« Qui est votre leader spirituel, est-ce le 14e Dalaï-lama ? – C’est Xi Jinping », répond en souriant un moine tibétain à un journaliste autorisé à se rendre à Lhassa, capitale de la Région autonome spéciale (RAS) du Tibet, à l’occasion des 70 ans de l’annexion du Tibet par la Chine, en juin dernier. Dans chacun des monastères visités par le journaliste, aucun portrait de l’actuel Dalaï-lama, Tenzin Gyatso, n’est visible. Cette ancienne coutume largement répandue est désormais interdite par les autorités chinoises. À leur place, trône bien en vue le visage paisible du secrétaire général du Parti communiste chinois (PCC), Xi Jinping. Ces rares témoignages de la vie et des pratiques religieuses au Tibet, mis en scène par les autorités, illustrent la mainmise du pouvoir sur le bouddhisme tibétain et le traitement réservé à son leader spirituel.
« Le Tibet réintègre la Chine »
Le 14e Dalaï-lama est le principal témoin de la politique religieuse menée par la Chine communiste au Tibet depuis son invasion militaire en 1950. Né en 1935 dans la région tibétaine de l’Amdo, actuelle province du Qinghai, il est reconnu à 2 ans comme la réincarnation du 13e Dalaï-lama par les membres de la mission chargée d’identifier son successeur. Ceux-ci ont été guidés à son village grâce à des rites traditionnels tels que la divination et l’interprétation de signes surnaturels. À leur arrivée, l’enfant qui parlait pourtant le dialecte de l’Amdo se serait adressé aux membres de la mission dans la langue de Lhassa qu’utilisait le 13e dalaï-lama. Il aurait ensuite su identifier des objets ayant appartenu à son prédécesseur. Conformément aux croyances bouddhiques tibétaines, ces différents signes étaient la preuve que le jeune enfant était bel et bien la réincarnation du Dalaï-lama, c’est-à-dire du bodhisattva de la compassion Avalokiteshvara, la figure spirituelle et politique la plus importante du bouddhisme tibétain. L’enfant est ensuite emmené à Lhassa pour y recevoir une éducation monastique.
À l’époque, le Tibet est un État indépendant de facto qui a rompu ses liens avec la Chine depuis 1912, suite à l’avènement de la République de Chine. En novembre 1950, alors que l’invasion du territoire tibétain par l’Armée populaire de libération (APL) a commencé depuis un mois, le Dalaï-lama est intronisé chef spirituel et temporel du Tibet et de son gouvernement. Après de longues négociations, ses représentants signent en 1951 un accord avec la Chine. Cet accord, dit en 17 points, stipule expressément que « le Tibet réintègre la Chine » et que ses affaires extérieures et militaires reviennent aux mains des Chinois. Il reconnaît également le particularisme religieux de la région et promet que « les autorités chinoises n’altéreront pas les statuts, fonctions, et pouvoirs reconnus au Dalaï-lama ». Conscientes de l’importance des institutions bouddhiques dans la société tibétaine, les autorités chinoises veulent montrer qu’elles respectent cette religion et son chef spirituel pour espérer un soutien des élites locales.
Cette relative protection des institutions bouddhistes tibétaines prend toutefois fin avec la réforme agraire qui s’attaque en 1958 aux privilèges fonciers des monastères. De nombreuses révoltes populaires sont matées dans le sang. Les moines et les maîtres spirituels réincarnés sont persécutés sous l’accusation d’avoir « exploité le peuple ». Face à une telle situation, le Dalaï-lama est contraint de s’exiler en Inde en 1959, où des dizaines de milliers de Tibétains le suivent pour s’installer à Dharamsala, nouveau siège de l’administration centrale tibétaine. À l’inverse, la situation de ceux qui sont restés au Tibet continue d’empirer, si bien que l’ONU dénonce à trois reprises la « violation persistante » des droits et libertés du peuple tibétain et de son particularisme religieux. Et ce, avant même la Révolution Culturelle (1966-1976), pire épisode de la persécution religieuse en Chine qui visa à « éradiquer toute forme de religion », selon le sinologue slovaque Martin Slobodnik [1].
« Le plus jeune prisonnier politique au monde
Après les atrocités de la période maoïste, le gouvernement chinois renoue le dialogue avec le Dalaï-lama et libère d’importantes figures religieuses qui participent alors à la revitalisation du bouddhisme tibétain. Parmi eux, figure le 10e Panchen-lama, appartenant à la deuxième lignée de réincarnation la plus importante derrière le Dalaï-lama. Il est libéré en 1977 puis nommé à des fonctions publiques d’apparat, ce qui permettait aux autorités chinoises de mettre en avant sa loyauté et de légitimer leur politique d’intégration régionale. Sa mort soudaine en 1989 va mener à la recherche de l’une des premières réincarnations de haut rang ayant lieu depuis la Révolution Culturelle, qui a brutalement interrompu cette tradition essentielle au bouddhisme tibétain.
