L’événement était censé rappeler au monde le prétendu « progressisme » d’Emmanuel Macron. À l’occasion d’une conférence internationale sur les droits des femmes, organisée à Paris, le chef de l’État a finalement fait la démonstration de sa vision conservatrice de la société française et de son incapacité à comprendre la question minoritaire. Sous couvert d’un « universalisme » qui critique les religions mais s’attaque aux tenues trop dénudées des femmes, et d’un « féminisme » qui conclut finalement à une défense des « droits des hommes ».
Ainsi, au détour d’un entretien accordé au magazine Elle, le président de la République a jugé opportun de critiquer les hauts, très prisés par les jeunes femmes, arrivant au-dessus du nombril et communément appelés « crop tops ». « À l’école, je suis plutôt “tenue décente exigée”, aussi bien pour les filles que pour les garçons. Je ne suis pas un défenseur de l’uniforme, mais tout ce qui vous renvoie à une identité, une volonté de choquer ou d’exister n’a pas sa place à l’école », a-t-il affirmé, dans la lignée de la position défendue par son ministre de l’éducation nationale, Jean-Michel Blanquer.
La veille, devant un parterre d’invité·e·s, Emmanuel Macron avait déjà énoncé sa conception du féminisme : « Je revendique d’être féministe. D’être féministe au nom du fait que le féminisme est un humanisme. Et que défendre la dignité des femmes, les droits des femmes, c’est en même temps défendre la dignité et les droits des hommes. Ils ne sont pas séparables, parce que la condition humaine n’est pas sécable. » Le chef de l’État a même fini par effacer d’une phrase la domination masculine multiséculaire : « Parce que le combat des Lumières est un combat pour l’humanité, et donc pour les femmes et les hommes ensemble, inséparables en destin et en condition. »
Ces déclarations peuvent sembler anecdotiques, tant le mirage « progressiste », vanté par le candidat d’En Marche ! durant la campagne de 2017, s’est évaporé à l’aune de son exercice du pouvoir. Au terme d’un quinquennat marqué par un discours autoritaire, des violences policières, des restrictions de libertés, un piétinement des principes fondamentaux, la chasse aux sans-papiers et la nomination d’un ministre de l’intérieur visé par une plainte pour viol, on ne devrait plus être surpris de l’entendre enchaîner les formules creuses. Elles ne sont que le reflet du contexte général de dépolitisation dans lequel il s’est installé.
Mais, dans un moment où des chercheurs sont mis au ban pour leurs travaux par des ministres en mal de colonne vertébrale ; où les parlementaires débattent « séparatisme », assesseuses voilées et « danses traditionnelles » ; et où les droits des femmes sont menacés partout dans le monde, y compris en Europe, ces propos sont bavards. Ils nous rappellent que nos gouvernements, eux aussi, visent à contrôler les corps des femmes, et donc leurs tenues. Trop couvrantes quand elles sont voilées, trop dénudées quand elles montrent leur ventre, les femmes ne sont pas « décentes ».
Le concept d’« intersectionnalité » est fréquemment caricaturé au nom d’un prétendu « universalisme » qui cache mal d’autres crispations.
La même hypocrisie crasse s’illustre dans la composition d’un gouvernement où l’on brandit une prétendue « grande cause du quinquennat », tout en parlant de « tyrannie des minorités » et en s’expliquant « d’homme à homme » avec Gérald Darmanin. Un gouvernement où l’on se félicite, à coups de visuels fruités, lorsque l’élargissement de la procréation médicalement assistée (PMA) aux lesbiennes et aux femmes seules est enfin adopté, en dépit de restrictions critiquées par de nombreuses associations. Après dix ans d’attente et sans un mot pour toutes celles qui ont dû abandonner leur projet parental entre-temps.
Le « féminisme » dont se revendique Emmanuel Macron n’en est pas un, puisqu’il ne défend pas réellement la liberté des femmes. Il a en réalité une autre fonction : contribuer à forger une vision étriquée de nos identités et de nos sociétés. Le chef de l’État a d’ailleurs profité du Forum génération égalité de l’ONU Femmes – qui n’avait rien demandé – pour s’en prendre à « l’intersectionnalité », concept qui consiste à penser, de manière dynamique et entremêlée, les inégalités et les rapports de domination, de classe, de genre, de race, mais aussi d’âge, d’orientation sexuelle, de handicap ou d’origine.
