Dans toute l’Europe, l’envolée des prix du gaz naturel sur le marché international fait flamber la facture des consommateurs de gaz, particuliers comme entreprises. Mais de manière plus surprenante, elle se répercute aussi sur les factures d’électricité, plus ou moins rapidement et violemment selon les pays.
Pourquoi cela alors qu’en France, moins de 8 % de l’électricité est produite à partir de gaz (20 % en Europe) ? Pourquoi la facture flambe-t-elle plus vite dans certains pays européens ? Comment y faire face à court et moyen termes ? Pour répondre à ces questions, il convient d’analyser trois indicateurs distincts : le coût de production, le prix de gros et le prix de détail qui détermine la facture des clients.
En France, avec une électricité à 70 % nucléaire et à 22 % renouvelable, environ 80 % du coût de production est fixe, indépendant de la quantité produite : il s’agit des coûts de construction, d’exploitation et de maintenance des centrales. Le prix du gaz n’entre que pour environ 7 % dans ce coût de production, proportion du même ordre qu’en Allemagne.
Le prix de gros, qui sert de référence pour les transactions entre producteurs et fournisseurs d’électricité, est apparu avec l’ouverture des marchés. Il est européen, c’est pourquoi la flambée des prix de gros concerne l’ensemble des pays de l’Union, même si des congestions sur le réseau à certaines heures peuvent provoquer des écarts de prix entre pays.
Amortir le choc
Ce prix est déterminé à chaque instant par le coût de production le plus élevé de toutes les centrales sur le réseau interconnecté européen. Comme il s’agit souvent d’une centrale à gaz, ce prix est indexé sur le cours du gaz, et reflète par conséquent sa volatilité. Il intègre également le prix européen du CO2, qui pénalise les productions émettrices. Le prix d’achat de l’électricité pour l’année prochaine sur le marché de gros a ainsi doublé par rapport à 2019 (avant le Covid-19), et triplé par rapport à 2016. Il ne reflète pas les coûts de production, beaucoup plus stables dans toute l’Europe et encore plus en France. Il n’est pas non plus la conséquence d’une évolution significative de la demande d’électricité.
Les prix de détail, pour leur part, incluent la « part énergie » (coût de production et de commercialisation), soit en France un gros tiers de la facture pour les clients particuliers et la moitié pour les clients industriels. Les deux autres tiers de la facture correspondant au tarif d’accès au réseau et aux taxes.
En concurrence « libre et non faussée », les prix de détail devraient refléter parfaitement le prix de gros, et un doublement de celui-ci devait entraîner une augmentation d’environ 50 % de la facture hors taxe. C’est ce qui se passe en Espagne. Mais la plupart des pays ont mis en place des mécanismes permettant d’amortir ces hausses en dérogeant au marché.
En France, les fournisseurs alternatifs ont ainsi accès à la production nucléaire d’EDF à un prix réglementé plafonné (c’est « l’accès régulé à l’électricité nucléaire historique », l’Arenh), bien en-deçà du prix de gros actuel : il correspond à environ 40 % de ce prix. Ce plafond bénéficie aux grands clients industriels, mais également aux ménages puisqu’il entre largement dans le calcul du tarif réglementé de vente (TRV). Il circonscrit l’impact de l’envolée du prix de gros à environ un tiers de la facture hors taxe.
Malgré ces mécanismes d’amortissement, le tarif réglementé de vente hors taxe a augmenté en France de 18 % entre 2018 et 2021, et aurait à nouveau augmenté d’environ 11 % en 2022 sans mesures de plafonnement, d’après les calculs de l’UFC-Que Choisir… soit 30 % de hausse depuis août 2018 ! Pourtant, les coûts de production n’ont que peu évolué, alors que le financement des renouvelables est plafonné depuis 2016 (les hausses sont prises en charge par le budget de l’Etat).
Garantir des prix stables
Les mesures du gouvernement, notamment le « bouclier tarifaire » annoncé par Jean Castex le 30 septembre, ne rattraperont pas les fortes augmentations passées et les laisseront redémarrer de plus belle après les élections. De plus, la Commission européenne et certains économistes ne cessent de réclamer la suppression de ces amortisseurs. Ils veulent en effet voir disparaître les tarifs réglementés de vente et généraliser une « tarification dynamique » qui reflète l’extrême volatilité horaire ou journalière des prix de gros. C’est pourtant en raison de ce type de tarification que les Texans ont vu leur facture dépasser allègrement les 10 000 dollars (8 650 euros) l’hiver dernier. Les Espagnols, dont beaucoup disposent de ce type de contrats, vivent les yeux rivés sur les cours du prix de gros.
En conclusion, la hausse des factures d’électricité que connaissent tous les usagers en Europe, de manière plus ou moins marquée, est essentiellement liée au marché, qui impose une indexation sur les cours du gaz. Avant la libéralisation du secteur électrique, les prix de gros n’existaient pas. Les tarifs réglementés étaient calculés à partir des coûts de production du système électrique. Ils évoluaient donc lentement et n’auraient été que peu impactés par la hausse des prix du gaz, en France comme dans beaucoup de pays en Europe.
Producteurs comme consommateurs demandent avec insistance des prix stables, les uns pour garantir la rémunération de leur investissement, les autres pour accéder à un bien essentiel. Si, à court terme, un blocage des tarifs de vente peut permettre d’amortir le choc, il est nécessaire de s’émanciper des prix de gros, très volatils et incontrôlables, qui ne peuvent servir ni à rémunérer les producteurs ni à facturer les clients. Il faudra alors admettre que le mécanisme de marché est inadapté au secteur électrique.
Anne Debrégeas
Syndicaliste