Depuis vingt ans, les revendications et le malaise des sages-femmes ressurgissent dans le débat public de manière de plus en plus récurrente. Profession de femmes (elles étaient 97,3 % en 2017) consacrées exclusivement à la santé des femmes et de leurs tout-petits, leur maternité, mais aussi leur sexualité et leur vie, celles-ci payent cher cette redondance du féminin dans les services rendus aux femmes. Autant d’inégalités genrées qui se déclinent dans toute leur activité professionnelle, dès lors que « le genre est une façon première de signifier des rapports de pouvoir », comme l’écrit la féministe Joan Scott (« Genre : une catégorie utile d’analyse historique », Les Cahiers du GRIF, printemps 1988).
Pour les sages-femmes, cela signifie de faibles salaires, peu de reconnaissance institutionnelle, la subordination de leur exercice à la pathologie dans les hôpitaux, la restriction de leur autonomie avec la restriction des lieux de naissance à l’hôpital, le statu quo pour concrétiser l’universitarisation de la formation, et le plafond de verre pour la recherche en maïeutique [1], leur spécialité. Ainsi s’égrène, à travers leurs revendications, tout un processus d’émancipation des femmes et de changements sociaux intervenus, sauf que, pour elles, spécifiquement, tout cela reste des attendus.
Ton machiste
C’est pourquoi le rapport de l’inspection générale des affaires sociales (IGAS) visant à conseiller les arbitrages du gouvernement sur l’évolution de la profession était extrêmement attendu, et depuis fort longtemps. Ses experts, bien qu’ayant auditionné nombre de ces femmes, n’en fleurent pas moins l’esprit de la libido dominandi, suivant l’expression de Pierre Bourdieu (La Domination masculine, Paris, Seuil, 1978) ; celle qui se dégage de tout groupe social dominant à l’égard des femmes. Visiblement, les auteurs du rapport, pris par l’obligation d’un constat empirique concernant les inégalités genrées supportées par les sages-femmes, donnent, dans la note 40, page 22, le ton d’un machisme qui ne saurait se retenir plus longtemps. Ainsi, par la voix des gynécologues, une vision masculine du monde s’y dévoile avec éclat lorsqu’il est écrit : « Toutefois, les gynécologues représentent l’autorité médicale, intellectuelle et morale, construisent les connaissances sur la grossesse et les accouchements et définissent le principe de fonctionnement des maternités. »
Ni lapsus, ni acte manqué, ni même maladresse, dans cette déclaration, mais bien l’implacable proclamation de la persistance d’un patriarcat qui veut imposer sa propre conception de ce qu’il en est de l’autonomie des sages-femmes et, partant, de celles des femmes. Car ne nous y trompons pas, l’émancipation des sages-femmes cache l’émancipation possible des femmes. Celle de leur santé ainsi que la réappropriation de la naissance, tenant compte de leurs propres savoirs, compétences et ressources, en dehors de toute stigmatisation par la pathologie ou le risque. De sorte que les demandes des sages-femmes rejoignent celles des femmes pour des lieux de naissance alternatifs, avec les maisons de naissance, l’accompagnement de l’accouchement à domicile et des parcours de santé dans le suivi des femmes, indépendant des parcours à connotation négative qui sont centrés sur l’absence de pathologie.
« La culture médicale n’a eu de cesse de prendre le corps masculin comme référence et de mettre les femmes sous le pouvoir du corps médical »
Cette note 40 du rapport de l’IGAS se prononce autant sur l’infériorité médicale, intellectuelle et morale des sages-femmes que sur celle des femmes, conférant à ce texte la palme du patriarcat. Alors tout continuerait à être décidé, prétendument pour le bien des sages-femmes et des femmes, selon l’habituelle vision masculine du monde et sous couvert de magistère moral de la science et de la médecine, venus remplacer, selon la sociologue Ivana Löwy le magistère religieux (L’Invention du naturel : les sciences et la fabrication du masculin et du féminin, Editions des Archives contemporaines, 2000).
C’est l’éternel retour du patriarcat dans la culture médicale, qui n’a eu de cesse de prendre le corps masculin comme référence et de mettre les femmes sous le pouvoir du corps médical, comme le rapportent les travaux de l’éminente historienne de la naissance Yvonne Knibiehler.
L’émancipation des sages-femmes concerne ni plus, ni moins, l’émancipation des femmes. Le droit d’être autonome, le droit d’avoir « à travail égal, un salaire égal », le droit de se former et de décider par elles-mêmes : ce sont là de longues batailles. Il en fut de même pour le droit de vote, remis et reporté pendant plus de vingt ans. Et c’est ce que vivent les sages-femmes dans leurs revendications, où chaque mouvement social est suivi d’une décision gouvernementale venant pérenniser leur condition.
Les asperges plutôt que le vote des femmes
A titre de comparaison, bien que, dès 1919, les députés avaient admis le droit de vote pour les femmes, en 1931, les sénateurs continuaient à tergiverser au nom de leur magistère intellectuel et moral, tout empreint de misogynie patriarcale. Lors de la séance du 11 novembre, l’ajournement est voté, comme d’habitude, depuis plus de dix ans. En revanche, du haut de leur magistère, les sénateurs maintiennent à l’ordre du jour une proposition, à leurs yeux autrement plus fondamentale et urgente : l’augmentation des droits de douane sur les conserves d’asperges (JO, Sénat, p. 1848). Quant aux femmes, elles attendront 1945 [2].
La question, pour les sages-femmes comme pour les femmes, s’adresse maintenant au gouvernement. Va-t-il considérer qu’il est urgent d’attendre, voire de tergiverser avec ces demandes récurrentes ? Ou saura-t-il, cette fois, faire fi des asperges comme du magistère autoproclamé autant que désuet, face aux inégalités et aux discriminations structurelles enracinées dans ces rapports sociaux de pouvoir entre hommes et femmes ? C’est l’ampleur des défis posés à une société où persistent de fortes relations de subordination pour les femmes, alors qu’elle ne cesse d’invoquer l’égalité des droits et la démocratie. Afin que, sans régression aucune, les sages-femmes et les femmes soient enfin entendues.
Claudine Schalck
Sage-femme et psychologue