L’assassinat de Samuel Paty, le 16 octobre 2020, a remis à l’ordre du jour, tragiquement, la question des rapports parfois frictionnels entre religieux et institution scolaire. Comme de 1989 à 2004 après les crises à répétition autour du foulard islamique à l’école, comme en 2003 après la commission de réflexion sur l’application du principe de laïcité, présidée par Bernard Stasi [ministre et parlementaire, disparu en 2011], et comme elle l’avait fait à la suite des attentats de janvier 2015, l’éducation nationale a répondu à cet acte terroriste par la nécessité d’éduquer à la laïcité. Une telle affirmation pédagogique, qui paraît aujourd’hui évidente, est en réalité très récente.
En effet, jusqu’aux années 1980, la laïcité n’a constitué qu’un aspect très marginal des programmes scolaires – y compris dans les programmes d’éducation civique, rétablis en tant que tels en 1985 dans le premier degré. Les mesures de sécularisation de l’institution scolaire, prises un siècle plus tôt à partir des années 1880, furent progressives et centrées sur la laïcisation des enseignements, des locaux et des maîtres de l’école publique. La laïcité a été, dans ce cadre, bien plus un principe d’organisation qu’un objet pédagogique. La fin des écoles normales d’instituteurs, en 1989, fit même reculer la formation au principe laïque des maîtres, qui tendit à refluer au sein des instituts universitaires de formation des maîtres (IUFM) où furent formés les enseignants de 1990 à 2013.
Passage obligé
La « pédagogisation » de la laïcité, c’est-à-dire sa transformation en objet d’éducation, doit beaucoup aux tensions introduites par l’affaire de Creil, à l’automne 1989, où trois collégiennes voilées nourrirent aussi bien le débat politique que les passions médiatiques. Car l’interdiction progressive des signes religieux dits ostensibles à l’école publique, à partir de la circulaire Bayrou en 1994, devait être expliquée aux élèves, premiers concernés par ces mesures. De même, a joué la crainte croissante des contestations religieuses de cours, au sein de l’institution scolaire, présente dans l’ouvrage collectif d’enseignants intitulé Les Territoires perdus de la République (Mille et une nuits, 2002), le rapport Stasi en 2003 et le rapport dirigé par l’inspecteur général de l’éducation nationale, Jean-Pierre Obin [ancien inspecteur général de l’éducation nationale], en 2004.
Les effets sont nets depuis 2012, l’année de parution d’un rapport commandité par le ministère de l’éducation nationale au philosophe Abdennour Bidar − aujourd’hui inspecteur général –, et intitulé significativement Pour une pédagogie de la laïcité à l’école. La référence laïque est devenue un passage obligé dans nombre de programmes scolaires, en particulier celui d’enseignement moral et civique en vigueur depuis 2015. La charte de la laïcité, introduite par le ministre Vincent Peillon à la rentrée 2013, symbolise la fusion du souci réglementaire et du souhait pédagogique : elle est à la fois un document affiché dans toutes les classes des établissements scolaires publics, afin de rappeler les règles laïques de l’institution scolaire, et un support pédagogique.
Quels sont les effets de cet accroissement aussi soudain qu’inédit de la laïcité dans l’enseignement ? D’un point de vue quantitatif, les conséquences se révèlent déjà remarquables. L’enquête publiée en janvier 2020 par le Centre national d’étude des systèmes scolaires sur la laïcité et le fait religieux dans les collèges et lycées montre que 90 % des collégiens et 80 % des lycéens interrogés avaient étudié, en cours, le principe de laïcité. On est donc loin d’une ignorance de la part des élèves vis-à-vis de celui-ci. Aujourd’hui, l’effort de formation porte d’ailleurs plutôt sur les personnels eux-mêmes.
Rendus en mai 2021, deux nouveaux rapports, l’un de Jean-Pierre Obin et l’autre de Pierre Besnard [préfet] et Isabelle de Mecquenem [membre du conseil des « sages » de la laïcité établi par Jean-Michel Blanquer au ministère de l’éducation nationale] prônent ainsi une formation non seulement des enseignants, mais aussi de tous les agents du service public à la laïcité.
Cette position est reprise par la loi du 24 août 2021 « confortant le respect des principes de la République ». Dans le système éducatif, cette formation des personnels a déjà progressé. Les ESPE (écoles supérieures du professorat et de l’éducation), qui ont remplacé les IUFM, puis les Inspé (instituts nationaux du professorat et de l’éducation) mis en place depuis 2019, ont accru la formation aux valeurs de la République, dont, en particulier, le principe de laïcité.
Polémiques et surenchères
Cependant, la « pédagogisation » de la laïcité porte de véritables défis. Une partie des jeunes perçoit ce principe d’abord sous l’angle des interdits qu’il semble devoir imposer. Ainsi, le sondage IFOP commandité par la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme et publié en mars 2021, auprès d’un millier de lycéens montre qu’une – courte – majorité d’entre eux est hostile à la loi du 15 mars 2004 bannissant les signes religieux ostensibles des écoles publiques. Or, le lien, voire la causalité, entre la nécessité accrue d’une éducation à la laïcité et cette interdiction est, on l’a vu, particulièrement fort d’un point de vue chronologique.
Ce risque de percevoir négativement la laïcité à l’école peut être encore plus marqué pour certains élèves se revendiquant musulmans, notamment dans les quartiers populaires. Les travaux et enquêtes convergent sur une forme d’identité religieuse revendiquée chez une partie d’entre eux – ce que montre par exemple le projet de recherche Pop-Part sur les jeunes de quartiers populaires franciliens.
Ce sentiment identitaire a été alimenté par les polémiques et les surenchères à répétition sur l’islam ces dernières décennies, dans une forme de cercle auto-entretenu. Il peut, dès lors, y avoir un vrai risque d’une perception punitive de l’éducation à la laïcité – surtout si elle paraît d’abord introduite sous l’angle de la crainte des manifestations religieuses chez les élèves.
Or, il existe déjà, comme le rappelait l’islamologue Gilles Kepel, suite son travail d’enquête à Clichy-sous-Bois et Montfermeil (Banlieue de la République, 2012), une vision dégradée du système éducatif chez une partie des jeunes musulmans (voire aussi non musulmans) de quartiers populaires. Une éducation à la laïcité vécue comme une forme de discours de rappel à l’ordre risquerait d’alimenter les crispations vis-à-vis d’une école qu’ils ressentent parfois comme injuste, inégalitaire, voire discriminante.
De ce point de vue, peut-être une solution serait celle apportée par un des tout premiers théoriciens de l’école laïque, le philosophe Edgar Quinet (1803-1875). Celui-ci souhaitait dans son court ouvrage L’Enseignement du peuple (1850), que celle-ci soit avant tout libératrice pour les enseignants comme pour les élèves. Une éducation à la laïcité qui soulignerait combien celle-ci a ouvert la société française – et, ceci ne saurait être trop rappelé, protégé les droits des croyants comme des non-croyants – serait un bel hommage au projet de séparation porté par les républicains du XIXe siècle.
Ismaïl Ferhat
Professeur en sciences de l’éducation