ni après celle-ci.
Rafael ne doute pas qu’“une telle malchance” soit liée au racisme, car parmi les jeunes graphistes qui espéraient, comme lui, des postes dans ces agences, seuls des Blancs ont eu “plus de chance”. Aussi bien lui que Danilo, un autre jeune Noir, ont été rejetés. Sans doute ne cadraient-ils pas avec l’“image de marque” de Gaviota.
Rafael raconte :
“Parfois, ils m’appelaient pour des entretiens, mais je savais que c’était couru d’avance. En 2016, le groupe hôtelier Gran Caribe m’a confié un travail. On me l’a attribué parce que je ne me suis pas présenté en personne. J’ai envoyé ma proposition, je savais que ça allait leur plaire, et ils m’ont appelé immédiatement. Mais une fois de plus, pas question de mettre des Noirs, il ne fallait que des Blancs. Pas de Noirs : à la limite des mulâtres, mais très clairs. Et puis le refrain habituel. La petite mulâtresse qui apparaît à côté du blond dans son rôle de petite ‘jinetera’ [‘prostituée’]. De la couleur locale, mais bien décolorée. Pas de contrastes trop forts. C’est pareil partout, peu importe pour qui on travaille.”
“Et chez Gaviota, c’est pire, ajoute-t-il. Là, ils n’aiment carrément pas les Noirs. Il suffit de regarder leurs réseaux sociaux. On se croirait en Norvège. La seule fois où j’ai travaillé pour eux, j’ai fait la campagne avec des mannequins noirs, ç’a été un scandale. Je l’ai fait exprès. Il y a même un crétin de chez Gaviota qui y est allé de sa petite blague. Il m’a dit : ‘Où tu as vu qu’il y avait des mouettes noires ?’ [“‘Gaviota’ signifie ‘mouette’.] J’ai eu envie de lui en coller une direct.”
Pour pouvoir s’assurer un travail stable et avoir plus de chances d’être accepté, il a décidé de s’unir avec un groupe d’amis graphistes et de travailler en indépendant.
Ici, les mannequins sont toujours de jeunes blonds
“Le racisme dans le tourisme cubain n’est pas un mythe. Il existe. Il est réel, il est palpable. Tout le graphisme, tous les visuels sont contaminés par ce discours où l’on associe luxe, confort, lieu paradisiaque à une peau blanche”, affirme Ismaël, un graphiste très présent dans le secteur touristique cubain, mais qui a également travaillé pour des agences étrangères, au Mexique, en République dominicaine, au Panama, en Espagne.
Il relate :
“Ce n’est pas le cas, par exemple, en République dominicaine, où la communication met l’accent sur la race. Là-bas, ils ne tournent pas le dos au côté autochtone, ça relève de la fierté nationale. Ici, les mannequins sont toujours des jeunes blancs et blonds. Les filles sont toujours vêtues de blanc, avec des jeux de transparence qui font ressortir la blancheur de leur peau […]. Ceux qui ont la peau foncée, ce sont les vendeurs de rues, les musiciens, les cuisiniers, les chauffeurs. Ce n’est jamais le client. L’exotisme s’exhibe comme un animal en cage dans un zoo, comme une bête dans un safari. Je sens toujours cette même honte ici, une honte qui vient des décideurs. Nous autres graphistes portons une part de responsabilité : nous ne sommes pas capables de résoudre le problème du racisme institutionnel de manière intelligente, de vaincre les clichés, les préjugés. Mais je crois que c’est quelque chose de bien plus profond, qui est ancré dans le système. Un système qui a honte du métis, du Noir, ce qu’on retrouve dans tous les comportements racistes.”
Même si le régime cubain assure avoir éradiqué la discrimination raciale dès les premières années de la révolution, une chose est sûre : aujourd’hui, à Cuba, presque rien n’a changé en ce qui concerne le racisme, notamment dans le secteur touristique. Les “solutions magiques” se réduisent à des dispositions légales de pure façade, davantage liées au discours populiste de la dictature qu’à une volonté réelle de s’attaquer au problème.
Pour avoir une idée de l’ampleur du phénomène, nous pourrions passer en revue les réseaux sociaux des entreprises cubaines de tourisme, à commencer par Gaviota, l’une des plus connues pour ses pratiques racistes, alors même qu’elle est gérée par les Forces armées révolutionnaires [FAR, nom officiel de l’armée cubaine].
Depuis le début de l’année, sur les comptes Facebook de Gaviota et de Gaviota Tours, des Noirs ont été utilisés à trois reprises dans des messages promotionnels, tandis que des hommes et des femmes à la peau blanche apparaissaient dans plus d’une centaine de publications.
Le cas le plus curieux s’est produit le 5 septembre, quand une publication a été retirée par Gaviota quelques heures seulement après avoir été mise en ligne sur son compte Facebook, au prétexte que le mannequin ne répondait pas aux critères esthétiques de l’entreprise. Il s’agissait d’une femme noire aux cheveux noués en tresse. L’image (voir ci-dessous) était destinée à faire partie de la campagne “En toute sécurité avec Gaviota”, qui a pour but d’attirer les touristes malgré la crise sanitaire que traverse le pays.
“La photo a dû être retirée immédiatement, assure une source au sein de l’entreprise. La présidence de Gaviota nous appelé pour nous dire qu’elle était très laide, que nous devions la supprimer sans attendre”. Aujourd’hui, l’image n’est plus disponible sur le fil Facebook de Gaviota Tours mais CubaNet a pu faire une capture d’écran avant qu’elle soit “dépubliée”
Pas le fait du hasard
La campagne “En toute sécurité avec Gaviota” n’a jamais fait appel à des Noirs pour ses affiches. De fait, l’image de couverture actuellement utilisée sur Facebook, qui met en scène le personnel sanitaire et les mesures de sécurité contre le Covid-19, n’utilise que des mannequins à la peau blanche.
Certains pourraient dire qu’il s’agit de faits “non conscients”, de hasards, mais ceux qui ont vécu la discrimination dans leur chair – et en particulier bon nombre de ceux qui sont chargés de promouvoir l’image de l’entreprise militaire – peuvent en témoigner : l’absence de Noirs dans ces publicités n’est certainement pas le fait du hasard.
Cubanet
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