Des « ballons de la honte » de 1998, fabriqués au Pakistan par des enfants sous-payés et maltraités, à la Russie de 2018, championne de la répression, l’histoire récente de la Coupe du monde de football est jalonnée de scandales. Un petit peu de sport, énormément d’argent et de cynisme, et des violations massives des droits humains : tel pourrait être le résumé de cette épreuve, qui continue malgré tout à faire rêver jeunes et moins jeunes. Mais cette fois-ci, avec le Qatar, la Fédération internationale de football (FIFA) est allée beaucoup trop loin dans cette logique de compromission. La pétromonarchie a vu mourir des milliers d’ouvriers sur ses chantiers destinés au Mondial, sans enquêter sur ces « accidents de travail », ni bien sûr reconnaître sa responsabilité. Le Qatar continue encore aujourd’hui de maintenir des employés, hommes ou femmes, dans des conditions de quasi-servitude.
Documents confisqués
Comme dans d’autres pays de la région, ces personnes ont en effet quitté par millions leur pays (principalement d’Asie du Sud-Est ou d’Afrique) pour fuir la misère et trouver un travail dans le Golfe, notamment au Qatar. Avant que les projecteurs de la communauté internationale ne soient focalisés, en raison de la Coupe du monde, sur ce petit Etat riche et influent, ces hommes et ces femmes – embauchés sur les chantiers ou dans d’autres secteurs (services, nettoyage, etc.) – se voyaient systématiquement confisquer leurs documents administratifs et devaient travailler dans des conditions éprouvantes, pour des salaires très faibles – lorsqu’ils les recevaient !
Il s’agit d’une forme de travail forcé, envers du décor pour l’un des événements sportifs les plus médiatisés au monde. Devant la pression de la communauté internationale, le Qatar a accepté de modifier sa législation. La loi sur la kafala – système de parrainage préalable à l’embauche – a enfin été modifiée, mais à la marge, pour mieux protéger, au moins théoriquement, les personnes migrantes qui travaillent sous ce régime. Une évolution en fait cosmétique mais habilement mise en scène par le biais d’une importante campagne de presse et d’opinion à l’international. Car, dans les faits, à un an de la Coupe du monde, et contrairement aux affirmations des autorités qataries, rien ou presque n’a changé sous le soleil de plomb de Doha.
« Sous les pieds des joueurs qui fouleront les pelouses des stades, ce sont des milliers d’ouvriers qui ont souffert ou sont décédés »
D’après nos informations, les mêmes conditions de travail sont observées sur les chantiers, y compris ceux qui ne sont pas directement concernés par le Mondial : pauses insuffisantes, chaleur accablante, interdiction de quitter son employeur sans son accord, voire de rentrer dans son pays, impossibilité de protester ou de dénoncer la situation. Ainsi, le blogueur kényan Malcolm Bidali, agent de sécurité au Qatar, qui avait évoqué ces conditions de travail sur les réseaux, a passé près d’un mois en prison, avant d’être finalement relâché et autorisé à quitter le pays.
Les employeurs disposent toujours de pouvoirs disproportionnés, avec notamment la possibilité d’engager des poursuites pour « délit de fuite ». Le Covid-19 et la faible protection accordée aux personnes migrantes employées au Qatar ont par ailleurs encore accru les dangers.
Les joueurs qui fouleront les pelouses du Lusail Stadium ou des autres arènes sportives sorties du sable pour l’occasion savent parfaitement à quoi s’en tenir. Sous leurs pieds, ce sont des milliers d’ouvriers qui ont souffert, ont été blessés, ou sont décédés, pour qu’ils puissent briller devant leurs supporteurs.
Face à cette situation indécente, nous demandons que l’ensemble des personnes migrantes qui travaillent au Qatar bénéficient enfin de conditions décentes et conformes aux règles édictées par l’Organisation internationale du travail. Qu’elles aient une liberté effective de mouvement, le droit de manifester, et soient assurées d’être payées pour leur travail.
Nous demandons que des enquêtes soient menées sur les morts causées sur les chantiers, et que les responsabilités des entreprises et des autorités soient clairement établies. Le cas échéant, les familles doivent recevoir une indemnisation juste. Car, aujourd’hui encore, ce sont elles qui doivent payer les frais de rapatriement des corps !
« Partout, des initiatives sont prises en effet pour attirer l’attention sur ce scandale. Et en France ? Rien »
Nous n’appelons cependant pas au boycott de la Coupe du monde, car nous avons choisi d’utiliser cet événement pour mieux braquer les projecteurs sur les conditions terribles dans lesquelles les personnes migrantes travaillent et pour tenter d’obtenir des changements effectifs pour elles.
Partout, des initiatives sont prises en effet pour attirer l’attention sur ce scandale. Certaines équipes et fédérations nationales (Suède, Pays-Bas) ont pris conscience de cette situation dramatique et l’ont déjà dénoncée publiquement.
Et en France ? Rien. La Fédération française de football (FFF) continue de nous refuser tout entretien sur le sujet, et les champions du monde – certains rémunérés en club par les Qataris – demeurent muets.
C’est pourquoi nous demandons à la FFF d’intercéder enfin auprès de la FIFA, dont les bénéfices attendus lors de cet événement sont colossaux, afin qu’elle fasse pression sur le Qatar pour qu’il modifie profondément, concrètement, et durablement, les conditions de travail des personnes migrantes.
Cécile Coudriou
Présidente d’Amnesty International France