Il y a un an, le 16 octobre 2020, Samuel Paty, professeur d’histoire-géographie, était décapité par un terroriste islamiste dans une rue voisine du collège du Bois-d’Aulne, à Conflans-Sainte-Honorine (Yvelines), où il enseignait. L’effroi a saisi toute la France et ses collègues enseignants en particulier, confrontés à la perte brutale de l’un des leurs.
Comment lui rendre hommage un an après ? Une minute de silence s’est tenue dans les établissements scolaires le vendredi 15 octobre (écoles, collèges et lycées). Mais comme l’an dernier, il a fallu batailler pour endiguer la volonté de mainmise du ministère de l’éducation nationale sur le discours à proposer aux élèves sur l’événement, et la peur des rectorats d’éventuels « débordements » dans un cadre trop lâche.
« Le ministère a communiqué très tard, alors que depuis la rentrée nous demandons à ce que ce moment soit anticipé, juge Sophie Vénétitay, secrétaire générale du Snes, principal syndicat du secondaire, et professeure de SES en Essonne. On nous a d’abord demandé de faire cours la dernière heure du vendredi sur la liberté d’expression. Nous avons fini par obtenir de pouvoir organiser ces temps de discussion comme nous le souhaitions, en fonction des demandes et des émotions des élèves. »
Finalement, dans une lettre adressée le 6 octobre 2021 aux recteurs et rectrices, le ministre de l’éducation nationale invitait les écoles et établissements à « organiser un temps de recueillement en mémoire de Samuel Paty », « dont le contenu sera[it] laissé au choix des équipes en fonction de leurs situations respectives et en tenant compte notamment de l’âge des élèves ».Gaëlle, professeure d’histoire-géographie dans un collège de Montreuil, explique que certains de ses collègues ont souhaité s’habiller de noir, d’autres porter un brassard, d’autres encore envisageaient de montrer le portrait de Samuel Paty à leurs élèves.
Si la méfiance était de mise, c’est que beaucoup se souviennent, encore heurtés, de la manière dont l’institution a géré les suites du drame l’année passée. Après avoir promis deux heures de discussion aux enseignants rentrant tout juste de vacances scolaires pour savoir comment affronter les élèves et leurs questions, le ministère était revenu brutalement sur sa décision.
Des équipes s’étaient alors mises en grève, arguant de la nécessité d’un temps de réflexion minimum entre adultes pour gérer un événement si traumatique pour le monde scolaire. Autre tollé : le texte de la lettre de Jaurès aux enseignants qui devait être lue à cette occasion avait été grossièrement tronqué et remanié par le ministre de l’éducation, Jean-Michel Blanquer, provoquant une nouvelle indignation des professeurs.
« Ce passif reste encore aujourd’hui un souvenir vif et douloureux, c’est peut-être l’une des plus profondes blessures de ce quinquennat, rappelle Sophie Vénétitay pour expliquer ce sentiment de fébrilité, 12 mois après. Nous avons eu la sensation de nous faire voler l’hommage à notre collègue. »
Plus récemment, nouvel accroc : lors du discours de rentrée d’Emmanuel Macron aux enseignants, en septembre 2021, et alors qu’il vient d’adresser ses pensées à Samuel Paty, le président de la République présente brièvement à la caméra le portrait des deux youtubeurs McFly et Carlito, en souvenir d’un « pari » contracté avec eux, quelques mois plus tôt. Plusieurs enseignants et syndicats crient à « l’indécence ».
« Nous avions été dégoûtés de nous faire piétiner ainsi et de ce mépris l’an dernier, explique Anne-Sophie, qui enseigne l’histoire, la géographie et l’EMC dans un collège REP à Bagnolet, en Seine-Saint-Denis. L’année dernière, avec certains de ses collègues, Anne-Sophie s’était mise en grève pour protester contre la volte-face ministérielle concernant l’hommage à Samuel Paty.
