Nichée au fond d’un immense ravin, à quelques kilomètres de la frontière pakistanaise, la base de Djaji, dans la province afghane du Paktya, se compose d’un dédale de souterrains et de galeries creusés jusqu’au cœur des falaises. Dans les années 1980-1990, trois grandes caves d’une centaine de mètres de long sur dix de large et quatre de haut accueillaient ici un hôpital souterrain, là des chars T-72 pris à l’armée soviétique, des ateliers pour les réparer ou des dortoirs.
C’est ici qu’a été fondée Al-Qaïda, le 13 août 1988, lors d’une réunion secrète à laquelle participaient Oussama Ben Laden et le médecin égyptien Ayman al-Zawahiri. Ou, plus exactement, le premier embryon de l’organisation.
C’est Ben Laden en personne, dont le père dirigeait la principale entreprise de BTP du royaume saoudien, qui a dressé les plans de la base et assuré son financement. Les étudiants en génie civil, nombreux à cette époque dans les rangs des Arabes afghans, ont fourni les ingénieurs. Et les combattants sans qualification ont servi de terrassiers.
C’est autour de Djaji, connu aussi sous le nom de Mas’adat al-Ansar (la « tanière des partisans »), qu’ont été établis les six premiers camps d’entraînement de volontaires arabes, à partir de 1987, alors que les Soviétiques occupaient encore l’Afghanistan. Ces camps, les volontaires les appelaient les « bases ». De ce surnom naîtra celui de l’organisation, Al-Qaïda signifiant littéralement « la base » en arabe.
À qui appartenait Djaji ? Pour la plupart des auteurs travaillant sur l’histoire du djihad, c’était la base de Ben Laden. À notre connaissance, elle était le quartier général du chef afghan Djalâlouddine Haqqani, le grand seigneur de guerre de la région, dont le territoire s’étendait des deux côtés de la frontière. Haqqani lui-même s’était toujours montré, avec un autre chef, Abdour Rassoul Sayyaf, l’homme à tout faire des Saoudiens sur l’échiquier afghan, et des plus accueillant avec les Arabes afghans. Ce n’était pas le cas de la plupart des autres « commandants » de la résistance afghane qui les détestaient.
Le baptême du feu d’Oussama Ben Laden
À partir de 1987, les volontaires arabes vont mener leurs premières actions contre l’armée gouvernementale afghane. Rien de bien sérieux. Mais Oussama Ben Laden a besoin de faire parler de lui. « Il les a décidées parce qu’il craignait, s’il ne permettait pas aux volontaires de mener une attaque, qu’ils quittent leurs camps pour retourner en Arabie saoudite en racontant qu’ils n’avaient participé à aucun combat dans son groupe », indique Leah Farral, une spécialiste australienne des Arabes afghans, dans ses recherches sur la naissance d’Al-Qaïda (« Revisiting al-Qaida’s Foundation and Early History », in Perspectives on Terrorism, volume 11).
Ces attaques témoignent aussi du fait que Ben Laden a cessé de mener son djihad au profit des Afghans, et qu’il le conduit désormais à son seul bénéfice. En réponse à la multiplication des escarmouches, les Soviétiques lancent, le 25 mai 1987, une grande offensive contre Djaji, appuyée par des bombardiers et des hélicoptères. Des centaines de moudjahidins afghans, dont Haqqani en personne, et quelques dizaines d’Arabes afghans combattent ensemble. Depuis les camps pakistanais accourent d’autres djihadistes, tandis que les services spéciaux d’Islamabad approvisionnent les guérilleros en armes et munitions.
C’est le baptême du feu pour Ben Laden. Et le début de sa légende. « La bataille a duré environ une semaine, écrit Steve Coll, journaliste au New York Times, dans son livre Ghost Wars (Penguin books, 2005). Ben Laden et 50 volontaires arabes faisaient face à 200 soldats russes, dont des hommes des Spetsnaz [forces spéciales – ndlr]. Les volontaires arabes eurent des pertes mais tinrent bon sous un feu intense pendant plusieurs jours. Plus d’une douzaine de camarades de Ben Laden furent tués et lui-même, semble-t-il, fut blessé au pied […]. La bataille de Djaji marque la naissance de la réputation d’Oussama Ben Laden comme guerrier parmi les djihadistes arabes. »
L’auteur ajoute : « Après Djaji, il a lancé une campagne médiatique destinée à faire la publicité du combat courageux mené par les volontaires arabes qui se sont dressés contre une superpuissance. Par des conférences et des interviews, il a cherché à recruter de nouveaux militants, à chroniquer son propre rôle comme chef militaire et à exposer ses nouveaux buts pour le djihad. »
Sans le vouloir, un dirigeant américain va aussi aider à faire émerger Ben Laden : Ronald Reagan.
