Trente et un ans ont passé depuis la sortie de Gender Trouble [Trouble dans le genre, paru aux éditions La Découverte en 2005]. Quel était l’objectif de ce livre ?
Je voulais écrire une critique des postulats hétérosexuels qui imprègnent le féminisme, mais finalement je me suis plutôt concentrée sur les catégories de genre. Être une femme n’a pas le même sens d’une décennie à l’autre, par exemple. La catégorie “femmes” est flexible, elle évolue, et c’est nécessaire.
D’un point de vue politique, si l’on veut garantir plus de libertés aux femmes, il faut repenser la catégorie “femmes” pour y inclure les nouvelles formes d’identité. Le sens historique du genre évolue à mesure que les normes sont réaffirmées, rejetées ou renouvelées.
C’est pourquoi nous ne devrions pas être surpris de voir la catégorie “femmes” s’élargir pour accueillir les femmes trans, ni nous opposer à cette intégration. Et puisque nous sommes aussi en train d’imaginer de nouvelles formes d’avenir pour la masculinité, nous devrions nous tenir prêts à découvrir ce que les hommes trans feront de la catégorie “hommes”, et nous en réjouir.
Trouble dans le genre s’articule autour de la notion de “performativité du genre”, une vision du genre qui fait encore polémique aujourd’hui. Que vouliez-vous dire ?
À l’époque, je m’intéressais à une série de débats académiques sur les actes de langage. Les énoncés “performatifs” sont un type d’actes de langage qui servent à faire quelque chose ou cherchent à créer une nouvelle réalité.
Lorsqu’un juge prononce sa sentence, par exemple, il crée une nouvelle réalité, et il dispose généralement de l’autorité nécessaire pour que cette réalité se concrétise. Mais dit-on pour autant que le juge est tout-puissant ? Ou bien se contente-t-il d’invoquer un ensemble de conventions, de suivre un ensemble de procédures ?
Si c’est le cas, alors le juge invoque un pouvoir qui ne lui appartient pas en tant que personne, mais en tant qu’autorité désignée. Ses actes sont des visas [il se réfère aux textes applicables], il réitère un protocole établi de longue date.
Quel est le lien avec le genre ?
Il y a plus de trente ans, j’ai écrit que les personnes qui pensent exprimer leur propre identité intérieure, voire qui affirment se forger une nouvelle identité, invoquent [en fait] les conventions de genre, consciemment ou non. J’avais le sentiment que personne ne pouvait échapper totalement aux normes culturelles.
Et en même temps, personne n’est complètement déterminé par ces normes culturelles. Le genre devient alors une négociation, une lutte, une façon de s’attaquer aux contraintes historiques et d’inventer de nouvelles réalités.
Lorsque nous sommes déclarées filles [à la naissance], nous sommes introduites dans un royaume de féminité dont l’édification a commencé il y a longtemps — un ensemble de conventions, parfois contradictoires, qui définissent ce qu’est être une fille au sein de la société.
Nous ne l’avons pas simplement choisi, et ce n’est pas seulement imposé à nous. Mais cette réalité sociale est susceptible d’évoluer, et effectivement elle évolue.
Aujourd’hui, les personnes queers parlent souvent de genre “assigné à la naissance”. Mais votre interprétation semble relativement différente ?
Le genre n’est pas assigné qu’une seule fois, il l’est en permanence. On nous assigne un sexe à la naissance, puis s’ensuivent tout un tas d’attentes [sociales] qui continuent à nous “assigner” un genre. Les forces qui se cachent derrière [cette assignation] appartiennent à un système qui assigne et réassigne des normes aux corps et les organise socialement, mais les pousse aussi dans des directions contraires à ces normes.
Peut-être devrions-nous considérer le genre comme quelque chose qui nous est imposé à la naissance, par le biais du sexe qui nous est attribué et de tous les postulats culturels qui y sont généralement associés. Mais le genre se construit aussi tout au long de la vie — nous pouvons prendre le pouvoir sur l’assignation et la transformer en auto-assignation, ce qui peut inclure le changement de sexe au niveau légal et médical.
Depuis quelque temps, la notion d’identité occupe une place centrale dans le débat politique. Qu’en pensez-vous, vous qui portez un regard sceptique sur la stabilité des catégories de genre ?
Je pense que la façon dont nous abordons cette “centralité” est extrêmement importante. Pour moi, l’identité ne devrait pas être le fondement de la politique. Les alliances, les coalitions et la solidarité sont indispensables pour faire progresser la gauche. Nous devons savoir pour et contre quoi nous nous battons, et ne pas perdre de vue ces objectifs.
Nous devons absolument dépasser nos différences et proposer une analyse nuancée de l’influence sociale, c’est-à-dire une analyse qui nous aide à établir des liens entre les pauvres, les précaires, les démunis, les membres de la communauté LGBTQI+, les travailleurs et tous ceux qui sont victimes du racisme et de la domination coloniale.
