C’est par hasard qu’il est arrivé dans cette clairière la première fois, en suivant un chemin de terre au milieu des cannes à sucre. Hakeem Ward se souvient d’un panneau sous lequel quelqu’un avait laissé une offrande. “D’après ce panneau, je me trouvais dans un cimetière d’esclaves, raconte-t-il. En cherchant sur Internet, on a compris que c’était l’un des plus grands dans le monde occidental.”
Hakeem Ward, 24 ans, vit non loin d’ici. De chez lui, il voit les eaux turquoise qui bordent la côte sud de la Barbade, mais jusque-là, il ignorait tout du cimetière Newton, où sont inhumées dans des tombes anonymes environ 570 personnes réduites en esclavage. Il précise d’ailleurs qu’à l’école, l’histoire de l’esclavagisme sur l’île est à peine abordée. “On a appris plein de choses sur Christophe Colomb, sur le fait qu’il a découvert et colonisé le monde.”
Mais le passé s’agite encore et ne se laisse pas oublier. Des chiens disparaissent parfois dans les broussailles et reviennent avec des crânes et d’autres vestiges, affirme le jeune homme. Lui et ses amis évitent de traîner près du site. “Avec l’énergie spirituelle du lieu, on ne veut pas voir quoi que ce soit, précise-t-il. Car on voit des choses et on préfère s’en passer tant que possible.”
Répudiation de la monarchie
Dans la soirée du 29 novembre, la République de la Barbade a été proclamée. La reine Élisabeth II était jusqu’alors chef d’État de cette nation, qui est la première à se séparer de la Couronne en près de trente ans. La transition, amorcée en 2020 pendant les grands mouvements sociaux inspirés par Black Lives Matter, s’est déroulée à l’amiable et en présence du prince Charles. On peut toutefois s’étonner qu’elle ait eu lieu plus de vingt ans après la recommandation d’une commission gouvernementale.
À n’en pas douter, c’est une répudiation de la monarchie britannique. Cette démarche accompagne le renforcement des liens avec les pays africains dont la majorité des Barbadiens sont issus et la demande récurrente de réparations au gouvernement britannique, pour ses crimes du passé. Si l’objectif est d’émanciper l’avenir, beaucoup espèrent aussi que cela apaisera les fantômes tourmentés du passé.
À l’approche de la haute saison touristique, la Barbade enregistre un nombre sans précédent de cas de Covid-19. Les masques sont omniprésents, et de nombreux supermarchés et institutions ont installé d’imposantes machines pour contrôler la température des visiteurs. Les touristes affluent malgré tout, attirés par les célèbres attributs de l’île de 300 000 habitants, la plus à l’est des Caraïbes : des plages magnifiques, un arrière-pays luxuriant et un climat agréable.
Une espérance de vie moyenne de 18 ans dans les plantations
Ce sont ces qualités qui en ont fait l’endroit parfait pour tester une nouvelle forme de capitalisme au XVIIe siècle. La production du sucre est harassante et pendant des siècles, cette denrée a été réservée aux Européens les plus riches. À la Barbade, la canne à sucre s’est particulièrement plu grâce aux sols fertiles, et l’absence de relief escarpé a par ailleurs permis de créer de vastes plantations.
Mais c’est le perfectionnement d’une troisième innovation – l’asservissement d’Africains pour les faire travailler dans les champs – qui a déclenché une “révolution du sucre”. L’Angleterre s’est ainsi prodigieusement enrichie, et son modèle n’a pas tardé à gagner toute l’Amérique.
Requalifiés en biens mobiliers dans le droit britannique, les hommes, les femmes et les enfants qui travaillaient dans les champs à la Barbade ont subi des sévices inimaginables. Selon la première étude systématique de la santé des personnes inhumées au cimetière Newton, l’espérance de vie moyenne était de 18 ans. La vie des femmes aurait été particulièrement terrible : leur âge moyen au moment du décès s’est révélé le plus bas au monde, par rapport à d’autres recensements comparables.