Un jeune reporter saoudien va beaucoup contribuer à amplifier cette gloire naissante : Jamal Khashoggi, le journaliste assassiné en 2018 dans le consulat d’Arabie saoudite à Istanbul, qui, à cette époque, est aussi le messager du prince Turki al-Fayçal, le tout puissant et inamovible chef des services secrets saoudiens. Khashoggi relate dans ses articles les exploits de son ami Ben Laden pendant la bataille, enflammant l’enthousiasme de la jeunesse du royaume. Ses articles sont notamment repris dans le quotidien anglophone Saudi Gazette de Djeddah, où il publie la première interview de Ben Laden, accompagnée de sa photo.
Sans le vouloir, un dirigeant américain va aussi aider à faire émerger Ben Laden : Ronald Reagan, réélu en 1984. Le 13 novembre 1986, lorsque Mikhaïl Gorbatchev, le nouveau secrétaire général du Parti communiste de l’URSS, annonce au Politburo qu’il compte mettre fin à la désastreuse guerre d’Afghanistan, il s’attend à ce que le président américain fasse un geste de son côté en suspendant son aide militaire : de 1984 à 1987, celle-ci s’élève à trois milliards de dollars. Et il espère même un accord entre les deux superpuissances afin d’enrayer la menace fondamentaliste qui commence à poindre.
Mais Reagan se refuse à bouger et, comme la CIA a toujours pour objectif de faire tomber l’URSS, l’appui américain à la résistance afghane se poursuit. En réaction, Gorbatchev laisse ses généraux attaquer Djaji, ce qui aurait permis aux Soviétiques, en cas de victoire, de couper les lignes d’approvisionnement des combattants afghans. Sans cette bataille, Ben Laden n’aurait sans doute jamais percé.
Car l’engagement militaire d’Oussama Ben Laden en Afghanistan est peu convaincant. À l’exception de l’épopée, réelle ou exagérée, de Djaji, il ne s’est pas battu. Et l’opération suivante se révèle catastrophique.
La défaite de Jalalabad, « un désastre » pour Al-Qaïda
Le retrait soviétique d’Afghanistan s’étant officiellement terminé le 15 février 1989, certains résistants afghans croient que le régime de Kaboul est prêt à tomber comme un fruit mûr. Ils lancent donc, dès le 5 mars, avec le soutien des services secrets pakistanais, une importante offensive contre la grande ville de Jalalabad, dans le nord-est du pays. La bataille sera un désastre à la fois pour les guérilleros afghans et les Arabes afghans, conduits par Ben Laden, qui avait convaincu la plupart des groupes de volontaires d’y participer.
L’offensive a été lancée sans compter avec l’armement puissant laissé par les Soviétiques à l’armée afghane – en particulier des milliers de missiles Scud – ni avec un effroyable crime de guerre qui incitera les unités fidèles au « tyran rouge », Najibullah, à se battre jusqu’à la mort. « Sur l’insistance des volontaires arabes, une soixantaine de prisonniers afghans furent exécutés, découpés en morceaux, emballés dans des caisses à fruits et envoyés par camions à Jalalabad, avec un message à transmettre à la garnison : “Voilà ce qui attend les mécréants” », raconte le chercheur et diplomate afghan Assam Akram dans son livre Histoire de la guerre d’Afghanistan (Balland, 1996). Terrorisée, l’armée afghane décide de ne pas se rendre, prolongeant la guerre d’environ trois ans.
Le futur chef d’Al-Qaïda est même contraint à une humiliante retraite et manque être capturé par les forces gouvernementales. « La défaite de Ben Laden fut un désastre pour Al-Qaïda et les Arabes afghans en général, écrit Leah Farrall. Ils ont eu de lourdes pertes, ce qui a fait monter la colère parmi eux. Ben Laden a dû faire face à de sévères critiques pour avoir encouragé les moudjahidins arabes à y participer. Son refus d’accepter toute responsabilité a provoqué la colère, qui s’est encore accrue quand il a quitté l’Afghanistan pour retourner en Arabie saoudite sans répondre aux questions qu’on lui posait. »
Mais pendant les combats de Djaji, Ben Laden s’était trouvé un frère d’armes parmi les Afghans : Djalâlouddine Haqqani. C’était déjà ce chef qui lui avait permis d’établir ses camps d’entraînement sur son territoire. Après Djaji, les deux hommes se voient sans doute en Arabie saoudite, où Haqqani a été conduit après avoir été blessé à l’œil pendant la bataille.