« Cette année, c’est différent. Notre chef d’établissement a fait descendre les consignes, pas de manière autoritaire, et nous propose un mélange entre les instructions ministérielles et la circulaire rectorale. » L’enseignante reste cependant sceptique à l’idée de répéter cet hommage année après année : « On traite déjà de ces questions de liberté d’expression en classe. S’il faut honorer la mémoire de Samuel Paty et condamner sa fin tragique, je ne suis pas sûre qu’il faille ritualiser cet hommage tous les ans. »
Bien entendu, la question ne se posait pas ainsi l’année dernière, juste après le drame, continue Anne-Sophie. « C’était important de le faire à ce moment-là. On avait discuté de beaucoup de choses, notamment du rôle des réseaux sociaux dans la diffusion de rumeurs. Mais il ne faut pas oublier que dès qu’on parle de Samuel Paty, ça les ramène au traumatisme de cet attentat. Des élèves de 5e m’ont dit avoir vu la tête de l’enseignant décapité sur les réseaux sociaux, d’autres ont vraiment été très mal à l’aise à l’idée d’être perçus comme des terroristes en puissance. »
Anne-Sophie, sachant la question sensible, développe davantage ce qui la retient. Elle déplore « la récupération politique immédiate » de ce drame. « Le contexte n’aide pas. Blanquer semble penser qu’on n’a jamais enseigné la laïcité et la liberté d’expression avant lui, il nous colle des référents laïcité partout et défend une loi de lutte contre le séparatisme qui vise nos élèves musulmans. »
Pour Christine Guimonnet, secrétaire générale de l’APHG (Association des professeurs d’histoire-géographie) et professeure d’histoire-géographie dans un lycée de Pontoise (Val-d’Oise), aucune réticence à célébrer la mémoire de Samuel Paty lors d’un temps dédié. Elle salue au contraire la souplesse des consignes délivrées cette année, « qui vont permettre de mettre en place quelque chose qui se raccroche à l’alchimie propre à la classe ».
À ses yeux, le ministère a retenu les leçons du passé. « Le ministre de l’éducation nationale a pris la mesure de la gravité de ce qui s’est passé. Il n’est pas sûr qu’il faille lui prêter des intentions autres. » Christine Guimonnet a décidé d’organiser quant à elle un hommage dans sa classe à travers un temps d’échanges sur la liberté d’expression, un travail commencé à la rentrée de septembre. L’APHG a également annoncé la création d’un prix Samuel-Paty pour inscrire cet hommage dans un temps long.
Emmanuel, professeur d’histoire-géographie dans un collège REP de l’académie de Toulouse, déjà interrogé par Mediapart au lendemain de l’attentat, raconte continuer de se sentir « un peu mal à l’aise » vis-à-vis de la consigne ministérielle de préparer un hommage à Samuel Paty. Il confie n’avoir rien prévu, ni même s’être préoccupé de prendre connaissance des instructions délivrées par le ministère. Il n’est même pas sûr de les avoir reçues, à deux jours de la journée d’hommage. Bien entendu, Emmanuel répondra aux questions de ses élèves s’ils en ont mais n’entend pas sanctuariser un moment dédié à évoquer l’enseignant assassiné.
Car le contexte le chiffonne. « Cet événement grave a été surexploité, et continue de l’être, par Blanquer et l’institution en général. Il y a eu un mélange des genres entre liberté d’expression et laïcité. Dans ma classe, ce n’est pas un sujet qui émerge. Je ne saurais quoi dire à mes élèves en dehors du fait qu’il ne faut pas tuer, encore moins pour des idées, et qu’importe l’usage qu’en a fait Samuel Paty. Je pense que, désormais, la justice doit faire son travail et nous, le nôtre : continuer d’enseigner. »
Paris, le 15 octobre 2021. Visite de Jean-Michel Blanquer devant une classe du lycée Jean-de-la-Fontaine, dans le cadre de l’hommage national à Samuel Paty. © Photo Christophe Archambault / AFP
Dans certains lieux endeuillés, le télescopage de deux actualités tragiques crée le même sentiment de malaise. Ainsi au lycée de Bagnolet, en région parisienne, où un ancien élève, Ibrahima Kandji, 16 ans, a été tué le 20 septembre d’un coup de couteau par un jeune d’une commune voisine, comme avant lui les jeunes Kewi et Boubacar dans des circonstances presque similaires les années précédentes.
