Le feu couvait depuis bientôt deux ans, il s’est embrasé à Ibiza. Le 2 janvier, le ministre de l’éducation nationale accordait au Parisien une interview qui a tenu lieu d’annonce d’un énième et ubuesque protocole de rentrée scolaire. Mediapart a révélé, lundi 17 janvier, que l’interview s’est déroulée en visioconférence, avec un ministre aux Baléares.
Avec Ibiza, « il y a, je le reconnais, une symbolique », a reconnu, lucide, Jean-Michel Blanquer lors des questions au gouvernement à l’Assemblée nationale, ce mardi 18 janvier.
L’île festive des Baléares est en effet devenue le symbole du dilettantisme têtu de Jean-Michel Blanquer face au Covid. Avant même nos révélations, l’interview du 2 janvier était déjà un pur exemple de désinvolture. Payante, elle est parue sur le site du Parisien dimanche en fin d’après-midi, sans aucune négociation ni information préalable des partenaires sociaux, un procédé devenu habituel.
Moins de douze heures plus tard, parents, enfants et enseignants étaient jetés dans le bain d’Omicron. La plupart des écoles ont été immédiatement confrontées à de nombreux cas positifs d’élèves et d’enseignants. Les enfants contacts et leurs parents ont formé d’impressionnantes files d’attente, dans le froid, devant les pharmacies et les laboratoires de biologie. Directions et enseignants se sont retrouvés à orchestrer une folle paperasserie d’attestations de tests négatifs à l’entrée des écoles et des classes.
Le ministre de l’éducation nationale a clairement sous-estimé la vague Omicron, en évoquant « plusieurs milliers d’élèves concernés » chaquejour par une contamination. La deuxième semaine de janvier, ce sont en réalité plus de 300 000 élèves qui ont été testés positifs, et 25 000 membres du personnel de l’Éducation nationale.
Le 22 décembre, pourtant, le Conseil scientifique avait alerté le gouvernement sur les risques « pour le fonctionnement de la société dans son ensemble » d’une circulation accélérée et sans précédent du nouveau variant Omicron.
Le Haut Conseil de la santé publique a lui aussi prévenu, dans son avis du 31 décembre, en allégeant les contraintes de dépistage : « Une stratégie de communication adaptée envers la population et les professionnels doit impérativement être définie pour expliquer les enjeux de la situation sanitaire et accompagner les nouvelles recommandations. »
Comment comprendre, en effet, que l’on s’isole moins alors que le virus circule beaucoup plus ?
La faute est là celle du gouvernement tout entier : sans le dire clairement, il a choisi fin décembre de laisser circuler massivement le variant Omicron, pour immuniser un peu plus la population, comptant sur sa moindre sévérité et la protection des vaccins contre les formes graves.
Dans son avis du 31 décembre, le Haut Conseil de la santé publique a dessiné trois nouveaux scénarios de contact-tracing, correspondant à trois phases épidémiques. Le gouvernement a choisi le scénario correspondant à la phase 3, la plus dégradée : une « situation sociale, économique et sanitaire est fortement dégradée avec un risque majeur de perturbations du maintien des activités socio-économiques et sanitaire du fait de l’exclusion d’un nombre important de personnes ».
Dans ce scénario, les cas contacts vaccinés, et les enfants de moins 12 ans, sont désormais autorisés à travailler et à se rendre à l’école, à condition qu’ils se testent régulièrement.
Mais même allégé, le protocole de l’Éducation nationale n’a pas résisté : il a très vite été assoupli, renvoyant la responsabilité du dépistage aux seuls parents munis d’autotests et chargés de rédiger des déclarations sur l’honneur que le test de leur enfant est bien négatif.
Une gestion de la crise sanitaire qui repose tout entière sur des « éléments de langage exaspérants ».
Comble de la désinvolture : l’Éducation nationale n’avait rien prévu pour les enseignants, massivement contaminés eux aussi. Ce n’est que le 6 janvier, lors d’une rencontre musclée avec leurs syndicats, que le ministère a bien voulu concéder une commande de 55 millions de masques chirurgicaux. Ils devraient être distribués… fin janvier, quand la vague Omicron aura sans doute amorcé sa décrue. Mais c’est une avancée : jusqu’ici, les enseignants n’avaient eu droit qu’à des masques en tissu, moins protecteurs.
Depuis des mois, les syndicats d’enseignants dénoncent une gestion de la crise sanitaire qui repose toute entière sur des « éléments de langage exaspérants » du ministre, fustige par exemple le Snes-FSU. C’est aujourd’hui « l’école ouverte », sur laquelle doivent méditer les 300 000 enfants positifs, isolés chez eux sans aucune continuité pédagogique, ou les élèves des 25 000 enseignants positifs, qui n’ont pour la plupart pas vu l’ombre d’un remplaçant promis par le ministre.
Quand le virus fauchait mille vies par jour, le ministre avait un autre credo, répété ad nauseam : « On se contamine moins à l’école que dans le reste de la société. » Il l’affirmait par exemple au printemps dernier, au pic de la troisième vague, quand des établissements scolaires étaient massivement touchés. « Assumer le risque » du Covid lui paraissait alors « peu de chose par rapport à l’importance qu’un enfant ne se déscolarise pas ».
L’épisode des Baléares est cette fois plus burlesque que tragique : grâce à la protection des vaccins, les adultes ont moins à craindre du Covid ; quant aux enfants non vaccinés, ils sont toujours aussi peu touchés par les formes graves du virus.
Parce que jamais il n’a paru prendre au sérieux cette épidémie, ses morts comme le désordre social qu’elle crée, Jean-Michel Blanquer affronte aujourd’hui un mouvement social d’ampleur parmi les enseignants, et une bronca médiatique.
Autre symbole désastreux : le 7 janvier, il a pris le temps d’ouvrir les débats, cette fois en chair et en os, d’un vrai-faux colloque faisant le procès du « wokisme », en partie financé par son ministère, pour défendre un « universalisme pris en tenaille entre revendications identitaires de l’extrême gauche comme de l’extrême droite ».
La société telle qu’elle est, aux prises avec la pandémie mondiale, intéresse peu Jean-Michel Blanquer, le ministre dystopique.
Caroline Coq-Chodorge