Ces groupes et ces identités ne sont pas toujours cloisonnés, car les formes d’oppression qu’ils subissent sont interconnectées, elles se recoupent. Ils ont en commun de s’opposer au racisme, à la misogynie, à l’homophobie, à la transphobie, sans oublier le capitalisme et ses effets destructeurs, notamment pour la Terre et les modes de vie traditionnels.
Certains théoriciens, comme Asad Haider, ont adopté votre théorie pour étudier les divisions raciales au sein de la société américaine. Pour Haider, votre vision de la formation identitaire est chaotique et source de déracinement constant. La droite ne marque-t-elle pas des points en essayant justement d’imposer une vision bien plus stable de l’identité ?
La droite cherche désespérément à réinstaurer des formes d’identité qui ont été remises en cause à juste titre. En parallèle, elle a tendance à réduire la lutte pour la justice raciale à de simples enjeux d’“identité” ou à caricaturer les mouvements de lutte pour la liberté sexuelle ou contre les violences sexuelles, pour faire croire qu’ils ne s’intéressent qu’à l’“identité”.
En réalité, ces mouvements luttent avant tout pour redéfinir les notions de justice, d’égalité et de liberté, et leur redonner le sens qu’elles devraient avoir. En cela, ils sont indispensables à tout mouvement démocratique radical, et nous devrions donc condamner ces caricatures.
Qu’est-ce que cela implique pour la gauche ? Si nos opinions s’appuient uniquement sur des identités spécifiques, je ne crois pas que nous pourrons saisir la complexité de notre monde social et économique, ni conduire l’analyse et bâtir les alliances dont nous avons besoin pour concrétiser nos idéaux de justice, d’égalité et de liberté.
Et pourtant, affirmer clairement les identités permet de faire comprendre comment les alliances doivent évoluer pour mieux réagir aux formes d’oppressions intersectionnelles.
Aujourd’hui, on entend souvent parler de l’importance d’écouter ceux qui subissent véritablement l’oppression. Le philosophe politique Olúfémi O Táíwò nous met toutefois en garde : vouloir recentrer [le débat] loin des perspectives des individus privilégiés peut vite se révéler contre-productif.
Oui, il est important de reconnaître que, même si les Blancs ne peuvent prétendre vivre l’oppression que subissent Noirs, ils n’ont aucune raison d’être paralysés sur les questions de race et de refuser d’intervenir. Personne n’a l’obligation d’avoir vécu toutes les réalités auxquelles sont confrontés les Noirs pour avoir le droit de déceler, de dénoncer et de s’opposer au racisme systémique – et pour appeler les autres à faire de même.
Si les Blancs commencent à s’intéresser uniquement à leurs propres privilèges, nous risquons de devenir égocentriques. Et nous n’avons vraiment pas besoin d’avoir encore plus de Blancs qui ramènent tout à eux : ça ne fait que recentrer le débat sur les Blancs et leurs privilèges, et cela entrave la lutte contre le racisme.
Comment votre propre identité de genre a-t-elle façonné votre théorie politique ?
J’ai l’impression que mon “identité de genre” – quelle qu’elle soit – m’a d’abord été attribuée par ma famille, l’école et le corps médical. J’ai eu du mal à trouver une façon de m’approprier la langue qu’on utilisait pour me définir et me soumettre.
Je reste relativement convaincue que d’autres ont choisi pour moi les pronoms qui me désignent, ce que je trouve intéressant puisqu’on m’en a attribué un certain nombre. Ainsi je suis toujours un peu surprise et impressionnée quand les gens décident eux-mêmes du pronom par lequel ils veulent être désignés ou me demandent lesquels je préfère. Je n’ai pas de réponse simple, même si j’aime particulièrement le pronom “iel”.
Quand j’ai écrit Trouble dans le genre, les personnes non binaires ne disposaient pas encore de leur propre catégorie, mais désormais, je ne vois pas comment je pourrais me situer ailleurs que dans celle-ci.
Vous avez souvent été la cible des manifestants, dans le monde entier. En 2014, les opposants au mariage pour tous en France ont dénoncé la “théorie du genre”. En 2017, au Brésil, des chrétiens évangéliques ont brûlé un mannequin à votre effigie en scandant : “Va en enfer avec ton idéologie !” Que pensez-vous de tout ça ?
Ceux qui, dans le monde entier, s’opposent à l’existence du concept de genre prétendent que le sexe est une notion biologique et tangible, voire qu’il est attribué par Dieu, et que le genre est une illusion destructrice, qui abaisse à la fois l’“homme”, la “civilisation” et “Dieu”.
Le Vatican et certaines Églises évangéliques et apostoliques conservatrices des quatre coins de la planète défendent les mesures antigenre, tout comme les néolibéraux en France et ailleurs, qui ont besoin de la famille normative pour absorber la destruction du système de protection sociale.
Ce mouvement est à la fois antiféministe, homophobe et transphobe. Il va à l’encontre de la liberté de procréer et des droits des personnes trans. Il cherche à censurer les programmes universitaires d’études sur le genre et à supprimer la notion de genre des programmes scolaires – un sujet pourtant d’une grande importance pour les jeunes.
Les militants antigenre veulent aussi défaire les grands progrès juridiques et législatifs en matière de liberté sexuelle, d’égalité des genres et de lutte contre les discriminations liées au genre et contre les violences sexuelles.