« Le rectorat nous a refusé un hommage officiel dans l’établissement, nous avons seulement obtenu une minute de silence dans les classes, une semaine après son décès, raconte une enseignante dans la commune. Les premières consignes, c’était de ne pas en parler aux élèves. Ils ont fait une vidéo à sa mémoire, mais interdiction de la mettre sur le site du lycée... » Quand ils ont reçu, quelques jours après, le courriel du rectorat rappelant les instructions portant sur l’hommage à Samuel Paty, « une sorte de colère et de grande fatigue, surtout, a saisi les collègues », raconte encore cette professeure, « même si les deux sujets ne sont pas liés ».
Christelle, enseignante à l’école primaire à Nanterre, s’est fait frapper il y a quelques jours par un élève. Elle est aujourd’hui arrêtée pour accident de travail. « Depuis, je n’ai pas eu de réaction de ma hiérarchie. Pour eux, c’est un événement comme un autre. Le “pas de vague”, ça fonctionne toujours… Donc, bien sûr qu’on rend hommage à Samuel Paty. Ce qui lui est arrivé nous a touchés et meurtris pour longtemps. Mais on n’a pas besoin de l’injonction du ministère pour savoir comment lui rendre hommage. »
Les parents restent à la porte du collège, alors même que notre souhait est d’être ensemble, avec les enseignants, et auprès de nos enfants
Corinne Grootaert, représentante des parents d’élèves à Conflans-Sainte-Honorine
Au-delà des enseignants, c’est toute la communauté éducative qui s’interroge sur la manière d’honorer la mémoire de cet enseignant, sans forcément emboîter le pas de la communication officielle. Y compris au plus près de l’événement.
Le 8 octobre, et après avoir réclamé en vain une concertation avec le ministère de l’éducation nationale, les deux listes de représentants des parents d’élèves du collège du Bois-d’Aulne, à Conflans-Sainte-Honorine, où enseignait Samuel Paty, ont publié une lettre ouverte à la rectrice de l’académie de Versailles et au ministre Jean-Michel Blanquer. « Dialogue extrêmement compliqué, la voix des familles reste difficilement entendue », estime la PEEP (fédération des parents d’élèves de l’école publique) sur l’organisation de l’hommage localement, quand la FCPE (fédération des conseils de parents d’élèves) rappelle que « la communauté éducative doit pouvoir le vivre-ensemble, c’est fondamental ».
En cause, le refus de l’administration d’accepter la présence des parents à l’hommage organisé ce vendredi au collège, pour des raisons de sécurité, selon le ministère. Samedi 16 octobre, pour l’hommage officiel organisé en présence du ministre de l’éducation nationale, seuls les représentants de parents d’élèves ainsi que les parents des enfants participant à l’événement ont été conviés.
« Les parents restent à la porte du collège, alors même que notre souhait est d’être ensemble, avec les enseignants, et auprès de nos enfants, pour un moment difficile, très chargé émotionnellement, affirme Corinne Grootaert, mère d’élève au collège et présidente de la FCPE des Yvelines et du conseil local de Conflans. Ce n’est pas anecdotique, ce n’est pas un caprice. On cherche l’unité. »
Dans Libération, huit professeurs du collège du Bois-d’Aulne disaient avec des mots similaires leur attachement à un hommage interne, intime, loin des caméras et des officiels, « un moment de communion au cours duquel des enseignants et des élèves liront des textes écrits de leur main et dont les premiers se saisiront pour dire toute la gratitude qu’ils ont envers les seconds ».
En absence de réponse du ministère à leur demande, les représentants de parents d’élèves ont décidé de boycotter la cérémonie officielle samedi.
Mathilde Goanec et Faïza Zerouala