Forgé par des militant·e·s et repris par des chercheurs et des chercheuses, ce concept est fréquemment caricaturé au nom d’un prétendu « universalisme » qui cache mal d’autres crispations. C’est le sens de la définition du féminisme qu’Emmanuel Macron a livrée : « Oui, les droits des femmes et des filles sont universels comme le sont l’ensemble des droits, partout, tout le temps. Et nous ne pouvons pas céder à une forme de retour en arrière de cet universalisme. » Dans sa bouche, cet « universalisme » vise en réalité à juger – les tenues des femmes par exemple – et à exclure celles et ceux qui pensent différemment, dont les partisans de l’intersectionnalité. Ces derniers défendent pourtant aussi l’universalité de leurs propos, comme l’a récemment rappelé la militante et chercheuse Rokhaya Diallo dans « À l’air libre ».
Peu avant la conclusion du président de la République, une table ronde avait réuni, autour de la ministre chargée de l’égalité entre les femmes et les hommes, Élisabeth Moreno, des invitées qui défendent pour la très grande majorité les mêmes positions, proches du Printemps républicain et de son principal soutien au gouvernement, la ministre déléguée à la citoyenneté Marlène Schiappa. Étaient ainsi présentes l’essayiste Caroline Fourest, l’écrivaine Rachel Khan et l’humoriste Sophia Aram. La rabbine Delphine Horvilleur, qui prône une conception plus complexe de ces sujets, complétait le plateau.
Une lame de fond réactionnaire et autoritaire qui tente d’engloutir [...] toute théorie sociale critique.
Éléonore Lépinard et Sarah Mazouz
Convaincu de la pertinence de ses analyses, le chef de l’État s’est ensuite répété dans les colonnes du magazine Elle. « Je vois la société se racialiser progressivement. On s’était affranchis de cette approche et voilà que l’on réessentialise les gens par la race, et ce faisant on les assigne totalement à résidence », a-t-il affirmé, avant d’ajouter : « L’illégitimité de quelqu’un qui est autre que moi à me représenter, moi et ma sous-catégorie, que l’on peut décomposer en autant de sous-genres, c’est la négation de quelque chose d’universel dans l’aventure républicaine, nationale et humaine. »
Fort de sa légitimité, celle qui confère à un homme blanc de 43 ans, occupant la plus haute fonction de la République, la liberté d’avoir un avis sur tout, Emmanuel Macron en a profité pour corriger les propos de la réalisatrice Amandine Gay sur les difficultés d’être femme et noire. « Je pourrais vous présenter des jeunes hommes blancs qui s’appellent Kévin, habitent Amiens ou Saint-Quentin, et qui ont aussi d’immenses difficultés, pour des raisons différentes, à trouver un job », a-t-il dit, comme si la dimension sociale était exclue du champ intersectionnel.
En expliquant que « les difficultés sociales ne sont pas uniquement structurées par le genre et par la couleur de peau, mais aussi par l’inégalité sociale », le président de la République n’invente rien de nouveau. Surtout, il reprend mot pour mot les arguments de Caroline Fourest et autres universalistes autoproclamé·e·s, déjà digérés de longue date par certains ministres de son gouvernement, qui aiment à manipuler des concepts qu’ils mélangent et maîtrisent mal. Après l’assassinat terroriste de Samuel Paty, Jean-Michel Blanquer avait ainsi fustigé « une matrice intellectuelle venue des universités américaines et des thèses intersectionnelles ».
À la lecture de ces mots, on ne peut s’empêcher de penser au court essai des chercheuses Éléonore Lépinard et Sarah Mazouz, Pour l’intersectionnalité (Anamosa, 2021). « Les contresens grossiers, les interprétations mal intentionnées et l’ignorance patente dont ces travaux font l’objet actuellement relèvent d’une lame de fond réactionnaire et autoritaire qui tente d’engloutir, avec l’intersectionnalité, les travaux critiques de la race, les recherches postcoloniales, la démarche décoloniale, les études de genre et, au-delà toute théorie sociale critique », écrivent les deux sociologues, l’une spécialiste des questions de genre à Lausanne, l’autre chargée de recherches au CNRS (voir l’entretien vidéo de Sarah Mazouz).
Sarah Mazouz est précisément l’une des deux chercheuses ciblées ces derniers jours après l’organisation d’une conférence à Sciences-Po Paris, dans laquelle Mathilde Cohen, elle aussi chercheuse au CNRS et maîtresse de conférences à l’université du Connecticut, a évoqué la « blanchité » à travers le prisme de l’alimentation. Que le sujet suscite des réactions contrastées, là n’est pas le problème. Qu’il déclenche en revanche une vague de cyberharcèlement en est un. Les femmes le savent bien, elles qui en sont les premières victimes. Elles s’appellent Mila, Alice Coffin ou Rokhaya Diallo. Et quoi qu’elles pensent, cela ne va jamais.
Lénaïg Bredoux et Ellen Salvi