Cependant, les agriculteurs sont restés inébranlables dans leur engagement visant à l’abrogation complète des lois agricoles, qu’ils considèrent comme « pro-business » [aussi bien les grands distributeurs que ceux qui contrôlent l’agroalimentation] et « anti-agriculteurs ». Contrairement aux affirmations du gouvernement de l’Union selon lesquelles les agriculteurs ont été consultés avant l’adoption des lois, les groupes d’agriculteurs mobilisés ont rappelé que les lois ont d’abord été introduites par voie d’ordonnances en juin 2020, ce qui s’apparente à ce qu’ils considèrent comme une imposition déguisée des nouvelles lois.
A chaque étape de la mobilisation, le gouvernement dirigé par le BJP a tenté d’écraser le mouvement des agriculteurs, l’épisode le plus effroyable étant la façon dont les agriculteurs ont été fauchés [le 3 octobre dans la ville de Tikunai] dans le district du Lakhimpur Kheri, dans l’Etat Uttar Pradesh, par un convoi de voitures auquel aurait participé le fils du ministre de l’Intérieur Ajay Mishra.
Plus de 600 agriculteurs protestataires sont morts pendant les mobilisations. Plusieurs d’entre eux ont été arrêtés en vertu de lois d’une grande dureté. Le gouvernement a utilisé sa machine policière pour tenter d’interrompre le mouvement. Les « postes frontières » de Singhu et Tikri de la capitale Delhi, où les agriculteurs avaient organisé des manifestations, ont été pratiquement transformées en prisons ouvertes. Après la marche des agriculteurs le Jour de la République, au début de l’année [26 janvier], la police s’est attaquée à certains des dirigeants des agriculteurs. Pourtant, ces derniers ont maintenu leur résolution de poursuivre leurs protestations. Leur détermination était telle que la répression contre le leader de la Bharatiya Kisan Union, Rakesh Tikait, après la marche du Jour de la République au « poste frontière » de Ghazipur, à Delhi, a donné un nouveau souffle aux manifestations, qui se sont étendues à l’Uttar Pradesh, une région importante où des élections se dérouleront [en février-mars 2022].
La décision du Premier ministre d’abroger les lois indique que les mobilisations des agriculteurs ont mis le gouvernement de l’Union à genoux. Au cours des sept dernières années, le gouvernement Modi a acquis la réputation d’être insensible face aux agitations populaires. Même la prise en compte des revendications des groupes mobilisés était considérée avec mépris, ou comme un signe de faiblesse pour un gouvernement obsédé par l’idée de se montrer fort et ferme. Une telle approche a souvent conduit le gouvernement Modi à adopter des positions très autoritaires.
En outre, le mouvement des agriculteurs a évolué de manière dynamique depuis ses débuts. D’une protestation qui avait pris naissance initialement au Pendjab, le mouvement a acquis une dimension nationale, ce qui impliquait que les organisations d’agriculteurs mettent de côté leurs différences et collaborent pour s’attaquer à ce puissant gouvernement. Lentement et progressivement, différents dirigeants paysans de divers Etats se sont réunis et ont monté un front uni, estompant au passage les multiples contradictions entre castes et communautés. Chaque fois que le mouvement a dû subir un revers, il en est ressorti plus fort. Le slogan « Kisan Mazdoor Ekta, Zindabaad » [Longue vie à l’unité entre les fermiers et les journaliers agricoles] qui flottait dans l’air sur tous les sites de mobilisation a également été adopté par de nombreux agriculteurs qui n’ont pas eu la chance de participer activement aux protestations.
