Réglementations environnementales ou sanitaires, autorisations de mise ou de maintien sur le marché de produits phytosanitaires, normes techniques… Les lobbys pèsent systématiquement sur les décisions publiques [1] par différents mécanismes : « capture du régulateur », « portes tournantes » entre public et privé, voire corruption, ou plus simplement porosité entre monde des affaires, monde politique et haute fonction publique, favorisée par le nouveau management public et par un cadre cognitif commun. Ou encore instrumentalisation de la science et « fabrique du doute » pour affaiblir les réglementations et les orienter dans un sens favorisant l’industrie.
L’ouvrage de deux historiens des sciences, Naomi Oreskes (Harvard), et Erik Conway (NASA), a popularisé l’expression (Les Marchands de doute, Le Pommier, 2012) . Les auteurs décortiquent, sur la base d’un travail d’archives, comment les lobbys industriels ont réussi à infléchir les décisions publiques dans un sens favorable à leur intérêt en fabriquant artificiellement du doute et de la controverse soi-disant scientifique. Ces stratégies d’instillation du doute sont mobilisées sur des sujets majeurs d’intérêt public comme l’usage des pesticides, les perturbateurs endocriniens, le tabac, l’alcool, le réchauffement climatique et la perte de biodiversité.
L’actualité ne cesse de nous abreuver de révélations sur la « manufacture du doute ». Une récente étude a révélé que Total avait conscience, dès 1971, de l’impact des énergies fossiles sur le réchauffement climatique et qu’à l’instar d’Exxon, Total a activement participé à l’effort collectif des sociétés pétrolières mondiales d’instillation du doute pour retarder toute politique publique visant à réduire les émissions de gaz à effet de serre.
Décrédibiliser les chercheurs
Les méthodes mobilisées sont similaires à celles qu’utilisa l’industrie du tabac niant l’impact de la cigarette sur les cancers. Dans le cas de Total, l’instillation du doute est passée par le financement de recherches faisant diversion ou ayant pour objet d’atténuer le caractère alarmant du réchauffement climatique et/ou cherchant à faire croire à l’existence d’incertitudes dans les sciences climatiques.
Les méthodes des marchands de doute ont été recensées par Naomi Oreskes et Erik Conway. Y figure la dissimulation des positions de conflits d’intérêts de chercheurs travaillant pour ou rémunérés par l’industrie, tout en étant consultés en tant qu’experts soi-disant indépendants par les pouvoirs publics.
Autre technique : les attaques visant à décrédibiliser les chercheurs dont les travaux nuisent à leurs intérêts, et à empêcher leur nomination à des postes pouvant leur nuire ; la capacité à briser les carrières scientifiques de jeunes chercheurs. Stéphane Foucart, journaliste au Monde, révèle dans son ouvrage Et le monde devint silencieux (Seuil, 2019) qu’un groupe de 70 scientifiques (biologistes, toxicologues, ornithologues, entomologistes, spécialistes de la conservation, etc.) d’une vingtaine de nationalités, regroupés au sein de la Task Force on Systemic Pesticides, mène une recherche totalement indépendante des firmes sur les causes réelles du déclin des insectes, des oiseaux et du reste du vivant, mais sans dévoiler les noms des scientifiques impliqués – notamment les plus jeunes – pour éviter qu’ils soient « blacklistés ».
Enfin, et surtout, le recours systématique à l’argument des causes multifactorielles. Les entreprises d’agrochimie ont, par exemple, financé nombre d’études et de publications sur toutes les causes possibles de la disparition des abeilles autres que les pesticides (frelons asiatiques, disparition des haies, virus, etc.), qui amènent à conclure que le phénomène est multifactoriel et qu’il faut de nouvelles recherches avant de réglementer. De même, l’industrie sucrière a financé des recherches visant à minimiser le rôle du sucre dans l’épidémie d’obésité et de caries chez les plus jeunes. Gagner du temps, tel est le but recherché, et ça marche !
Ces méthodes sont désormais très documentées et les pouvoirs publics seraient bien inspirés de s’en protéger et non de se désarmer par des lois qui renforcent l’impunité des marchands de doute, telle la loi sur le secret des affaires. Il en va de la confiance citoyenne dans l’impartialité et l’intégrité des décisions publiques sur les sujets d’intérêt général.
Laurence Scialom
Economiste