De Franz-Olivier Giesbert, le dépeignant comme un radical-socialiste égaré dans le camp réactionnaire [1] à Jean-Claude Casanova y voyant l’exemple même de la « mollesse hésitante » [2], il n’aura pas manqué, contre Jacques Chirac, de flèches empoisonnées venues de sa propre famille politique. Pourtant, si l’on doit dresser un bilan sans complaisance de l’action du cinquième président de la Ve République, c’est dans la mesure où, loin des procès en immobilisme qu’on lui intente, il aura, depuis le milieu des années 1960, symbolisé l’une des pires traditions de la vie publique hexagonale.
Stratégie de pouvoir
Accédant aux responsabilités alors que le régime du général de Gaulle en est encore au temps de sa splendeur, il devient rapidement l’une des figures de la nouvelle génération qui, derrière Georges Pompidou, s’emploie à supplanter les « barons » issus de la France libre ou de l’aventure du Rassemblement du peuple français (RPF) à la Libération. Parvenu sur le devant de la scène sous la présidence Pompidou, Chirac joue son destin à la mort de son mentor, en 1974, en réalisant le premier de la longue série de putschs et de complots qui jalonneront ensuite sa carrière. Alors que Jacques Chaban-Delmas prétend accéder à son tour à la magistrature suprême pour y poursuivre l’œuvre du Général, Chirac fait élire Giscard d’Estaing, issu du courant libéral et homme du capital financier, au terme d’une conjuration dont la vieille garde du parti gaulliste ne se remettra jamais et qui le conduit, pour la première fois, à Matignon.
Dès lors, se forgeant un appareil politique à son entière dévotion (qui prendra vite le nom de Rassemblement pour la République), le jeune loup entreprend de construire méthodiquement sa marche vers le pouvoir. Rompant le pacte qui l’unit à Giscard - c’est sa seconde trahison -, il quitte Matignon en 1976 puis s’empare, l’année suivante, de l’Hôtel de Ville de Paris, dont il fait sa citadelle imprenable jusqu’à son entrée à l’Élysée en 1995. Entre-temps, il aura contribué à la défaite des giscardiens en 1981, sera revenu à Matignon à la faveur de la première cohabitation de 1986, aura à son tour échoué face à François Mitterrand deux ans plus tard, l’aura notamment payé de la trahison de Balladur et de Sarkozy, mais sera parvenu à l’emporter in extremis sur Lionel Jospin, en profitant du discrédit de la gauche à l’issue des deux septennats mitterrandiens.
En fait de « mollesse hésitante », Chirac se sera, tout au long de ces années, attaché avec détermination à répondre à la conflictualité sociale qui prolongea Mai 68 et au déclin consécutif de la droite, par la reconstruction d’une force politique puissante, recyclant la tradition gaulliste originelle dans une posture populiste et autoritaire, en capacité de coloniser l’appareil de l’État afin de le faire fonctionner à son profit exclusif - d’où la caractérisation d’« État-RPR » -, affichant sa volonté d’en découdre avec le monde du travail tout en disputant à la gauche une partie de son influence populaire. Au pouvoir, il se sera rendu responsable d’une succession d’attaques brutales, des premières privatisations ou de la remise en cause du code de nationalité entre 1986 et 1988, aux attaques contre les retraites (plan Juppé de 1995 et loi Raffarin-Fillon de 2003), l’emploi (jusqu’aux dispositifs de démantèlement du code du travail sous le gouvernement de Villepin), les services publics, l’immigration ou les libertés (victimes des politiques conduites, depuis la place Beauvau, par Pasqua, Debré et... Sarkozy).
D’où vient alors une image à ce point brouillée aujourd’hui ? On pourrait dire qu’elle est, tout à la fois le produit de la force et de l’échec du chiraquisme. Sa force, ce dernier l’aura tirée d’un culot démagogique à toute épreuve. Il aura chevauché toutes les modes et tous les tropismes idéologiques, pourvu que cela lui permette de gagner un électorat : « travailliste à la française » un jour pour se transformer le lendemain en adepte d’un ultralibéralisme à la Thatcher ; pourfendeur de la « fracture sociale » quand l’urgence commandait de l’emporter face à Balladur et à Jospin, mais promoteur dans la foulée d’une politique impitoyable d’adaptation du pays aux normes de la mondialisation capitaliste ; tenant de la rhétorique nationaliste propre à la tradition gaulliste face à Giscard, mais fidèle soutien ensuite de tous les traités européens jusqu’au projet de Constitution de mai 2005 ; défenseur farouche des valeurs républicaines pour gagner les suffrages de la gauche face à Le Pen en 2002, sans avoir pourtant hésité auparavant à stigmatiser le « bruit et l’odeur » dont les immigrés auraient été responsables.
L’héritier
L’échec sera précisément venu de l’impuissance de cet opportunisme permanent à stabiliser la base sociale de la droite traditionnelle, y compris après la fondation de l’UMP, comme parti censé unifier les divers courants du camp conservateur, après le 21 Avril. Jean-Marie Donegani et Marc Sadoun ont parfaitement décrit le problème : « Le trait sociologique sans doute le plus significatif de cet électorat concerne la répartition entre salariés et non salariés, ces derniers étant plus importants à droite que dans l’ensemble de l’électorat. » [3] Vingt ans durant, le Front national en aura fait son miel et le président de la République l’aura payé de ses défaites électorales les plus cinglantes de ces douze dernières années, aux législatives de 1997 et aux régionales de 2004.
Au fond, cette gestion inscrit le personnage dans cette tradition française qu’est le bonapartisme. Autrement dit, d’une conception du pouvoir qui prétend s’adresser au peuple sans intermédiaires pour aussitôt ne servir que son clan, qui développe un discours paradoxal pour mieux asseoir une influence sans partage. Jacques Chirac aura ainsi été le lointain héritier du putsch qui instaura la Ve République. Il aura, à son tour, fait fonctionner le régime sur le mode du « coup d’État permanent » [4] : prééminence du monarque élyséen, absence de contre-pouvoirs, inféodation du Parlement, tentation constante de museler la presse, égoïsme social et affairisme aboutissant au détournement systématisé des fonds publics et à une corruption sans précédent, utilisation sans vergogne des réseaux opaques de la Françafrique...
Raymond Aron aura, un jour, dépeint le processus qui conduit à l’atrophie de la démocratie, en évoquant « le ralliement du parti d’ordre à l’aventurier adulé par les foules, l’explosion de ferveur montant vers le chef charismatique, la mobilisation des multitudes flottantes... » [5]. Simplement, le quatrième successeur de De Gaulle n’aura été qu’un Bonaparte au petit pied, frileux et étriqué. Qui en dit tout de même long sur l’air du temps...
Notes
1. Franz-Olivier Giesbert, La Tragédie du président, Flammarion 2006.
2. Le Monde, 13-14 mai 2007.
3. Jean-Marie Donegani et Marc Sadoun, in Histoires des droites en France, tome 1, Gallimard, 1992.
4. Selon des termes utilisés par François Mitterrand, avant qu’il ne se coule lui-même dans cette pratique institutionnelle.
5. Raymond Aron, Mémoires, Julliard, 1983.