Haqqani avait le soutien complet de la CIA.
Steve Coll, journaliste
Haqqani intéresse d’autant plus Ben Laden qu’il reçoit une aide militaire américaine importante et pas lui – l’enquête minutieuse du Congrès sur le 11-Septembre n’a trouvé aucun contact entre le milliardaire saoudien et les services américains. En revanche, le chef pachtoun est l’un des destinataires privilégiés du programme d’aide piloté par la CIA sous la supervision de ce même Congrès.
« Haqqani était tellement favorisé par les approvisionnements qu’il pouvait se permettre [de choisir] à qui les attribuer et d’aider les volontaires arabes qui se réunissaient dans la région. Les officiers de la CIA de la “station” d’Islamabad le considéraient comme un commandant ayant fait ses preuves, capable de lever un nombre considérable d’hommes en un minimum de temps. Haqqani avait le soutien complet de la CIA », insiste Steve Coll.
Si les services américains misent sur Haqqani beaucoup plus que sur d’autres « commandants » afghans, c’est d’abord parce qu’il sait mobiliser l’identité pachtoune comme personne. De plus, son territoire, à cheval sur la ligne Durand (la frontière afghano-pakistanaise, tracée en 1893 par l’officier Mortimer Durand pour séparer les Indes britanniques de l’Afghanistan, a brisé le rêve d’un État pachtou qui aurait pu s’appeler le Pachtounistan), est facile d’accès pour les approvisionnements en armes.
En 1991, Haqqani est le premier chef de guerre afghan à s’emparer d’une ville, celle de Khost, après un siège intense de deux ans. La chercheuse française Mariam Abou Zahab, aujourd’hui disparue, a raconté ce qu’elle a découvert après avoir traversé la bourgade un peu plus tard : « C’était impressionnant de voir comment les hommes de Haqqani avaient pillé la ville. À la pachtoune. Sur les façades des bâtiments officiels, il ne restait ni portes ni fenêtres. »
À la différence de Massoud, que les services pakistanais ont toujours détesté, Haqqani est aussi très proche de l’ISI. Il est leur homme, voire leur officier, dans cette partie du pays. Issu d’une famille installée sur la frontière et qui a toujours vécu de la contrebande, il connaît tous les sentiers qui mènent en Afghanistan. Et sa qualité de chef tribal fait de lui un précieux relais pour les militaires pakistanais, friands de renseignements dans une région qu’ils contrôlent très mal. Des officiers de l’ISI en tenue viennent même, pendant la période soviétique, lui rendre visite à Djaji, qui se trouve pourtant à l’intérieur de l’Afghanistan.
Au départ, Haqqani n’est pourtant qu’un chef tribal comme il y en a tant dans les régions pachtounes. Petit homme frêle, maigrichon, qui paraîtrait insignifiant sans sa barbe immense roussie au henné et soigneusement peignée, sa collection de turbans longs de plusieurs mètres et ses yeux où flambe une extraordinaire détermination, il appartient à la petite tribu des Zadrans, établie de part et d’autre de la frontière, coincée entre les puissants Mangals et les turbulents Waziris du côté pakistanais, et les Ghilzaïs, l’une des deux grandes confédérations tribales afghanes, celle qui fournit l’essentiel des forces talibanes.
Haqqani, professeur du futur chef des talibans
C’est aussi un maulawi, un religieux d’un rang supérieur, qui a fait des études dans les années 1970, puis enseigné à l’université islamique pakistanaise de Dar ul-Ouloum Haqqaniyya, dont sont aussi issus nombre de chefs talibans : le célèbre mollah Omar, son successeur Mohammad Mansour (tué par un drone américain en mai 2016), Assim Umar, le chef de la branche Asie du Sud-Est d’Al-Qaïda (tué lui aussi par les Américains)…
Haqqani fut lui-même le professeur du futur chef et fondateur des talibans. C’est de cette école, surnommée « l’université de la guerre sainte », qu’il tire son nom de guerre (sa kunya).