La tentative d’identification de son successeur quelques années plus tard témoigne du contrôle que la Chine continue d’exercer sur les institutions religieuses et de l’échec de sa politique auprès des Tibétains. En 1995, plusieurs enfants sont présélectionnés par une équipe chargée de trouver la nouvelle réincarnation du Panchen-lama. En contact avec cette équipe de moines, le Dalaï-lama reconnaît depuis l’exil le jeune Gedhun Choekyi Nyima comme nouvelle émanation du Panchen-lama. N’ayant eu son mot à dire sur cette décision, le gouvernement chinois s’y oppose en vertu d’un accord de 1793 signé à l’époque de la dynastie mandchoue des Qing. Selon ce vieil édit dépoussiéré par le régime chinois, les rites religieux imposent que la nomination soit officialisée lors d’un « tirage au sort dans l’urne d’or » au temple Jokhang à Lhassa. Or, le tirage au sort, opportunément organisé par les autorités communistes, aboutit à la désignation d’un autre enfant, Gyancain Norbu. En parallèle, l’enfant adoubé par le Dalaï-lama et l’ensemble de la communauté tibétaine est enlevé par les autorités chinoises. Âgé de six ans, il devient alors « le plus jeune prisonnier politique au monde » d’après Amnesty International. Vingt-sept ans plus tard, les appels réclamant sa libération n’ont toujours pas été entendus par Pékin, qui affirme sans jamais présenter la moindre preuve qu’il mènerait une « vie normale ».
« Marionnette aux ordres du PCC »
Cette tragique configuration pourrait se répéter à l’occasion de la nomination du prochain Dalaï-lama. Car le Parti communiste entend bien avoir le dernier mot. L’Administration étatique des Affaires religieuses a pris les devants et promulgué en 2007 le premier document officiel déterminant en détail la procédure à suivre pour désigner une réincarnation : chaque étape du processus, de la présélection au tirage au sort final, doit être supervisée par les autorités et c’est au Conseil des Affaires d’État qu’il revient la charge d’approuver ou non la nomination des futurs Dalaï-lamas et Panchen-lamas. De plus, aucune ingérence de la part d’une organisation ou d’un individu étranger ne doit venir troubler la procédure, selon ce texte qui vise à demi-mot la communauté tibétaine en exil et son gouvernement.
Telle est la pire crainte du régime chinois : la reconnaissance d’un autre Dalaï-lama que celui du PCC par la communauté tibétaine. Or, c’est traditionnellement le Panchen-lama qui a la responsabilité d’identifier sa réincarnation. Cela expliquerait que « la vraie raison derrière l’enlèvement du 11e Panchen-lama par le gouvernement chinois serait de s’assurer qu’il choisira lui-même le prochain Dalaï-lama », comme l’a déclaré le président du gouvernement tibétain en exil, Penpa Tsering, lors d’une conférence à Genève en novembre dernier.
Pour parer à cette éventualité, le Dalaï-lama, âgé de 86 ans, laisse planer le doute sur sa propre réincarnation. « Seule la personne qui se réincarne a l’autorité légitime pour déterminer [les modalités de sa] réincarnation », a-t-il estimé en 2011, avant d’ajouter qu’il pouvait si nécessaire mettre fin à son cycle de renaissance. « Si la question tibétaine n’est toujours pas résolue, le Dalaï-lama a annoncé que sa réincarnation verrait le jour en dehors de la Chine, peut-être en Inde », a précisé Dolma Tsering, une bouddhiste tibétaine exilée interrogée par Asialyst. Elle estime que « dans un cas similaire à celui du Panchen-lama où il y aurait deux enfants reconnus comme Dalaï-lama, les Tibétains et la communauté internationale n’accepteront pas celui qui a été choisi par le gouvernement chinois, tout comme ils l’ont fait avec l’actuel Panchen-lama. Celui-ci ne serait rien d’autre qu’une marionnette aux ordres du PCC. »
Cette ingérence de Pékin sur le processus de réincarnation et le sort qui serait réservé à un Dalaï-lama non reconnu par la Chine est également redoutée par la communauté internationale. En 2020, le chef de la diplomatie européenne, Josep Borrell, a appelé au respect des pratiques religieuses en dehors de toute interférence politique. Les États-Unis sont allés encore plus loin en votant quelques mois plus tard la loi intitulée Tibetan Policy and Support Act. Ce texte prévoit d’éventuelles sanctions économiques et diplomatiques contre des responsables chinois s’ils désignaient par eux-mêmes le Dalaï-lama. « La question de sa succession n’est pas un sujet exclusivement propre au Tibet, il s’inscrit dans le cadre plus large de la politique internationale. Et cela, pour la raison que ses fidèles vivent au Tibet mais également dans le reste du monde », estime Dolma Tsering. Pessimiste, elle reconnaît qu’une confrontation entre les autorités chinoises et la communauté tibétaine exilée semble pour l’heure inévitable. Tout comme un retour probable des tensions entre la Chine et les États soucieux de la liberté de religion après la mort de l’actuel Dalaï-lama.
Gabriel Arnould