Au cours des derniers mois, l’agitation des agriculteurs s’est transformée en un mouvement politique contre les tentatives de polarisation [nationaliste et régionaliste] du BJP. Elle a contribué à apaiser les tensions entre Jats [ici il s’agit de populations d’agriculteurs résidant en particulier dans le Pendjab et le Rajasthan] et musulmans – les deux communautés déchirées à la suite des émeutes de 2013 [août-septembre] à Muzaffarnagar – dans l’ouest de l’Uttar Pradesh. Le mouvement est devenu une instance permettant de rassembler de nombreuses communautés. Dans une étape antérieure, les leaders paysans ont mené une vaste campagne au Bengale occidental en tant que force anti-BJP, et ont contribué de manière cruciale à la défaite humiliante du tout jeune parti safran [hindouiste] dans cet Etat. Dans plusieurs lieux, les gens n’ont même pas laissé les dirigeants du BJP faire campagne dans leurs villages. Le mouvement a également provoqué l’exode de dirigeants du BJP de rang inférieur, dans plusieurs Etats, vers d’autres partis.
A tous égards, le mouvement a donné l’exemple et montré la voie à suivre pour contrecarrer les tentatives des partis politiques de polariser la société sur des bases communautaires. Au lendemain des émeutes de Muzaffarnagar, le BJP a été le seul bénéficiaire de l’hostilité entre Jats et musulmans. Dans l’Haryana [Etat enclavé du nord], le parti au safran a opposé les Jats dominants aux autres communautés plus petites, suivant une méthode cynique de polarisation pour obtenir des victoires électorales dans la plupart des Etats.
Après avoir méprisé de toutes les façons le mouvement des agriculteurs, l’annonce faite par Modi le 19 novembre d’abroger les trois lois agricoles a semblé tout aussi cynique. Bien qu’il ait tenté d’écraser le mouvement, le Premier ministre a dit faire « tout son possible » pour aider les agriculteurs. Il a parlé de l’engagement de son gouvernement en faveur du bien-être des agriculteurs, mais tout en retirant les lois agricoles, il a également tenu à parler de son incapacité à « expliquer la vérité » [sur les trois lois] aux agriculteurs.
Sa décision a été prise quelques mois seulement avant les élections législatives cruciales dans l’Etat le plus peuplé de l’Inde, l’Uttar Pradesh, où le BJP vise un nouveau mandat au pouvoir, et au Pendjab, où il a perdu son allié le plus fiable – le parti Shiromani Akali Dal (SAD-« parti suprême akali »), dont est membre le ministre en chef du Pendjab, Parkash Singh Badal – au cours du mouvement des agriculteurs. Compte tenu des sombres perspectives dans les deux Etats, la décision de Modi d’abroger les lois agricoles semble avoir été prise uniquement pour des raisons électorales.
L’opposition dans les deux Etats a consolidé sa position, surfant sur une vague de colère contre le BJP parmi les collectivités agricoles. De multiples enquêtes ont montré que le BJP pourrait subir de lourdes pertes électorales dans l’ouest de l’Uttar Pradesh, son plus fort bastion dans l’Etat. De même, au Pendjab, la décision de Modi ouvre la possibilité d’une nouvelle alliance BJP-SAD (Badal), ou d’un partenariat avec l’ancien ministre en chef du Pendjab [de 2017 à 2021, il a été membre de divers partis, dont le Parti du Congrès], Amarinder Singh, qui avait déclaré qu’il était ouvert à une alliance préélectorale avec le BJP si l’Union résolvait les problèmes des agriculteurs.
La décision de Modi donne au BJP une certaine marge de manœuvre pour les prochaines élections. Elle a pour but de prévenir toute perte supplémentaire pour le BJP. Modi a peut-être présenté sa décision comme un cadeau aux agriculteurs mobilisés à l’occasion du Guru Nanak Jayanti [fête célébrant la naissance du premier gourou sikh et fondateur du sikhisme], mais il est difficile de ne pas voir que la mobilisation des agriculteurs l’a poussé dans une situation où il n’aurait pu prendre aucune autre décision.
La victoire du mouvement des agriculteurs marque également la première véritable défaite du gouvernement Modi au cours des sept dernières années [Modi occupe le poste de premier ministre depuis le 26 mai 2014]. En ce sens, c’est un moment capital dans l’histoire politique de l’Inde.
Ajoy Ashirwad Mahaprashasta
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