Une proposition de loi, actuellement débattue à l’Assemblée nationale, veut « simplifier » le parcours de soins tout en renforçant la « confiance ». Elle propose la « sage-femme référente » comme pivot pour articuler le suivi de la grossesse. De l’avant à l’après, une sage-femme serait ainsi, dans la continuité, au cœur du projet de bébé et du lien de confiance construit avec la femme et le couple. Ce parcours serait assorti de la possibilité de renouveler un arrêt de travail, sans avoir recours au médecin.
L’extension du champ des compétences des sages-femmes vers davantage d’autonomie et d’indépendance a suscité l’ire du corps médical, et une sainte alliance syndicale, toutes spécialités confondues. Les motifs, invoqués par ceux faisant profession de science, pour l’abolition d’un tel projet, n’ont cependant rien de scientifiques. Ils tiennent de la division du travail entre sages-femmes et médecins, profondément psychologique et morale, au-delà de toute division sociale (Le Regard sociologique, de Everett Hughes, Essais choisis, 1996).
Le discours médical d’aujourd’hui n’a rien à envier à ceux d’un autre temp
Pour preuve, le discours médical d’aujourd’hui n’a rien à envier à ceux d’un autre temps, où l’on reprochait aux femmes, cherchant à exercer la médecine, leur nature orgueilleuse et ambitieuse. La fronde contre les sages-femmes, en 1874, voulait même « obtenir l’abolition de l’institution des sages-femmes » en raison de « l’infériorité physique et l’infériorité intellectuelle du sexe féminin », écrit l’historienne Scarlett Beauvalet-Boutouyriedans Naître à l’hôpital au XIXe siècle (Belin, 1999). Infériorité signifiée, encore aujourd’hui, au dire des médecins, par leur niveau « bac + 11 » supérieur à « bac + 5 » de celles-ci, selon un communiqué du Syndicat des médecins libéraux publié le 10 décembre.Selon ce même Syndicat, elles voudraient aussi, orgueilleusement, grâce à la « référence », devenir l’égale « du médecin traitant », avec « des prérogatives relevant des seules compétences des médecins ». La vindicte corporatiste va jusqu’à sermonner les députés, tant ils seraient « totalement inconscients des risques qu’ils font peser sur la santé des femmes ».
Le comble, dans cette vindicte, c’est d’en appeler aux associations féministes, prétendument pour défendre la santé et les droits des femmes ! Mais où diable seraient donc ces féministes appelées à la rescousse de ce corporatisme, sachant que les sages-femmes sont à 97,4 % des femmes, et qu’elles n’ont eu de cesse de porter les besoins, les attentes, l’émancipation ou « l’empowerment » des femmes ? En particulier pour obtenir la compétence IVG [interruption volontaire de grossesse] et, ainsi, un meilleur accès à ce droit pour les femmes. Et ce, face à un pouvoir médical patriarcal, devenu « genré » chez les médecins, fortement féminisés.
Le corps masculin comme référence
La vision médicale du corps féminin, et de la femme, demeure bien celle d’une infériorité somatique et sensible, consacrée par sa vulnérabilité et ses défaillances, face au standard d’un corps masculin pris comme référence, selon les travaux de l’historienne de la naissance Yvonne Knibiehler. La naissance s’est trop longtemps inscrite, en France, chez les médecins, dans la perspective du risque et de la pathologie. Ils se sont opposés avec constance à toute naissance extérieure au contexte hospitalier, leur domaine, que ce soit pour les maisons de naissance, l’accouchement à domicile, toujours décrié, et maintenant à la sage-femme référente.
Nous sommes bien loin des progrès de la science médicale, mis au service des femmes, respectueux de leurs choix, de leurs besoins fondamentaux, d’une corporéité porteuse de potentialité et non pas de négativité ou d’infériorité. C’est bien aux femmes, et aux femmes seulement, qu’on prescrit, pour leur santé, de se faire suivre par celui qui est avant tout voué à la maladie, le médecin. Le suivi par une sage-femme, quant à lui, ne souffre pourtant d’aucune ambiguïté dans les projections et les représentations puisqu’elle est, tout entière, consacrée à la prévention et à la santé. Ce,
« L’esprit de corps »
On l’aura compris, la défense de leur activité, pour les médecins, ne suit pas toujours des buts aussi louables que prétendus, comme l’a montré le sociologue Eliot Freidson (1923-2005). Ce corporatisme genré prend tout l’air d’une « idéologie défensive de métier », selon le sociologue Christophe Dejours. « L’esprit de corps » est d’autant plus virulent que le groupe s’y vit menacé dans son intégrité, lorsque toute compétence médicale ne peut s’entendre qu’à hauteur du médecin. Pourtant l’égalité n’est pas la « mêmeté », selon le philosophe Paur Ricœur (1913-2005), et les sages-femmes sont bien, elles aussi, profession médicale, inscrite dans le code de la santé publique. La proposition de loi, forte de cette distinction, veut pour elles, l’égalité professionnelle,puisqu’il est dit qu’il « convient de leur offrir les mêmes conditions d’exercice que l’ensemble des autres professions médicales ».
Il faudra compter, sans nul doute, avec ce combat d’arrière-garde du corporatisme médical. On y mesure la difficulté, pour les sages-femmes et, avec elles, les femmes, d’accéder à toutes les prérogatives d’une profession médicale. Comment expliquer autrement leur faible rémunération ? L’impuissance du code de la santé publique à faire cesser les règlements administratifs et sanitaires, qui les cantonnent, y compris à l’hôpital, hors des affaires médicales ? Ou encore l’absurdité, quand l’Insee, dans sa nomenclature des professions, les classe parmi « les infirmières et les activités non médicales » ?
Au royaume du patriarcat, pour subordonner les femmes, il faut subordonner les sages-femmes. Mais l’égalité est en marche, avec la confiance, chez les plus jeunes, chez les députés, les médecins, les sages-femmes, chez les hommes et les femmes, malgré tout.
Christine Morin est sage-femme enseignante à Bordeaux, membre de l’Association professionnelle de sages-femmes, représentant l’Europe centrale au Research Standing Committee de la Confédération internationale des sages-femmes ; Claudine Schalck est sage-femme, psychologue clinicienne, chercheuse associée au Centre de recherche sur le travail et le développement (CRTD-EA 4132) du CNAM en tant que docteure en psychosociologie du travail.