Celle-ci accueille toujours en moyenne 4 000 étudiants. Selon des déclarations de son porte-parole à la correspondante du New York Times, Carlotta Gall, 90 % des talibans des années 2000 sont passés par cette alma mater du djihadisme.
Après la défaite de Najibullah, en avril 1992, les Américains cessent de s’intéresser à l’Afghanistan, si ce n’est pour récupérer les missiles Stinger qu’ils ont livrés à la guérilla à partir de 1985, et qui n’ont pas été utilisés. Le reste du monde se désintéresse aussi de la guerre civile afghane. Haqqani quitte donc la sphère d’influence de la CIA. Et après la naissance du mouvement des talibans en 1994, il se rapproche d’eux tout en conservant son indépendance. Il devient même l’un des hommes clés de l’ISI au sein de leur organisation.
Après la prise de Kaboul par les talibans, en 1996, et la défaite d’Ahmad Shah Massoud, Haqqani accepte le poste honorifique de ministre des frontières et des tribus. C’est cette même année que Ben Laden, expulsé du Soudan sous la pression américaine, revient en Afghanistan. Il y retrouve son frère d’armes, qui, en son absence, a laissé perdurer les camps de djihadistes arabes sur ses terres, lesquelles vont du Waziristan du nord, en territoire pakistanais, à une large partie de l’Est afghan. L’homme de confiance de l’ISI devient ipso facto le point de contact entre les militaires pakistanais et Ben Laden.
Peshawar, plaque tournante de « l’internationale islamiste »
Autour de Haqqani, c’est tout un monde qui est en gravitation : l’ISI pakistanaise, les réseaux des madrasas fondamentalistes, les djihadistes arabes mais aussi ceux venus d’Asie centrale, en particulier d’Ouzbékistan, et de l’Asie du Sud ; et, enfin, les talibans.
De 1992 à 2001, les camps d’entraînement vont prospérer dans l’Est afghan, surtout autour de Khost et dans la vallée de Tora Bora, profitant du bon accueil que font aux djihadistes la famille Haqqani et, à partir de 1996, le mollah Omar. Sur les milliers de volontaires venus se battre en Afghanistan, beaucoup sont repartis dans leurs pays où certains, forts de leur expérience politique et militaire, ont renforcé les mouvements islamistes en lutte contre les régimes despotiques en place, à l’exemple de l’Algérie et de l’Égypte. Mais beaucoup d’autres ont préféré rester à Peshawar ou en Afghanistan, rejoints par d’autres recrues arrivées du monde entier, quand bien même la guerre contre les Soviétiques et le gouvernement de Kaboul est terminée depuis longtemps.
Le monde sunnite est d’ailleurs dans une certaine amertume, en dépit de sa victoire sur l’URSS. Le 15 février 1989, l’armée soviétique a quitté l’Afghanistan mais l’événement a été peu célébré dans le monde, y compris musulman. Pour une bonne raison : la veille, Khomeyni a lancé sa terrible fatwa de mort contre Salman Rushdie. Et c’est lui, « l’hérétique » chiite, qui polarise l’attention internationale, ce qui laisse les combattants sunnites dans l’ombre à l’heure où ils viennent de vaincre la plus grande armée conventionnelle du monde.
Peshawar demeure cependant un centre de transit important. Sans doute la vraie plaque tournante de « l’internationale islamiste ». Là sont installées de nombreuses ONG du Golfe, en particulier le Croissant-Rouge koweïtien, qui peuvent servir de couverture aux expatriés du djihad.
Le « cheikh aveugle » égyptien, Omar Abdel Rahman, reconnu coupable de l’attentat à la bombe contre le World Trade Center à New York en 1993 et décédé depuis dans un pénitencier américain, le Tunisien en exil Rached Rannouchi, chef du parti islamiste Ennahdha, le fondamentaliste yéménite Abdel Majid Zendani, l’idéologue islamiste soudanais Hassan Al-Tourabi, parmi bien d’autres personnalités, feront eux aussi « le voyage de Peshawar ».
De l’autre côté de la ligne Durand, Oussama Ben Laden s’emploie à gagner le cœur du mollah Omar, grâce à l’entremise de Djalâlouddine Haqqani. Désormais, le destin de ces trois hommes, qui, pourtant, ne se ressemblent guère, est lié.
Jean-Pierre Perrin
L’auteur de l’article a séjourné à deux reprises en 1985 à Djaji, où fut créée Al-Qaïda. La description remonte à cette période. Il a également rencontré à plusieurs reprises Djalâlouddine Haqqani.