En février 2020, la menace d’une crise migratoire avec la Turquie a amené l’Union européenne à serrer les rangs avec la Grèce. Et le soutien de Bruxelles s’est alors traduit par la visite à la frontière des trois principaux dirigeants du club communautaire : le président du Conseil européen, Charles Michel ; la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen ; et le président du Parlement européen, David Sassoli.
Environ un an et demi plus tard, une crise analogue a entraîné la présence en Lituanie et en Lettonie,, les 4 et 5 décembre, de la présidente de la Commission, accompagnée du secrétaire général de l’Otan, Jens Stoltenberg. “Notre message est très clair : l’UE et l’Otan travaillent main dans la main pour contrecarrer ce type d’attaques hybrides”, a souligné von der Leyen lors d’une conférence de presse à Riga.
La responsable politique allemande n’a pas mâché ses mots pour qualifier l’attitude du président biélorusse, Alexandre Loukachenko. La Pologne, la Lettonie et la Lituanie ont été confrontées “à une attaque hybride délibérée, cynique et dangereuse. Une attaque organisée par le régime de Loukachenko”, a accusé la présidente de la Commission.
Bruxelles affirme haut et fort que la Pologne et les pays baltes peuvent compter non seulement sur la solidarité de leurs partenaires européens, mais aussi, le moment venu, sur leur soutien militaire.
“L’Europe est en danger”
Une chose est sûre, l’escalade des tensions avec le président biélorusse, Alexandre Loukachenko, et son allié de fait, le président russe, Vladimir Poutine, a accentué l’évolution de l’UE vers des positions plus dures sur la scène internationale. Selon des sources communautaires, le recours au soft power – fondé sur la politique commerciale et l’aide au développement – ne suffit plus à affronter un contexte international de plus en plus hostile. Peu à peu, Bruxelles cesse d’être un agneau pour adopter des politiques et un discours de plus en plus belliqueux.
Depuis plusieurs mois, les analyses, rapports et documents internes de l’UE sont truffés d’allusions à la guerre – même si les institutions communautaires, coutumières des euphémismes, recourent à des termes comme “conflit”, “confrontation”, “dispute” ou “contestation”. Mais le haut représentant de l’Union pour les Affaires étrangères et la politique de sécurité, l’Espagnol Josep Borrell, évoque la nouvelle donne sans détours.
“L’Europe est en danger, et les Européens n’en sont pas toujours conscients”, notait Borrell lors d’une récente interview accordée à El País. La mise en place d’une structure militaire européenne, toujours remise à plus tard, et la constitution d’une industrie de l’armement à l’échelle de l’Union, bloquée depuis des années par les inerties nationales, s’annoncent comme les nouvelles avancées d’un club qui forme déjà le plus grand marché intérieur de la planète. Le géant économique aspire maintenant à se doter d’une défense plus solide pour évoluer dans un XXIe siècle où l’ordre international vacille.
“L’UE est entourée d’instabilité et de conflits”, alerte la première version confidentielle de la “boussole stratégique”, un document que les 27 États membres espèrent adopter en mars 2022 et qui définira la nouvelle orientation stratégique de l’UE. “Agressions, annexions illégales, États fragiles, pouvoirs révisionnistes et régimes autoritaires : tout cela forme un contexte dangereux pour l’Union”, lit-on dans le document, qui fait allusion à la guerre de faible intensité que la Russie mène contre l’Ukraine, à l’annexion de la Crimée, à la débâcle en Libye ou au rejet des valeurs occidentales de la part de pays comme la Chine ou la Turquie.
Un retard par rapport aux États-Unis
La politique européenne de défense dispose d’une assise juridique solide depuis l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne (2009), qui a introduit le concept de “capacité militaire et d’armement” à l’échelle communautaire. Le diagnostic sur la vulnérabilité d’un club aux 27 politiques nationales de défense sans coordination et parfois incompatibles entre elles ne date pas d’hier. “Le paysage de la défense en Europe reste fragmenté et manque de cohérence”, soulignait le deuxième rapport annuel sur la coordination de la défense élaboré par l’Agence européenne de défense.
Les dépenses militaires de presque tous les pays européens n’ont cessé d’augmenter depuis 2015, encouragées surtout par les États-Unis, et en réaction à l’agressivité croissante de la Russie. Et depuis 2017, l’UE possède un cadre permanent de coopération ayant pour but de mettre sur pied des projets conjoints dans le secteur de la défense.
Ce mois-ci, elle a lancé 14 nouveaux projets, ce qui porte la liste à 60. Mais des sources communautaires reconnaissent qu’“en matière de capacité et d’autonomie opérationnelles vis-à-vis des États-Unis, nous sommes encore plus en retard qu’il y a vingt ans”.
En août, le retrait des États-Unis d’Afghanistan a mis en évidence la dépendance européenne : les alliés ont alors dû organiser une évacuation précipitée, vu leur incapacité à résister ne serait-ce que quelques jours face à l’avancée des talibans sans le soutien logistique des Américains.
Des investissements massifs dans la défense
Pour Bruxelles, la débâcle afghane a constitué un sévère avertissement. Et elle a incité l’Union à surmonter les divisions qui empêchaient d’avancer vers une défense européenne. L’UE et l’Otan travaillent déjà à une déclaration ayant pour but d’améliorer la coordination entre ces deux institutions et d’établir un cadre dans lequel l’Alliance atlantique continuera à être la garante de la sécurité globale du continent. De son côté, le club européen accroîtra sa capacité à résoudre les conflits régionaux de moindre intensité.
Le possible déploiement définitif de la défense européenne s’accompagne d’une offensive budgétaire sans précédent. Le cadre financier de l’UE – connu sous le nom de cadre financier pluriannuel (CFP) – pour la période 2021-2027 comprend pour la première fois une enveloppe pour la sécurité et la défense d’un montant de 13,8 milliards d’euros.
Les finances européennes avaient déjà investi dans des programmes liés à la sécurité. Mais elles n’avaient jamais prévu d’enveloppe spécifique. Bruxelles a aussi affecté 1,5 milliard d’euros de fonds structurels pour financer des infrastructures de transport mixtes (civiles et militaires) qui faciliteront le déplacement des convois et de l’armement sur le continent. Jusqu’à présent, la construction d’infrastructures en Europe ne prenait pas en compte ces besoins, ce qui compliquait la mobilité militaire, tant pour les armées européennes que pour les manœuvres conjointes de l’Otan.
Quelles qu’en soient les conséquences, l’UE semble sur le point de renoncer à l’ingénuité dont elle a fait preuve pendant soixante-dix ans.
Bernardo de Miguel
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