L’histoire enveloppée dans le silence
Avant la pandémie, plus d’un million de personnes venaient à la Barbade chaque année, et la majorité d’entre elles n’étaient jamais confrontées à ce passé. Une statue solitaire commémore l’émancipation, au centre d’un rond-point très fréquenté : l’homme représenté est identifié comme étant Bussa, leader d’une tentative de révolte au XIXe siècle. Ses chaînes brisées pendent de ses poings levés.
Des siècles après l’abolition de l’esclavage, l’histoire inavouable de l’île a été enveloppée dans “une sorte d’indifférence, une sorte de silence”, se souvient Esther Phillips, la poétesse officielle de la Barbade. Selon elle, cette attitude est en partie liée à un sentiment de culpabilité et de honte chez ceux qui avaient été libérés. “Qui voudrait revivre son traumatisme après en avoir réchappé, du moins en apparence ?”
Cet étouffement a été transmis d’une génération à l’autre, et il a été consolidé par le programme scolaire colonial, qui, selon certains, mérite encore des réformes. “Je n’ai jamais su qu’il existait une histoire antillaise ou caribéenne, insiste Esther Phillips. Je ne connaissais que les rois et les reines d’Angleterre.”
Une prudence pragmatique
Depuis l’indépendance de la Barbade, en 1966, des efforts ont été faits pour regarder le passé en face et comprendre en quoi il conditionne l’avenir, mais les initiatives ont toujours été timides. Dans les années 1970, une commission gouvernementale a envisagé la proclamation d’une république et a rendu un avis négatif, dans la mesure où des expériences dans d’autres États caribéens, le Suriname [vis-à-vis de la couronne néerlandaise] et le Guyana, par exemple, avaient abouti à des régimes autoritaires et à l’instabilité.
Même les dirigeants barbadiens qui voulaient se séparer de la monarchie britannique ont reconnu qu’ils vivaient encore dans le monde créé par le colonialisme, dont l’économie était complètement dépendante des touristes britanniques en quête de soleil.
“Ils craignaient, à juste titre je crois, que la nouvelle ne soit pas bien accueillie et que les touristes s’entendent dire au Royaume-Uni : ‘Attendez un peu avant d’aller à la Barbade, car il faut être sûr de leur stabilité politique’”, fait valoir Melanie Newton, professeure d’histoire à l’université de Toronto.
Cette prudence était aussi pragmatique : la Barbade construisait une société qui, en tout état de cause, était une grande réussite, comme en témoignent ses indicateurs de développement, qui figurent parmi les meilleurs dans les pays autrefois colonisés. C’était un bond considérable par rapport aux conditions de vie miséreuses qui étaient la règle durant les dernières décennies de domination britannique. “La Barbade a une Fonction publique très solide, un excellent système scolaire, un très bon système de santé, explique Melanie Newton. Et une grande partie de cette infrastructure est financée par le tourisme, les entreprises étrangères et les banques d’affaires.”
“Je n’avais pas le droit de venir ici”
[Pour la cérémonie du 29 novembre], une estrade a été construite et peinte au centre de Bridgetown, sur la place des héros nationaux, autrefois appelée Trafalgar. Les bâtiments coloniaux alentour, y compris le Parlement de style gothique, le troisième plus ancien au monde, ont été décorés aux couleurs nationales : or et bleu outremer. Au centre de la place se trouve un grand piédestal vide.
L’année 2020 a bouleversé le monde entier. La Barbade n’a pas fait exception, et c’est pendant cette année que le gouvernement a enfin proposé l’établissement d’une république, promise il y a plusieurs décennies et toujours repoussée.
Alexander Downes devait faire des études en Australie, mais il est resté coincé à la Barbade en début d’année quand les frontières ont été fermées sans préavis. À Bridgetown, il passait devant la place des héros nationaux, où il voyait la statue de l’amiral anglais Horatio Nelson, installée à cet endroit depuis 1813.
