D’après un rapport présenté par le ministère des Affaires étrangères du Kenya devant un comité parlementaire le 23 septembre, en moins de deux ans, 89 Kényans seraient morts en Arabie Saoudite des suites d’un “arrêt cardiaque”, rapporte le journal Nation. Le chiffre a choqué les députés. Il interpelle également le secrétaire principal du ministère des Affaires étrangères, Macharia Kamau, qui envisage d’interdire temporairement le départ de travailleurs domestiques pour l’Arabie Saoudite.
Le rapport donne “une nouvelle dimension” aux nombreux cas de violences à l’égard des travailleurs domestiques établis en Arabie Saoudite, régulièrement évoqués dans la presse kényane, estime The East African. Au début de septembre, le quotidien kényan The Standard rapportait ainsi la mort de Maximilla Muhadia, frappée “plusieurs fois” à la tête avec un objet contondant. La mère de la jeune femme, qui a récupéré le corps meurtri de sa fille trois mois après l’annonce de son décès en juin, accuse son employeur saoudien de tortures.
Un vrai calvaire
Quelques jours plus tard, un Kényan, employé comme chauffeur routier en Arabie Saoudite, racontait dans le quotidien Nation comment il avait passé huit mois en prison, sans avoir droit à un procès, après avoir tenté d’aider une compatriote victime d’abus à fuir le domicile de son employeur. “J’aurais aimé recevoir un avertissement il y a neuf ans, avant de me rendre en Arabie Saoudite”, écrivait-il avant de décrire ses huit mois de calvaire dans une cellule surpeuplée.
La majorité des 89 personnes mortes en 2020 et en 2021 étaient des travailleurs domestiques (28 sur 41 décès en 2020 ; 29 sur 48 en 2021). Le nombre “officiel” d’arrêts cardiaques a provoqué la colère des députés, qui dénoncent une mascarade : “Il est impossible que 89 personnes soient mortes d’une seule et même cause”, s’est notamment inquiété le député Nelson Koech, cité par The Nation.
Le ministère des Affaires étrangères kényan a admis que les autorités locales n’avaient pas pratiqué d’autopsies, mais son secrétaire principal a également partagé son scepticisme : “Nous avons comparé les chiffres. Il est impossible d’avoir 3 décès au Qatar, 1 aux Émirats arabes unis,, 2 au Koweït, 9 à Oman,, 2 à Bahreïn et entre 40 et 50 [sur une année] dans un autre pays”, a déclaré Macharia Kamau, cité par Voice of America.
À la fin d’août, The Standard appelait déjà, dans un éditorial, à “arrêter d’envoyer les Kényans à la mort dans les pays du Golfe”. “Bien qu’il soit dans l’ordre des choses, pour tout un chacun, de chercher du travail n’importe où dans le monde globalisé d’aujourd’hui, il est absurde que le gouvernement continue de permettre à des Kényans désespérés d’aller travailler dans des pays où la brutalité contre les travailleurs domestiques semble être la norme plutôt que l’exception”, estime le journal.
Deux mois plus tôt, The Standard avait consacré une série d’enquêtes au sort de plusieurs jeunes femmes partie dans le Golfe, décrivant une épidémie de cas de violences, de harcèlement sexuel,, de viols et de meurtres. Généralement, les familles apprennent le décès d’un proche de longues semaines après que celui-ci a arrêté de donner signe de vie. Officiellement, d’après The Standard, 87 784 Kényans ont émigré vers le Moyen-Orient pour y travailler, depuis 2019.
Le piège du système de la “kafala”
En 2014, le Kenya avait retiré les licences de nombreuses agences de recrutement pour tenter de mettre un terme au problème, avant d’interdire aux employés domestiques d’aller travailler en Arabie Saoudite. Les restrictions ont été levées depuis, alors que les travailleurs domestiques émigrés en Arabie Saoudite sont toujours soumis à la kafala. Ce système de parrainage, récemment assoupli, place encore les travailleurs émigrés dans une relation de dépendance quasi totale envers leur employeur.
Le secrétaire principal du ministère des Affaires étrangères, Macharia Kamau, convient que “les statistiques montrent que nous sommes en face d’une réalité terrible” et que la situation appelle “une réaction forte”. Devant le comité parlementaire chargé des questions liées au travail, il a précisé avoir adressé un courrier en juillet 2021 au ministère du Travail, compétent en la matière, recommandant une “interdiction temporaire de recruter et d’envoyer des travailleurs domestiques en Arabie Saoudite”.
Malgré la condamnation de ces abus devant le Parlement, le lendemain de son intervention, Macharia Kamau retweetait un message du ministère des Affaires étrangères félicitant l’Arabie Saoudite à l’occasion de sa fête nationale et se réjouissant des “relations diplomatiques chaleureuses” entre les deux pays…
Mathilde Boussion
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