Des fleurs et des silences lourds de sens. Samedi 16 octobre, le chef de l’État s’est rendu sur le pont de Bezons, dans les Hauts-de-Seine, pour commémorer le 60e anniversaire du massacre du 17 octobre 1961, en mémoire des travailleurs algériens tués ce jour-là par la police, alors qu’ils manifestaient pacifiquement avec leurs familles contre le couvre-feu imposé par décret aux « Français musulmans d’Algérie », selon la terminologie administrative de l’époque.
Emmanuel Macron est le premier président de la République à commémorer physiquement cette date. Un choix d’abord salué par les responsables associatifs, qui regrettaient toutefois qu’aucun discours ne soit prononcé à cette occasion, comme l’avait fait Jacques Chirac en juillet 1995, avec le discours du Vél’ d’Hiv’. L’Élysée a préféré compléter la cérémonie silencieuse de Bezons par un communiqué, adressé au moment où le chef de l’État s’entretenait encore avec les descendants des victimes.
Dans un court texte, reprenant les termes de « répression brutale, violente, sanglante », déjà employés par François Hollande en 2012, lors de la première reconnaissance officielle du 17 octobre 1961, le président de la République, dont l’entourage avait promis « un pas de plus » par rapport à son prédécesseur, évoque plus spécifiquement « les crimes commis cette nuit-là sous l’autorité de Maurice Papon », alors préfet de police de Paris. Des crimes « inexcusables pour la République ».
Le communiqué se conclut sur ces mots : « La France regarde toute son Histoire avec lucidité et reconnaît les responsabilités clairement établies. Elle le doit d’abord et avant tout à elle-même, à toutes celles et ceux que la guerre d’Algérie et son cortège de crimes commis de tous côtés ont meurtris dans leur chair et dans leur âme. Elle le doit en particulier à sa jeunesse, pour qu’elle ne soit pas enfermée dans les conflits de mémoires et construise, dans le respect et la reconnaissance de chacun, son avenir. »
Un avenir et une reconnaissance de chacun qui auraient nécessité que d’autres mots figurent dans le texte présidentiel : colonialisme, indépendance de l’Algérie, crime d’État, police. Or, l’Élysée a choisi de ne pointer que de la responsabilité du préfet Maurice Papon, sans même qualifier ses fonctions de l’époque. « Il y a quelque chose d’indicible, d’inavouable publiquement, par le sommet de la République française », a commenté l’historien Fabrice Riceputi, sur France Info.
C’est une occasion manquée pour la vérité
Mehdi Lallaoui, président d’Au nom de la mémoire
Comme d’autres, l’auteur de Ici on noya des Algériens (Le Passager Clandestin) regrette que la France ne parvienne toujours pas « à dire la vérité sur ce qu’a été la colonisation de l’Algérie pendant 132 ans ». Pour lui, cette nouvelle reconnaissance « s’arrête à mi-chemin car on ne peut pas borner la responsabilité à Maurice Papon ». « Si le président de la République ne fait que ça, ce sera un coup pour rien », expliquait aussi à Mediapart Mehdi Lallaoui, quelques heures avant la cérémonie.
À son issue, le président de l’association Au nom de la mémoire se disait d’ailleurs « très déçu ». « On est bien en deçà de ce qu’on attendait, affirmait-il. On est passés de trois victimes officielles à “plusieurs dizaines”, mais à part ça, 60 ans après ce massacre, on ne sait toujours pas qui en étaient les commanditaires et les complices. Papon sert de coupable expiatoire. C’est une occasion manquée pour la vérité, qui concerne peut-être le fait qu’il ne faut pas heurter des électeurs potentiels à six mois de la présidentielle… »
Présent sur le pont de Bezons, où il a insisté auprès d’Emmanuel Macron sur la nécessité d’une « réparation », Mehdi Lallaoui rappelle que « ce qui s’est passé à Paris, au cœur d’une capitale démocratique, en octobre 1961, ça s’est passé un peu partout en même temps. Ce n’est pas une bavure. Papon et la préfecture de police ne peuvent pas avoir agi tous seuls ». « Nos parents ont été matraqués, fusillés, jetés dans la Seine par la police républicaine, en uniforme », souligne-t-il.
Mais l’Élysée n’a jamais souhaité aller jusque-là. Se référant aux travaux des historiens britanniques Jim House et Neil Macmaster, auteurs de Paris 1961 – Les Algériens, la terreur d’État et la mémoire (Tallandier), l’entourage d’Emmanuel Macron estime « qu’il y a encore des questions auxquelles il faut répondre sur le pourquoi de ce qui s’est passé dans la nuit du 17 octobre ». « Aujourd’hui, on ne peut pas dire quel a été le rôle exact de Michel Debré dans cette affaire », dit l’un de ses conseillers.
Dans un entretien accordé récemment au site En attendant Nadeau, Jim House expliquait pourtant qu’« on peut voir le 17 octobre 1961 à l’aune de deux traditions, liées l’une à l’autre dans des proportions qui restent à examiner : la tradition du maintien de l’ordre d’une part et celle de l’impunité coloniale d’autre part ». « Tout le monde se sentait couvert, c’est ça qui est frappant, affirmait-il. Tous les acteurs étatiques se savaient totalement couverts, voire encouragés à réprimer avec violence, du policier de base jusqu’au préfet. »
« Reste à savoir si, dans la configuration très particulière de la France actuelle, cette déclaration espérée admettrait la responsabilité de la police, et donc de l’État lui-même, dans la répression du 17 octobre 1961 », insistait l’historien britannique. Samedi 16 octobre, cette responsabilité n’a pas été clairement nommée par Emmanuel Macron, qui n’entend pas, en pleine campagne présidentielle, se mettre à dos la droite et l’extrême droite qui saturent le débat public de leurs obsessions identitaires.