À 32 ans, Alexander Downes fait partie de la première génération qui n’a pas vécu l’époque coloniale à la Barbade ou les difficultés des premières années d’indépendance. Lui et ses amis hésitent moins à remettre en cause ce que leurs parents voyaient comme une évidence, précise-t-il. “Parfois, je discutais avec mon père quand on passait à certains endroits, et il me disait : ‘Tiens, quand j’étais petit, je n’avais pas le droit de venir ici.’ Et moi, je tombais des nues.”
La statue de Nelson d’abord tournée
Il faut notamment citer la place de choix accordée à Nelson, défenseur de l’esclavagisme britannique, dont la statue en bronze avait déclenché des manifestations modestes il y a déjà plusieurs décennies. En 1990, le gouvernement a proposé comme solution de pivoter la statue pour qu’elle tourne le dos à la ville. “Le compromis n’a pas consisté à se débarrasser de la statue, souligne Alexander, mais littéralement à la tourner.”
Au printemps 2020, les manifestations issues du mouvement Black Lives Matter se sont répandues dans le monde entier, y compris à la Barbade, et Alexander a senti que dans sa société prudente, quelque chose était en train de changer. Après avoir consulté ses amis, il a publié une pétition pour exiger le déboulonnage de Nelson.
En peu de temps, elle a engrangé plus de 10 000 signatures et a fini par donner lieu à des réunions avec des représentants du gouvernement. Des mois plus tard, il a été décidé que Nelson serait déboulonné en novembre 2020 et réinstallé dans un musée.
“Tu devrais respecter l’histoire”
Certains ont émis des objections, y compris au sein de la population ayant des racines en Afrique (plus de 90 % des Barbadiens). Ils ne voulaient pas qu’Alexander touche au passé. “Eux me disaient : ‘Pourquoi veux-tu bouger cette statue qui était là bien avant ta naissance ? Tu devrais respecter ton histoire.’ Et je leur répondais : ‘Dans dix ans, mes actions d’aujourd’hui feront aussi partie de l’histoire.’”
À la cérémonie organisée pour déboulonner la statue, la Première ministre de la Barbade, Mia Mottley, a déclaré que l’hommage au héros de Trafalgar était “une façon d’affirmer leur pouvoir et leur domination”. Elle a montré à la foule son écran de téléphone où apparaissait une photo de Bob Marley, “pour toujours me rappeler que notre génération a pour mission l’émancipation mentale de notre peuple”.
Il semble que Mia Mottley ait senti le vent tourner. Le jour où la statue a été déboulonnée, son gouvernement a annoncé qu’un an plus tard, la reine d’Angleterre ne serait plus chef d’État de la Barbade, qui élirait un ou une présidente.
Craintes liées à la fin de règne d’Élisabeth II
Les monarchistes craignent depuis des années que la fin du règne d’Élisabeth Windsor pousse un nouveau groupe d’anciennes colonies à exiger leur propre chef d’État. L’exemple de la Barbade porte à croire que cette menace, du moins dans les Caraïbes, est apparue dans les années 2010, quand la jeune génération a commencé à ruminer cette question.
Alexander n’y va pas par quatre chemins quand on lui demande ce qu’incarne la monarchie britannique à ses yeux. “Ça m’évoque un temps où les personnes qui me ressemblent étaient considérées comme un outil permettant de créer des richesses, explique-t-il. Ils n’étaient ni humains ni citoyens sous ce régime.”
Au coucher du soleil, avant que les voitures de l’autoroute voisine n’allument leurs phares, la vue surplombant le cimetière Newton est sans doute à peu près la même qu’il y a trois cents ans. La cheminée en pierre de la raffinerie est encore là. On voit toujours la mer au loin et de grands champs de canne à sucre à perte de vue.
Le lieu de sépulture est un espace dégagé, outre quelques bancs installés récemment sur son pourtour, et les rangées de bougainvilliers et de crotons qui longent le périmètre. Ils viennent d’être plantés, certains sont encore des semis, minuscules par rapport aux cannes des champs voisins. Peu à peu, ils s’enracinent.
Michael Safi
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