Nos codes pénaux ne sanctionnent plus les conduites visant des entités divines mais seulement ce qui porte directement atteinte à l’intégrité des personnes. La loi envisage ces personnes soit pour elles-mêmes, comme des sujets de droit protégés contre les atteintes à leur intégrité physique, psychique, ou juridique ; soit parce qu’elles entrent dans des catégories sociales qui sont victimes de discriminations reconnues — vieillards, femmes, enfants, homosexuels, colonisés, esclaves, noirs…
La discrimination religieuse peut bien sûr figurer dans cette liste, mais à une condition expresse. La victime doit démontrer qu’elle a subi une atteinte directe à son intégrité physique, psychique, ou juridique : on l’a battue, harcelée au travail, insultée dans la rue ; on a refusé de lui louer un logement, de lui donner une promotion ou un emploi… du seul fait qu’elle est catholique, sikh, bouddhiste ou musulmane.
Depuis les années 80, un nouveau motif de plainte judiciaire a fait son apparition : des « victimes » invoquent une « offense » faite à leurs « sentiments religieux ». Elles assurent que telle affiche, tel film, telle caricature, tel article de journal, tel livre… « blesse leurs sentiments religieux ». Même en France, où le droit pénal s’est considérablement détaché de la religion et des notions rattachées à l’idée de péché — superstition, blasphème, hérésie, sacrilège… —, des juges ont commencé à accepter cette nouvelle incrimination.
Ainsi, en 2005, quand l’association Croyances et Libertés, représentant l’épiscopat français, a fait interdire la campagne publicitaire de la firme de prêt-à-porter Marithé et François Girbaud, qui détournait le tableau de Léonard de Vinci, La Cène. Deux juges successifs, en référé puis en appel, ont estimé que cette publicité constituait « un acte d’intrusion agressive et gratuite dans les tréfonds des croyances intimes », et qu’elle faisait « gravement injure aux sentiments religieux et à la foi des catholiques ». De manière implicite, ces jugements constituaient « les catholiques » en une catégorie sociale victime de discrimination. Il fallut un arrêt de la Cour de Cassation, en novembre 2006, pour que l’évidence juridique soit rétablie : la campagne publicitaire des Girbaud « n’avait pas pour vocation d’outrager les fidèles de confession catholique, ni de les atteindre dans leur considération en raison de leur obédience, et ne constituait pas d’injure, d’attaque personnelle et directe dirigée contre un groupe de personnes en raison de leur appartenance religieuse. Elle relève de la liberté d’expression. » Dans cet arrêt, les juges de la Cour de cassation se sont bornés à passer en revue les critères de discrimination et à démontrer que la publicité des Girbaud n’en relevait pas. Dès lors, elle était protégée par le droit à la liberté d’expression.
Tout au long du débat dans la presse, des dignitaires de l’Eglise catholique avaient invoqué un « droit au respect de leurs croyances » qui serait une composante essentielle de leur « droit à la liberté religieuse ». Rappelons qu’en droit français la liberté de religion consiste, en tout et pour tout, à librement exercer et exprimer sa foi. Rien, dans le code pénal, n’ordonne le « respect des croyances » : les idées religieuses, comme toutes les opinions, s’exposent à la critique en vertu du droit à la liberté d’expression.
Il en va de même pour l’« offense aux sentiments religieux », qui n’a encore, dieux merci, aucune réalité juridique. En effet, invoquer le respect de mes sentiments religieux, ce serait les intégrer à la dignité de ma personne. Or un sujet de droits civiques — un citoyen —, ne peut pas étendre son exigence de dignité jusque là, car l’atteinte aux « sentiments religieux » n’est ni un préjudice matériel (physique) ni un préjudice moral (comme dans le cas du harcèlement moral). Quand des croyants évoquent leurs « sentiments » religieux, ils signifient que la critique les atteint au plus profond d’eux-mêmes, dans leur adhésion à ce qu’ils considèrent comme plus important que leur vie (ils pourraient mourir pour défendre l’honneur du christianisme, ou celui du Prophète). En somme, ils imposent à tous les citoyens leur ontologie particulière, selon laquelle c’est l’ordre divin et non le droit humain qui fonde la personne, et ils posent que le fait de ne pas l’admettre équivaut à les insulter.
La récente affaire des « caricatures de Mahomet » a montré à quel point les souffrances des croyants peuvent être intenses et les conduire à des extrémités catastrophiques. Nous autres, laïques, ne pouvons pas nous borner à rejeter ces souffrances sous prétexte qu’elles ont été manipulées, ou qu’elles sont inauthentiques. Mais nous pouvons opposer quelques arguments aux « victimes » de ce « préjudice » qui accepteraient de débattre.
D’abord, toutes les religions – et l’islam comme les autres — font une place essentielle à la liberté humaine. Ne pas l’admetttre, c’est être un fanatique, et non pas un croyant.
Ensuite, si l’on introduisait dans le droit pénal un grief d’« atteinte aux sentiments » (c’est-à-dire aux convictions les plus intenses de chacun), l’institution judiciaire serait vite engorgée. Car les croyants respectueux de la liberté humaine, les laïques, les démocrates, les libéraux, les partisans du pluralisme des convictions…, intenteraient à leur tour des procès aux fanatiques.
Enfin, ceux qui détiennent le pouvoir judiciaire seraient contraints de trancher entre ces convictions antagonistes, et rien ne garantit aux fanatiques qu’ils seraient les seuls à profiter de l’autoritarisme généralisé qui s’ensuivrait.
Somme toute, ces lignes espèrent démontrer aux croyants que la liberté d’expression est la meilleure protection imaginable pour leurs « sentiments religieux ». Et aux laïques, que leur sympathie pour les souffrances des croyants les conduit, en réalité, à ne défendre parmi eux que les seuls fanatiques.