Elle se nomme bell hooks, sans majuscule, pourquoi ? De son vrai nom Gloria Jean Watkin, elle a décidé de s’appeler bell hooks. Se renommer est pour beaucoup de femmes noires étasuniennes le début de l’émancipation, de l’auto-affirmation de soi en échappant aux noms que les anciens maîtres d’esclaves avaient donnés à leurs ancêtres, c’est le début de la conquête de l’estime de soi et de sa personnalité.
A 66 ans, elle est l’autrice d’une quinzaine d’ouvrages dont seuls deux sont traduits en français. Sa première œuvre, Ne suis-je pas une femme ? Femmes noires et féminisme, écrit à l’âge de 19 ans est d’une maturité étonnante sur les problèmes du féminisme et du racisme anti-noire. Le titre de ce livre reprend une phrase de Sojourner Truth, une ex-esclave, prononcé lors d’un discours en 1852 à la Convention pour les droits des femmes à Akron, Ohio. Ce discours mérite d’être connu. Il est constitutif de la culture de toutes les militantes noires américaines et rajouterions-nous volontiers de tou.t.es personnes qui visent en pensée et en action l’égalité et la justice sociale :
« Bon, les enfants, quand il y a autant de raffut quelque part, c’est qu’il y a quelque chose de chamboulé. Je crois qu’entre les Noir.e.s du Sud et les femmes du Nord, qui parlent tou.t.e.s de leurs droits, l’homme blanc va bientôt être dans le pétrin. Mais de quoi parle-t-on au juste. Cet homme dit que les femmes doivent être aidées pour monter en voiture et soulevées pour enjamber un fossé et avoir la meilleure place un peu partout. Jamais personne ne m’a aidé à monter en voiture ou à enjamber un fossé ou ne m’a cédé la meilleure place ! Ne suis-je pas une femme ? Regardez-moi, regardez mon bras ! j’ai labouré, planté, engrangé et nul homme ne pouvait me surpasser ! Et ne suis-je pas une femme ? Je pouvais travailler et manger comme un homme – quand je le pouvais – et supporter autant le fouet ! Et ne suis-je pas une femme ? J’ai mis cinq enfants au monde, pour les voir presque tous vendus comme esclaves. Et quand j’ai hurlé ma douleur de mère, Jésus seul m’a entendue ! Et ne suis-je pas une femme ? »
Dans Ne suis-je pas une femme ? Femmes noires et féminisme elle examine la situation des femmes noires étasuniennes pour les encourager à la lutte pour dépasser leur peur : « Je sais que leur peur vient du fait qu’elles nous ont vues nous faire piétiner, violer, maltraiter, assassiner, ridiculiser et moquer. Seul un petit nombre de femmes noires a ravivé l’esprit de la lutte féministe qui faisait vibrer les cœurs et les esprits de nos sœurs du XIXe siècle. Nous femmes noires qui défendons l’idéologie féministe, sommes des pionnières. Nous ouvrons un chemin pour nous-mêmes et pour nos sœurs. Nous espérons que lorsqu’elles nous verront atteindre notre but – ne plus être opprimées, être reconnues, ne plus avoir peur – cela leur donnera du courage et qu’elles nous suivront. » La perspective s’élargit à l’humanité entière dans la deuxième œuvre traduite : De la Marge au Centre Théorie féministe. Ce dont nous avons besoin, écrit-elle c’est d’une théorie qui parle à tout le monde car ce qui est visé c’est un changement de vie pour le meilleur dans un monde où la paix, la liberté et la justice prévaudront. Voilà un vaste programme, comment l’accomplir ? Pour comprendre sa perspective nous prendrons un problème parmi d’autres qu’elle examine celui de la violence. Comment éradiquer la violence faite aux femmes ? Voici comment elle résume ses analyses et ses propositions : « Pour que la lutte féministe contre les violences faites aux femmes soit durable, il est essentiel de la voir comme une partie d’un mouvement plus global visant à mettre fin à la violence. Jusqu’ici, le mouvement féministe s’est avant tout concentré sur la violence masculine et a par conséquent donné du crédit aux stéréotypes sexistes selon lesquels les hommes sont violents et les femmes ne le sont pas, les hommes sont des agresseurs et les femmes des victimes. Ce mode de pensée nous permet d’ignorer l’ampleur avec laquelle dans cette société, les femmes (aux côtés des hommes) valident et perpétuent l’idée qu’il est acceptable qu’une personne ou un groupe dominant maintienne son pouvoir sur les dominé.e.s par l’usage coercitif de la force. Cela nous permet de fermer les yeux sur l’étendue avec laquelle les femmes exercent de l’autorité coercitive sur les autres ou agissent avec violence. Le fait que les femmes ne commettent a priori pas d’actes de violence aussi souvent que les hommes n’invalide en rien la réalité de la violence des femmes. Nous devons voir à la fois les hommes et les femmes comme des groupes sociaux qui justifient l’usage de la violence si nous voulons pouvoir l’éliminer. »
On ne peut qu’admirer ce qu’il faut bien dénommer la perspective d’un humanisme complet dans cet extrait. La violence est contextualisée par bell hooks qui souligne qu’il y a une idée acceptée par tous, à savoir que nous pensons qu’est valide la violence lorsqu’il s’agit de celle d’un groupe dominant, celle de l’État par exemple selon Max Weber. Celui-ci détiendrait le monopole de la violence légitime. Il est clair que pour elle, il n’y a pas de violence légitime si nous voulons des relations humaines de sororité et de fraternité. Ses analyses et positions ont ainsi une portée universelle. Pour éradiquer la violence, il faut commencer par ne plus la justifier, fût-ce savamment !! L’actualité de cette pensée ne concerne pas seulement le mouvement me too, mais aussi les débats actuels sur la violence de l’État envers les Gilets Jaunes et réciproquement. On ne peut mieux conclure qu’en lui laissant une fois de plus la parole et en invitant tou.t.es à se plonger dans ses écrits qui sont d’une grande facilité de lecture.
« Pour redynamiser la lutte féministe, pour nous assurer que nous nous dirigeons bien vers un avenir féministe, nous avons encore besoin et toujours besoin d’une théorie féministe qui parle à tout le monde, et qui fasse savoir à chacun.e que le mouvement féministe peut changer sa vie pour le meilleur. Cette théorie, comme l’analyse qui est proposée dans De la marge au centre, Théorie féministe, remettra toujours en question nos croyances, nous bousculera, nous énervera, déplacera nos paradigmes, changera notre façon de penser, nous fera changer d’avis et de direction. C’est bien là l’effet d’une révolution. Et la Révolution féministe est bien ce dont nous avons besoin si nous voulons vivre dans un monde sans sexisme, où la paix, la liberté et la justice prévalent, où il n’y aura pas de domination. Si nous suivons le chemin féministe, c’est là qu’il nous mènera. »
Jean-Paul Leroux