Vous avez toujours insisté sur le fait que vos théories sur le genre ne sont pas nourries uniquement par le débat intellectuel, mais aussi par votre propre expérience au sein des communautés gay et lesbienne. Depuis le début des années 1990, vous avez acquis une influence sans pareille dans ces communautés. À quel point les choses ont-elles changé depuis votre coming out ?
Oh, je n’ai jamais fait de coming out. Ce sont mes parents qui ont révélé mon homosexualité, quand j’avais 14 ans. Pendant plus de cinquante ans, on m’a identifiée tour à tour comme butch [lesbienne à l’allure masculine], queer ou trans [terme regroupant les personnes transgenres, transsexuelles, mais aussi différentes identités de genre].
J’ai sans aucun doute été influencée par les bars gays et lesbiens, que j’ai trop souvent fréquentés à la fin des années 1970 et au début des années 1980. À l’époque, je m’intéressais également aux difficultés des bisexuels pour gagner en reconnaissance. J’ai également rencontré des groupes de personnes intersexes pour comprendre leur bataille avec les institutions médicales, et j’ai fini par réfléchir de manière plus approfondie à la différence entre drag et transgenre, et sur le genre en général.
J’ai toujours milité dans des groupes non universitaires, et c’est encore le cas aujourd’hui.
Quels étaient les combats des militants radicaux gays et lesbiennes avant que le mot “queer” ne voie le jour ?
Quand j’étais jeune, les manifestations portaient sur le droit de faire son coming out, la lutte contre la discrimination, contre la représentation [de l’homosexualité] comme une pathologie et contre la violence, dans les sphères privée et publique. Nous combattions la représentation [de l’homosexualité] comme une maladie mentale et ses conséquences carcérales.
Mais nous nous battions aussi pour le droit à disposer librement de son corps en public, sans subir la peur ni la violence, et le droit de pleurer au grand jour les proches que nous avions perdus. Ce combat-là a pris une ampleur particulière avec l’arrivée du VIH et la création d’Act Up.
Pour moi, “queer” n’a jamais été une identité, mais une manière de rejoindre le combat contre l’homophobie. Au départ, ce mouvement s’opposait à la réglementation de l’identité – donc aux forces de l’ordre, en fait.
Ces manifestations étaient centrées sur l’accès aux soins, à l’éducation, sur les libertés publiques et sur la lutte contre la discrimination et la violence – nous voulions vivre dans un monde où l’on peut respirer, bouger et aimer plus facilement. Mais nous avons aussi inventé de nouveaux types de relations, de communautés et de solidarité, et peu importe si l’ambiance était houleuse.
J’ai participé à des manifestations de lesbiennes, mais je me suis aussi penchée sur les droits humains internationaux, pour saisir leurs limites. Et j’ai compris que des alliances élargies, qui luttent à parts égales contre le racisme, l’injustice économique et le colonialisme, étaient indispensables aux politiques queers.
On voit que cela fonctionne aujourd’hui dans les collectifs queers marxistes et ceux qui luttent pour la justice économique et raciale ou contre l’apartheid. Il y a aussi alQaws, l’association palestinienne qui milite à la fois contre l’occupation et l’homophobie.
Et aujourd’hui, comment a évolué la vie politique ?
Aujourd’hui, j’apprécie tout particulièrement les collectifs queers et féministes qui s’engagent pour faire de la santé et de l’éducation des biens publics, qui luttent contre le capitalisme et pour la justice raciale, les droits des personnes handicapées, la liberté politique des Palestiniens, et qui s’opposent à la destruction de la Terre et des modes de vie traditionnels – comme on le voit dans les travaux de Jasbir Puar, Sara Ahmed, Silvia Federici et Angela Davis.
J’apprécie aussi l’action de Ni una menos [“Pas une de moins”, mouvement contre les violences faites aux femmes qui a vu le jour en Argentine] et des féministes qui militent pour l’abolitionnisme pénal [courant féministe selon lequel le système pénal reposant sur la police et la prison n’est pas adapté pour lutter contre les violences liées au genre].
Il existe désormais une vision d’ensemble, même si nous traversons une période très décourageante, car la pandémie a creusé les inégalités économiques mondiales.
De nombreux spécialistes des études de genre ont évoqué l’influence directe que vos travaux avaient eue sur eux, de Julia Serano jusqu’à Jordy Rosenberg et sa réflexion immersive intitulée “Gender Trouble on Mother’s Day” [“Trouble dans le genre pour la Fête des mères”]. Comment vivez-vous cette célébrité ?
J’ai trouvé un moyen de vivre loin de mon nom et cela s’est révélé très utile. Je sais que, pour de nombreuses personnes queers et trans, le nom est quelque chose de très important et je respecte cela. Mais je pense que ma survie dépend de ma capacité à me tenir à distance de mon nom.
L’autrice : Jules Joanne Gleeson est une historienne queer. Elle a coécrit Transgender Marxism [“Marxisme transgenre”, inédit en français].
The Guardian
Jules Joanne Gleeson
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