Tout Palestinien doté d’un minimum de conscience politique se doute qu’il fait l’objet d’une surveillance israélienne intrusive dont seule l’ampleur est difficile à évaluer. Il n’est donc pas surprenant de découvrir que le logiciel espion Pegasus, produit par la société [israélienne] NSO, a été installé sur au moins six iPhones palestiniens.
Trois de ces Palestiniens travaillent pour des ONG issues de la société civile palestinienne et contre lesquelles Israël mène depuis longtemps une campagne de délégitimation dont le point culminant vient d’être atteint avec l’annonce de leur illégalité par le ministère [israélien] de la Défense [Le 22 octobre, le ministère de la Défense israélien a annoncé avoir placé six ONG palestiniennes, dont Al-Haq, Addameer et Bisan, sur sa liste des “groupes terroristes” en raison de liens supposés avec le Front populaire de libération de la Palestine, organisation marxiste considérée comme “terroriste” par l’État hébreu, les États-Unis et l’UE].
Pour des raisons techniques, la société qui a inspecté leurs téléphones et découvert le logiciel hostile ne peut examiner les téléphones Android utilisés par les autres membres de ces ONG. Mais on peut évidemment supposer que Pegasus, ce voyeur ultime, s’est immiscé jusque dans les chambres d’autres Palestiniens et de leurs enfants.
Ce qui est néanmoins surprenant dans cette affaire, c’est que les services de sécurité israéliens, qui sont supposés avoir leurs propres logiciels de surveillance, aient eu recours à celui d’une société privée. Car, même s’il est difficile de le prouver techniquement, il est évident pour tout le monde que c’est Israël, autrement dit le Shabak [Shin Bet, renseignements intérieurs israéliens], qui se cache derrière ce projet d’espionnage ultra-sophistiqué. Comme les porte-parole de NSO le répètent souvent, leur société n’est autorisée à vendre ses produits qu’à des gouvernements.
De plus, les termes des licences d’exportation accordées à NSO par le ministère de la Défense stipulent que seuls les services de sécurité israéliens sont autorisés à surveiller les téléphones israéliens tandis que les indicatifs régionaux israéliens et palestiniens doivent être bloqués pour tout autre client de NSO. En d’autres termes, aucun État au monde autre qu’Israël n’est autorisé à espionner un chercheur de l’ONG Al-Haq qui, par exemple, mène un travail d’investigation et d’information sur les tentatives israéliennes de déloger les Palestiniens du quartier de Cheikh-Jarrah à Jérusalem-Est.
Un logiciel à la réputation exécrable
Ce qui devrait surprendre, c’est que le client officiel israélien a acheté (ou peut-être reçu en cadeau, qui sait ?) ce logiciel espion malgré la réputation exécrable que NSO et son produit phare ont depuis plusieurs années. En effet, si NSO a fait la une des journaux et a été si décriée en Israël et à l’étranger, c’est parce qu’il s’est avéré que plusieurs dictatures auxquelles elle a vendu le logiciel ont utilisé Pegasus contre des militants des droits de l’homme et des journalistes [lire ci-dessous].
S’ils insistent sur le fait que leur société vend son logiciel uniquement dans le cadre de la lutte contre le terrorisme et la grande criminalité, l’innocence affichée par les porte-parole de NSO est de moins en moins convaincante. La dernière preuve en est que les États-Unis ont récemment mis sur liste noire NSO et une autre société israélienne de cyber-offensive, Candiru, pour activités contraires aux intérêts nationaux américains.
L’État d’Israël a été critiqué tant à l’intérieur qu’à l’étranger pour le laxisme dont il fait preuve dans le contrôle des exportations de cyber-armes et pour la facilité avec laquelle NSO (et d’autres exportateurs) peut vendre les siennes à des dictatures connues pour opprimer leur peuple. En laissant ces ventes se dérouler, Israël cherche à obtenir des votes à l’ONU en sa faveur et à l’encontre des Palestiniens.
Les partis centristes restent désespérement muets
Mais il faut croire que le sens des relations publiques d’Israël s’est émoussé et que les autorités israéliennes ont tardé à comprendre que leur laxisme en matière d’exportations de cyber-armes risquait d’être dommageable tant sur le plan diplomatique qu’économique. Du coup, dans les jours et semaines à venir, de hauts responsables gouvernementaux et des diplomates vont devoir être mobilisés pour tenter d’obtenir de l’administration Biden qu’elle annule sa décision concernant NSO.
Le fait que le désormais célèbre logiciel espion (dont on peut se demander si le Shabak a réellement besoin) soit à présent utilisé contre des Palestiniens en dit long sur le sentiment de suffisance et d’invincibilité qui règne au sein des institutions israéliennes chargées de façonner la politique antipalestinienne. Après tout, ces dernières ont de quoi pavoiser. Les projets visant à étendre les implantations [colonies israéliennes] et à confiner les Palestiniens dans des enclaves déconnectées les unes des autres sont mis en œuvre à plein régime. Le gouvernement actuel comprend des partis centristes qui devraient a priori s’y opposer, mais ils sont paralysés et restent muets. Tout au plus, certains de leurs députés envoient-ils des lettres de protestation au ministre de la Défense, Benny Gantz.
L’Autorité palestinienne et les hauts responsables du parti qui y exerce le pouvoir, le Fatah, assurent le maintien de l’ordre dans ces enclaves, sont incapables de protéger leurs habitants contre les attaques quotidiennes de colons et de soldats et persistent à considérer la coordination sécuritaire avec Tsahal et le Shabak comme relevant de l’”intérêt national”. La société palestinienne n’est pas d’humeur à un soulèvement général et les manifestations de solidarité avec les prisonniers politiques en grève de la faim ou les agriculteurs sans protection contre la violence des colons ne mobilisent qu’une poignée de militants.
Impossible de riposter
Les pays occidentaux qui ont dépensé une grande partie de l’argent de leurs contribuables pour préserver la “solution à deux États” se contentent de publier des condamnations indolores de la politique israélienne et continuent de considérer Israël comme un allié loyal. Le fait que plusieurs États européens aient décidé d’interrompre leurs dons aux ONG palestiniennes déclarées illégales ne peut que renforcer le sentiment d’invincibilité d’Israël.
Dès lors que l’État hébreu a recours au logiciel Pegasus dans sa politique de répression d’ONG palestiniennes qui œuvrent pacifiquement contre l’occupation israélienne, il est désormais légitime d’assimiler Israël à d’autres États non démocratiques (pour ne pas dire plus) comme le Mexique, l’Azerbaïdjan, la Hongrie et l’Arabie Saoudite. Si certains se posaient encore des questions, il est maintenant clair qu’Israël cible des civils, c’est-à-dire des personnes qui s’opposent à sa politique par des moyens non violents.
Évidemment, les ONG palestiniennes traquées par Pegasus espèrent pouvoir tirer parti de cette révélation pour faire pencher un peu la balance en leur faveur. Mais il y a un hic. Dès lors que ces ONG ont été décrétées illégales par le ministère [israélien] de la Défense, la moindre conférence de presse, la moindre publication d’un rapport d’investigation ou la moindre conférence organisée en compagnie de diplomates étrangers sera considérée comme un acte criminel autorisant Tsahal à arrêter les activistes palestiniens non violents en pleine nuit et à les maintenir en détention, aussi longtemps que les autorités le souhaiteront, que ce soit en les déférant devant un tribunal militaire ou en les plaçant en détention administrative, c’est-à-dire sans jugement.
Amira Haas
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