D’autant que ces obsessions traversent également le gouvernement, dont certains membres, à l’instar du ministre de l’éducation nationale Jean-Michel Blanquer, brandissent régulièrement la menace d’une prétendue « idéologie woke » qui pèserait sur « la France et sa jeunesse ». Depuis quelques mois, plusieurs ministres se muent en pourfendeurs de « l’islamo-gauchisme » (Frédérique Vidal – enseignement supérieur) et des « discours intersectionnels », qui les effraient davantage que ceux d’Éric Zemmour (Sarah El Haïry – jeunesse).
Dans la pure tradition de la droite, l’exécutif s’est ainsi lancé dans une critique méthodique des mouvements décoloniaux, qu’il réduit à « une extrême gauche issue des milieux universitaires américains dits intersectionnels », selon les mots utilisés par l’Élysée, lors de la présentation du rapport Stora. À l’automne 2020, Emmanuel Macron avait lui-même fustigé ceux qui utilisent « un discours postcolonial ou anticolonial », « cette forme de haine de soi que la République devrait nourrir contre elle-même », pour alimenter ce fameux « séparatisme » contre lequel il prétend lutter.
Macron a voulu à la fois passer un message à l’Algérie et flatter l’extrême droite française
Jim House, historien britannique
Deux semaines avant la cérémonie en hommage aux victimes du 17 octobre, le chef de l’État avait de nouveau mis le feu à la poudrière mémorielle, en reprenant les antiennes éculées de ceux qui veulent euphémiser les violences coloniales infligées par la France aux Algériens. Ses propos, tenus à l’occasion d’une rencontre avec une vingtaine de descendants de protagonistes de la guerre d’Algérie, et rapportés par Le Monde, avaient ouvert une crise diplomatique d’une ampleur inédite.
« La construction de l’Algérie comme nation est un phénomène à regarder, avait notamment déclaré le président de la République, après avoir parlé de « rentre mémorielle ». Est-ce qu’il y avait une nation algérienne avant la colonisation française ? Ça, c’est la question. Il y avait de précédentes colonisations. Moi, je suis fasciné de voir la capacité qu’a la Turquie à faire totalement oublier le rôle qu’elle a joué en Algérie et la domination qu’elle a exercée. Et d’expliquer qu’on est les seuls colonisateurs, c’est génial. Les Algériens y croient. »
« À mon avis, ce n’est pas un hasard, même si, sur le plan historique, évidemment, cela ne tient pas la route, analyse Jim House dans l’entretien qu’il a accordé à En attendant Nadeau. Macron a voulu à la fois passer un message à l’Algérie et flatter l’extrême droite française, mais il va finir par décevoir à la fois l’État algérien et une bonne partie de l’opposition à celui-ci par ces déclarations qui blessent beaucoup d’Algériens. Cela traduit une méconnaissance générale de la société algérienne. »
L’Élysée n’en finit pourtant pas de vanter l’action du président de la République en la matière. S’appuyant sur les travaux menés à sa demande par l’historien Benjamin Stora sur la colonisation et la guerre d’Algérie, son entourage répète fréquemment qu’Emmanuel Macron ambitionne de « regarder l’histoire en face » afin que « les mémoires cohabitent respectueusement entre elles », première étape de « la construction d’une mémoire fédératrice ». Et d’insister : « Regarder l’histoire en face et reconnaître, c’est aussi refuser toute forme de déni ou de repentance. »
De fait, en pointant la seule responsabilité de Maurice Papon dans le massacre du 17 octobre 1961, sans parler de la police ou de l’impunité dont elle a bénéficié, le chef de l’État s’évite de demander « pardon », comme il l’a récemment fait pour les harkis, ces dizaines de milliers d’Algériens qui ont combattu dans les rangs de l’armée française pendant la guerre d’Algérie.
« Les harkis ont fait l’objet d’une demande de pardon pour une raison simple, c’est qu’ils ont connu un destin singulier, qui n’a été infligé à personne d’autre », expliquait l’Élysée, la veille de la cérémonie, évoquant une responsabilité « systémique » dans leur « traitement ». « Lorsque l’on parle du 17 octobre 1961, on parle de faits de violence et de morts qui en ont résulté dans un certain contexte […] où le préfet de police de l’époque, Maurice Papon, avait la main, mais n’avait pas d’instruction gouvernementale. »
En refusant de reconnaître le caractère « systémique » de cette répression, Emmanuel Macron éloigne également la question des violences policières, dont il continue de nier l’existence. Interrogé sur ce point, l’Élysée affirme qu’« il n’y a pas d’équation à poser entre 1961 et 2021 sur ce que vous appelez, vous, les “violences policières”. Ce n’est pas la même police, ce n’est pas la même histoire ». « Il faut se garder de projeter de manière anachronique ce qui se passe aujourd’hui dans les polémiques qu’il peut y avoir autour du rôle de la police et ce qui s’est passé à l’époque. »
Mehdi Lallaoui se méfie lui aussi des parallèles. « On était dans un autre contexte », rappelle-t-il, en soulignant le fait que des enquêtes judiciaires sont aujourd’hui ouvertes, quand bien même les condamnations sont rares. Tandis que « pour le 17 octobre, il n’y a pas un seul coupable ». Mais le président de l’Au nom de la mémoire estime qu’« il y a toujours eu dans la police ce sentiment d’impunité et ce réflexe pavlovien, qui passe par le mensonge, de protéger ceux qui ont commis l’irréparable ».
Ellen Salvi